Après des années d’expansion, la filière wallonne de la pomme de terre s’inquiète. En 2025, les prix du marché libre ont chuté jusqu’à moins de 15 euros la tonne, score historiquement bas. Surproduction, concurrence étrangère et coûts en hausse : la pomme de terre belge n’a plus le vent en poupe et doit repenser son modèle.
Ludovic Pierart fait partie de ces agriculteurs qui étaient dans la pomme de terre avant qu’elle n’ait la cote. “Nous en sommes à la deuxième génération. J’ai commencé à 19 ans et je vais en avoir 37”. Il est plutôt coutumier des montagnes russes du marché libre. Tout de même, cette année 2025 le fait tiquer. “Ce qui est compliqué à avaler, c’est qu’on a poussé le monde agricole à faire de la pomme de terre, et aujourd’hui que tout le monde s’y est mis, le marché est tombé.”
Tombé, c’est le moins qu’on puisse dire. De 300 euros la tonne en février, le marché libre a chuté jusqu’à 15 euros en cette fin d’année. “Les deux, trois derniers mois, on était entre 0 et 15 euros la tonne”, glisse même Nicolas Van Overberghe, agriculteur à Croix-les-Rouveroy, entre Mons et Binche. Ce sont des scores historiquement bas, alors que la culture de la pomme de terre n’a cessé de croître ces dernières années, rappelle Pierre Lebrun, directeur de la Filière wallonne de la pomme de terre (Fiwap) : “Les chiffres des 30 dernières années montrent des volumes et des surfaces en hausse et des investissements permanents. Nous devons faire face à une diminution des ventes de produits finis, principalement la frite surgelée, ce qui ne nous est jamais arrivé”.
Surproduction et nouveaux challengers
Le problème vient donc de la demande. “On a augmenté les surfaces en 2025. Les rendements sont meilleurs qu’en 2024. On est clairement en situation de surproduction”, constate le directeur de la Fiwap. Ces 20 dernières années, la Belgique avait le vent en poupe auprès des industriels européens. Cette hégémonie a été perturbée par l’arrivée de producteurs étrangers, plus attractifs : la Chine, l’Égypte ou encore l’Inde.
“Les producteurs belges avaient les clients dans la poche, mais aujourd’hui, ces pays arrivent à faire une frite moins chère que nous”, reconnaît Ludovic Pierart. “Les volumes sont encore faibles par rapport aux nôtres, mais ils se développent très vite”, complète Pierre Lebrun. Parallèlement, les coûts de production (énergie, main-d’œuvre, intrants) ont augmenté depuis les conséquences de la période covid sur l’inflation, dont l’Europe a été particulièrement victime. Enfin, la force de l’euro par rapport au dollar vient ajouter un cran à la pression concurrentielle. “Cela défavorise clairement nos produits”, assure Pierre Lebrun.
Anne-Catherine Dalcq, ministre wallonne de l’Agriculture et de la Ruralité, partage le constat. “C’est une situation préoccupante. La pomme de terre était historiquement une culture très rémunératrice. Elle tirait le revenu des agriculteurs vers le haut. La chute en février 2025 a été un choc”, reconnaît-elle.
Face à ces prix extrêmement bas, peu, voire aucun agriculteur n’accepte de vendre. “Autant mettre la production à la décharge, c’est quasiment pareil. Celui qui vend à ce prix-là aujourd’hui ne fait que saboter encore plus le système”, ose Nicolas Van Overberghe. De son côté, il va stocker la part de sa production dédiée au marché libre. Le directeur de la Fiwap l’observe aussi à plus grande échelle : “Les producteurs ont suffisamment de place dans leur hangar à cette saison. Ils récoltent, stockent, et puis on verra”.
“La pomme de terre était historiquement une culture très rémunératrice. La chute en février 2025 a été un choc.” – Anne-Catherine Dalcq, ministre wallonne de l’Agriculture et de la Ruralité
Les contrats sauvent la mise…
Parce qu’il faut bien manger, les exploitations ne restent évidemment pas à l’arrêt. “Plus de 70% des récoltes sont vendues sur contrat”, décode le directeur de la Fiwap. À côté du marché libre, les exploitants négocient en effet des ventes à prix fixe, directement auprès des industriels. Pour l’année 2025-2026, le tarif a évolué, en moyenne, de 180 euros la tonne en “sortie de champ”, jusqu’à 270 euros au mois d’avril 2026. “Ce sont des grilles évolutives suivant le moment où vous livrez, puisqu’il faut ajouter les coûts de stockage, les pertes liées à l’évaporation, etc.” Des tarifs bien plus avantageux (et sûrs) que le marché libre.
Quelle part consacrer au libre et aux contrats ? Chaque agriculteur est juge et partie. L’exploitation de Ludovic Pierart ne fait pas dans la modestie. Localisée à Fleurus, la Ferme de Plomcot peut compter sur “plusieurs centaines d’hectares” de terrains agricoles, disséminés dans le nord de la Wallonie : le Namurois, le Brabant wallon et la région de Charleroi. Son choix s’est porté à 80% de contrats pour 20% dédiés au marché libre. “Il y a quelques années, j’étais à 100% sous contrat. Le jour où l’on n’a pas réussi à le remplir, faute de rendements, on a dû repayer le contrat aux usines. On a perdu deux fois. Je me suis dit : ‘plus jamais ça’.”
… Ou ont l’effet inverse
Certains agriculteurs sont également confrontés à l’effet inverse, pointe Anne-Catherine Dalcq, ministre wallonne de l’Agriculture. “Il m’est revenu qu’au printemps, les industriels avaient revu à la baisse certains contrats auprès des agriculteurs”.
Conséquence : les hectares prévus étaient trop importants. Si le marché libre ne joue pas en leur faveur, les agriculteurs n’ont pas d’autre option. “Ils ont dû changer la culture à implanter”, constate la ministre.
De son côté, Nicolas Van Overberghe ne dispose pas d’autant de marge. “J’ai 43 ans. On est encore une exploitation jeune, avec des investissements importants. Je ne peux pas prendre trop de risques”. Sur les 120 hectares qu’il cultive entre Mons et Binche, seuls “2-3%” seront dédiés au marché libre cette année. “Ceux qui jouent avec le marché libre sont ceux qui ont déjà une carrière derrière eux et qui peuvent se le permettre”, assure-t-il. “D’une ferme à l’autre, les réserves financières, les contrats négociés, les contraintes, sont différentes”, arbitre Pierre Lebrun.
Moins de patates
Pour sauver les meubles et repartir sur de bonnes bases, le mot court dans la profession qu’il faudrait baisser les surfaces de récoltes. “Je n’arrête pas de militer pour cela, confie Nicolas Van Overberghe. J’ai commencé avec 250 hectares. Je n’en ai plus que 120, je pense avoir fait mon chemin.” Du côté de Ludovic Pierart, on n’est pas contre une baisse, mais tout de même : “Le surplus aujourd’hui vient surtout de nouveaux producteurs qui ont vu une culture prometteuse et sont venus polluer le marché”. Là encore, la Fiwap modère : “Il faut retrouver un équilibre entre offre et demande. Il faut d’abord réussir à faire des frites européennes moins chères. Il faut ensuite récupérer des parts de marché, soutenir la concurrence qui est plus rude avec l’arrivée de ces nouveaux pays. Tout cela va prendre du temps, mais diminuer les surfaces est la conclusion à laquelle beaucoup arrivent”.
Pour sauver les meubles et repartir sur de bonnes bases, le mot court dans la profession qu’il faudrait baisser les surfaces de récoltes.
Quid des hectares restés vides ? Les terres belges sont fertiles à bien d’autres semences. L’herbe n’est toutefois pas plus verte ailleurs. “Le prix du froment est catastrophique, celui de la betterave à la baisse, la céréale ne vaut rien… Quand vous faites le tour, il n’y a pas une culture qui sort du lot”, constate Ludovic Pierart. D’autant que semer autrement demande aussi des investissements nouveaux et des quotas différents à respecter.
“D’où l’importance du Collège des Producteurs (qui réunit les acteurs des différentes filières et les pouvoirs publics, ndlr)”, défend Anne-Catherine Dalcq. L’un des derniers chantiers en date : fortifier la culture d’orge brassicole et retrouver des contrats plus rémunérateurs. “Il faut structurer les filières et répartir les risques entre plusieurs cultures.”

“On recommence à zéro chaque année”
Dans la filière de la pomme de terre, la chute vertigineuse des prix se cantonne pour l’instant au marché libre, sur l’année en cours. “On recommence à zéro chaque année, puisque le marché libre se forme autour du volume de la production européenne, qui détermine l’ampleur de l’offre par rapport à la demande”, décode Pierre Lebrun.
D’une période à l’autre, les tendances peuvent être radicalement opposées. “On a toujours connu d’énormes variations d’année en année, selon les surfaces et les rendements”, rassure le directeur de la Fiwap.
Les contrats de 2025 ont été reconduits sur base de ceux établis en 2024, “dans lesquels on était encore dans une ambiance de développement”, pointe-t-il. Les marges des producteurs sont donc encore confortables. Mais elles pourraient se comprimer dans le futur, si la tendance du marché libre ne s’inverse pas.
“Tous les voyants sont au rouge”
Sur le terrain, on partage un certain pessimisme. “Les usines sont de plus en plus sévères, le marché est tendu, les derniers rendements ne sont pas au top… Tous les voyants sont au rouge et indiquent une année compliquée”, résume Ludovic Pierart. “Je n’ai pas de bon espoir sur ce que va devenir le marché libre, confirme Nicolas Van Overberghe. Je serai impacté en décalé. La chute va faire baisser les prix des contrats l’année prochaine, c’est certain.”
Beaucoup de choses peuvent encore se passer en un an. “Les agriculteurs se positionneront. Certains pourront sans doute tolérer une réduction plus importante que d’autres. Certains produiront moins, voire pas”, prédit le directeur de la Fiwap. “Les gens qui ont changé pour la pomme de terre en espérant mieux gagner leur vie vont peut-être diminuer en hectares et cela va réduire un peu la production”, espère pour sa part Ludovic Pierart.
Pol Lecointe
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