La SNCB résiste aux pressions politiques : le “contrat du siècle” ira bien à CAF et pas Alstom

Sophie Dutordoir (CEO de la SNCB) © Belga
Baptiste Lambert

Malgré des pressions multiples, le CA a finalement validé son premier choix pour opérer le contrat du siècle : ce sera l’espagnol CAF, qui avait remporté le premier round de ce marché public au potentiel de 3,4 milliards d’euros. “Il ne faudra pas se plaindre après si nous perdons nos derniers sites industriels”, a réagi, fâché, le président du MR, qui privilégiait l’entreprise Alstom. La multinationale française compte plusieurs milliers d’emplois en Belgique.

En mars dernier, CAF arrivait en tête du marché public et se préparait au statut de soumissionnaire préférentiel. Mais un recours d’Alstom est venu suspendre la décision. Un avis et une analyse juridique plus tard, le classement initial était finalement confirmé. Plus rien ne semblait empêcher la SNCB d’entériner son premier choix.

Sauf que le monde politique s’est soudainement réveillé, alerté par le patron d’Alstom Belgique, Bernard Belvaux. Et les pressions politiques sont devenues intenses, au point qu’en juin dernier, le conseil d’administration (CA) de la SNCB a été contraint de reporter son choix. Un choix qui devait se faire définitivement ce mercredi.

Un CA divisé

Le CA a maintenu sa position : ce sera bien CAF et pas Alstom, qui emploie pourtant 1.900 personnes à Bruges et à Charleroi. Un choix que déplorent Thomas Dermine (PS), bourgmestre de Charleroi, mais aussi Georges-Louis Bouchez, qui souhaitaient privilégier l’acteur local : Alstom.

“Le MR s’est opposé à cette décision qui est clairement un choix anti-Alstom, tant les éléments de différenciation sont ridiculement minimes et sans fondement”, a réagi le président du MR. “C’est un choix de la direction et d’un CA qui, pour une partie significative, n’a pas assumé ses responsabilités.”

Sur les 14 membres du CA, 4 sont étiquetés PS et 2 sont MR. Visiblement, cela n’a pas suffi pour faire basculer la décision. “Il ne faudra pas se plaindre après si nous perdons nos derniers sites industriels. Cela pose aussi clairement la question de la gouvernance de la SNCB”, a ajouté le libéral.

Thomas Dermine, lui, en veut à l’actuel majorité, qui s’est réveillée, il est vrai, bien tard dans ce dossier. “Comment est-ce possible qu’ils n’ont pas fait remonter un dossier à 3,4 milliards d’euros !? C’est énorme au regard du PIB belge.” Le socialiste en tire aussi une conclusion plus globale : l’incapacité de la Belgique à ficeler des marchés publics aussi importants, un privilégiant les acteurs locaux, au contraire des pays voisins.

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L’État respecte le droit européen

De son côté, le ministre fédéral de la Mobilité, Jean-Luc Crucke, prend acte de la décision du CA de la SNCB de désigner CAF comme soumissionnaire préférentiel dans le cadre du projet AM30. Ce programme vise à renouveler jusqu’à 600 rames d’ici 2034, pour un montant estimé entre 1,7 et 3,4 milliards d’euros.

Conscient des débats suscités par ce choix – notamment en raison de la présence d’acteurs industriels belges – le ministre rappelle que le droit européen s’impose. « L’essence même d’un marché européen est de sélectionner sur la base de la performance globale, sans préférence nationale. Mais cela n’exclut pas l’ambition : j’attends que ce contrat bénéficie à l’économie belge, en termes d’emplois, de sous-traitance et d’innovation industrielle. C’est dans cette direction que les négociations doivent maintenant se concentrer. »

Une menace de démission ?

Beaucoup de choses ont été dites dans ce dossier. Notamment que la patronne de la SNCB, Sophie Dutordoir, aurait mis sa démission dans la balance. Mais à plusieurs sources, cela ne nous a pas été confirmé, y compris par l’intéressée elle-même. Par contre, elle aurait pesé de son poids et de toute son expérience. Il nous revient que la pression exercée par le management sur les administrateurs était, elle aussi, gigantesque.

Ensuite, CAF a remporté le marché public, malgré une offre d’Alstom moins chère. C’est tout à fait exact, mais cette offre ne tiendrait pas compte du coût d’usage, jugé plus élevé chez la multinationale française, nous revient-il. En outre, le critère du prix était loin d’être le seul : plus de 5.000 critères techniques ont été pris en compte, dont une cinquantaine auraient été décisifs.

Sur la préférence locale, voire environnementale, plusieurs sources nous confirment que des contraintes juridiques et techniques rendent très compliquée leur implémentation dans un marché public européen. Les trois soumissionnaires se seraient par exemple accordés pour ne pas intégrer l’empreinte carbone, en raison de la difficulté à la mesurer. Et comme le rappelle le ministre, l’essence même d’un marché public est la mise en concurrence : une préférence locale aurait de facto favorisé Alstom, qui aurait pu proposer une offre moins compétitive. “Il y a moyen d’être plus subtile que ça”, nous glisse un observateur du dossier.

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L’emploi en danger ?

600 personnes travaillent à Bruges, le reste sur plusieurs sites à Charleroi. Ce sont surtout les emplois de Bruges qui sont menacés, car il s’agit d’un site d’assemblage de trains. Pour les syndicats, cette décision de l’entreprise ferroviaire est le “coup de grâce” pour le site d’Alstom à Bruges. Les emplois à Charleroi, liés à la signalisation et aux techniques de puissance, sont moins dépendants d’un contrat précis.

Un initié nous glissait toutefois, en amont de la décision de la SNCB, que ces emplois brugeois étaient déjà condamnés. Ils dépendaient essentiellement du précédent contrat de la SNCB : les M7, qui se termine en 2026. Or, le “contrat du siècle” ne débutera qu’en 2029. Trois années de vacance, où seuls quelques emplois liés à la maintenance auraient pu être conservés.

Une issue de secours

Cette décision du CA de la SNCB scelle-t-elle le sors du contrat du siècle ? Pas sûr. Au sein de ce dossier, qui n’en est qu’à sa première étape, plusieurs acteurs s’attendent à de nouveau recours. Alstom dit “prendre le temps d’évaluer les conséquences de la désignation de CAF.”

Un fin observateur du dossier évoque une autre piste : “Il se pourrait que CAF remporte effectivement le contrat du siècle et qu’il décide de confier à Bruges l’assemblage des trains, en tout ou en partie. Après tout, cela s’est déjà produit par le passé : une partie des rames Siemens AM08 (Desiro) avaient été assemblées à Bruges sur l’ancien site de Bombardier, aujourd’hui racheté par Alstom.

Une manière de sous-traiter le contrat au bénéfice de l’emploi local et de l’économie belge, comme le souhaite le monde politique.

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