La naissance des relations publiques, ou pourquoi le neveu de Sigmund Freud a-t-il voulu faire fumer les femmes ?

les « garçonnes », ces élégantes des années 20, se mirent à fumer comme les hommes.
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Edward Bernays est largement méconnu. Cet homme élégant et friand de mondanités est pourtant un des piliers de la société de consommation et de l’industrie publicitaire. C’est lui qui voici un siècle a inventé – excusez du peu –  l’art de la propagande, rebaptisé « relations publiques », au sortir de la première guerre mondiale.

Double neveu de Freud

Son pédigree, il faut dire, le portait à analyser les ressorts de l’âme du consommateur et de l’électeur. Il était en effet le neveu de Sigmund Freud. Doublement neveu, d’ailleurs. Sa mère s’appelait Ana Freud, sœur de Sigmund. Et son père était le frère de l’épouse de Freud. Avec un tel ADN, on est porté à ne pas faire plombier. Bernays ne manquait d’ailleurs jamais une occasion de rappeler son arbre généalogique.

Né à Vienne, il émigre aux États-Unis avec ses parents en 1892. Il étudie l’agriculture à l’université Cornell, mais se tourne vers le journalisme médical, puis vers ce qui sera les relations publiques.

Il va par exemple servir, en 1915, d’agent au danseur Nijinski et à ses ballets russes. Et il invente une stratégie jusqu’alors inconnue pour pousser à aller voir ces spectacles, en associant le « produit » (le spectacle) à des désirs plus ou moins conscients. Bernays va par exemple inciter les tailleurs et les fabricants de vêtements à s’inspirer des costumes colorés des ballets russes, pour produire un effet de mode pour les ballets qui servira également l’industrie textile. Des images, des dossiers, des communiqués sont envoyés aux journaux pour propager dans les médias des thématiques sociales porteuses pour les ballets : l’homme américain aurait-il honte d’être gracieux ? Est-ce que son sex appeal ne serait pas augmenté s’il s’inspirait de la stature et de la grâce des danseurs, de leur habillement ? La tournée de Nijinski  fut triomphale. Et dire que Bernays n’avait alors que 22 ans.

La Commission Creel

On repère le jeune prodige. Pendant la Première Guerre mondiale, il participe à la Commission Creel, groupe d’experts chargés de mobiliser l’opinion publique américaine en faveur de l’entrée en guerre contre l’Allemagne.

Le président Wilson était bien embêté. Il avait été élu en 1916 avec le slogan : cet homme au moins ne mènera pas la nation à la guerre. Un an plus tard, il retourne sa veste et estime qu’il faut que les Etats-Unis entrent en guerre contre l’Allemagne. Mais comment faire changer d’avis l’opinion publique américaine ?

La Commission Creel va mobiliser tout l’arsenal publicitaire. Elle conçoit des affiches choc, convainc les patrons de presse, mobilise les « influenceurs ».  Les célébrités (Chaplin entre autres) s’adressent aux foules. Elle invente des événements « spontanés ».  Des inconnus se lèvent soudain lors d’une séance de cinéma, dans une réunion de prières, dans un tram, pour clamer que le monde ne peut être en paix tant que la horde de Huns militaristes qui sévit outre Atlantique ne sera pas écrasée dans le sang. La Commission Creel créée aussi des « fake news », telles ces histoires de bébés belges embrochés par des baïonnettes prussiennes.

Ça marche et le monde industriel qui regardait auparavant ces pratiques avec une moue dédaigneuse peut en mesurer toute l’efficacité.

La naissance de l’American breakfast

Après la guerre, Edward Bernays ouvre donc son propre bureau de relations publiques avec son épouse, l’écrivaine Doris Fleischman. Il affinera ses techniques de « propagande » qui mêleront la connaissance de la psychologie des foules (une foule ne raisonne pas, mais est mue par l’émotion), la connaissance et la manipulation des médias, la création d’événements, les sondages et les études « scientifiques ».

Ainsi, mandaté par une firme de production de viande porcine, il va doper les ventes en demandant une étude à des médecins sur le petit déjeuner, avec une question centrale et fortement biaisée : est-ce que commencer la journée par un petit déjeuner copieux est bon pour la santé ? Réponse positive des éminences médicales. L’étude est envoyée à des milliers de généralistes, qui vont donc la reprendre et pousser la consommation d’œufs au bacon le matin. L’American breakfast était né. Les ventes de bacon s’envolèrent.

Les flambeaux de la liberté

Autre histoire légendaire : celle de l’American Tobacco (qui possède la marque Lucky Strike). Le cigarettier vient trouver Bernays parce qu’il estime que la moitié du marché lui échappe : les femmes ne fument pas (à part quelques créatures de mauvaise vie). Bernays s’adresse à son copain psychanalyste Abraham A. Brill, qui lui explique que la cigarette est un symbole phallique, et que les femmes qui veulent contester le pouvoir mâle ne demanderaient pas mieux que de se l’attribuer !

Bernays va donc payer un groupe de jeunes suffragettes de bonne famille pour, lors de la parade de Pâques de 1929 à New York, sortir leur paquet de Lucky Strike et fumer une clope en public. Effet garanti et scandale immortalisé par la presse que Bernays n’avait pas manqué de prévenir. Il fournit même le titre des articles : ces cigarettes représentaient le « flambeau de la liberté ». L’efficacité est maximale : en quelques semaines, les « garçonnes », ces élégantes des années 20, se mirent à fumer comme les hommes.

Bernays est parfois allé très loin. C’est lui qui, pour éviter la nationalisation des actifs guatémaltèques de la United Fruit Company, lancera une vaste campagne de désinformation sur la menace communiste et sera à l’origine, avec la CIA, du coup d’Etat qui éjectera en 1954 Jacobo Arbenz de la présidence du Guatemala pour y placer le général Castillo Armas.

Un drôle de démocrate

Car, il avait une idée particulière de la démocratie. Il estimait que les relations publiques et le storytelling étaient nécessaires à la stabilité politique  car elles guidaient une masse de consommateurs citoyens qui n’avaient pas les compétences pour émettre des opinions raisonnées susceptibles de guider la société. Les foules ne raisonnent pas.

Les premières phrases de son livre Propaganda, édité en 1929, sont glaçantes : « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays.

Nous sommes pour une large part gouvernés par des hommes dont nous ignorons tout, qui modèlent nos esprits, forgent nos goûts, nous soufflent nos idées.

C’est là une conséquence logique de l’organisation de notre société démocratique. Cette forme de coopération du plus grand nombre est une nécessité pour que nous puissions vivre ensemble au sein d’une société au fonctionnement bien huilé ».

Dans la bibliothèque de Goebbels

Naïveté, hypocrisie ou aveuglement, Edward Bernays semble avoir été lui-même surpris de la puissance parfois démoniaque de l’outil qu’il avait inventé. Il dit ainsi avoir été estomaqué quand un journaliste américain, qui avait interrogé Joseph Goebbels en 1933, lui a raconté qu’un de ses livres se trouvait dans la bibliothèque du chef de la propagande nazie.

Edward Bernays écrivit dans ses mémoires : « Goebbels (…) se servait de mon livre […] pour élaborer sa destructive campagne contre les Juifs d’Allemagne. J’en fus scandalisé. (…) À l’évidence, les attaques contre les Juifs d’Allemagne n’étaient en rien un emballement émotif des nazis, mais s’inscrivaient dans le cadre d’une campagne délibérée et planifiée. ». A l’évidence.

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