La justice russe ordonne le blocage de l’appli Telegram

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La justice russe a ordonné vendredi le blocage de la messagerie cryptée Telegram en Russie en attendant qu’elle fournisse aux services spéciaux les moyens de lire les messages des utilisateurs de l’application, qui a d’emblée annoncé vouloir contourner l’interdiction.

L’application aux 200 millions d’utilisateurs dans le monde, dont les cofondateurs sont d’origine russe, est connue pour offrir une confidentialité élevée et refuse depuis des mois de se plier aux sommations des autorités, dans un contexte de pression croissante sur l’internet russe.

Dans un tribunal de Moscou, la juge Ioulia Smolina a ordonné le blocage de la messagerie sur son territoire jusqu’à ce qu’elle remplisse “l’obligation de donner aux services de sécurité les informations nécessaires pour décoder des messages électroniques écrits, transmis, reçus” par ses utilisateurs.

L’agence de régulation Roskomnadzor, qui avait saisi la justice, avait prévenu jeudi que la décision, une fois rendue, serait mise en application “immédiatement”.

L’audience a eu lieu en l’absence de représentants de Telegram, qui avaient expliqué ne pas vouloir légitimer une “farce”.

Le cofondateur de l’application Pavel Dourov, qui a quitté la Russie en 2014, est resté ferme dans son refus de se plier aux demandes des autorités, au prix d’une interdiction : “La confidentialité n’est pas à vendre, et les droits de l’homme ne devraient pas être compromis par peur ou avidité”.

Il a assuré que la messagerie aurait recours à “des méthodes intégrées pour contourner les blocages, qui ne requièrent aucune action de la part des utilisateurs”, tels les services de connexion privée dits “VPN”.

Les utilisateurs partageaient activement vendredi des conseils techniques pour contourner le blocage.

Le blocage de Telegram “n’était pas un objectif en soi”, a assuré le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov, “il existe des dispositions législatives qui exigent de fournir un certain nombre de données (…) malheureusement, un consensus n’a pas été trouvé”.

Fondée en 2013 par les frères Pavel et Nikolaï Dourov, créateurs auparavant de VK, Telegram a profité, grâce à la sécurité qu’elle offre a ses utilisateurs, des débats de ces dernières années sur la protection de la vie privée lors de l’utilisation des nouvelles technologies.

Ses “chaînes” qui permettent à un utilisateur de diffuser des messages à un grand nombre d’abonnés sont prisées des médias mais aussi des administrations russes pour leur communication, y compris le Kremlin.

La messagerie se trouve régulièrement critiquée dans plusieurs pays pour son utilisation à des fins politiques, en Iran notamment, mais aussi par les jihadistes du groupe Etat islamique pour préparer des attentats.

“Terroristes et extrémistes”

“Les informations diffusées par Telegram peuvent contenir des données utilisées par des organisations terroristes et extrémistes”, a déclaré à l’audience une représentante de Roskomnadzor.

Le 20 mars, ce régulateur avait donné 15 jours à Telegram pour fournir ses clés de cryptage.

La messagerie avait expliqué que les exigences des autorités étaient “inapplicables” du point de vue technique en raison justement du système très complexe de cryptage, selon lequel la messagerie n’a elle-même pas accès à certaines communications.

Mais l’avocat de la messagerie Pavel Tchikov a dénoncé une décision qui “démontre une nouvelle fois que la justice sert fidèlement les intérêts du pouvoir”. Ce jugement “rapproche la Russie de pays où la haine triomphe, où l’on coupe des têtes et on fait la guerre contre le progrès et la liberté”, a-t-il ajouté sur son compte Telegram.

Amnesty International avait dénoncé dès jeudi “la dernière attaque en date du gouvernement contre la liberté d’expression sur internet”.

Depuis le retour de Vladimir Poutine au Kremlin, plusieurs lois ont été adoptées pour contrôler internet, au nom de la lutte contre l’extrémisme ou le terrorisme. Mais les organisations de défense des droits de l’homme en ont dénoncé une utilisation à des fins politiques, pour faire taire les critiques du pouvoir, d’autant que l’opposition, ignorée des télévisions fédérales, se montre très active sur les réseaux sociaux.

Telegram avait déjà échappé à un blocage en juin après avoir accepté de fournir au régulateur russe des informations pour être intégrée au registre des diffuseurs d’information.

L’opposant russe Alexeï Navalny a dénoncé la “bêtise” des autorités, estimant qu’elles feraient mieux d'”être fières” du succès d’un entrepreneur russe plutôt que de le “considérer en ennemi”.

Quatre choses à savoir sur Telegram

La messagerie controversée a séduit ses 200 millions d’utilisateurs mais aussi les investisseurs en offrant une forte confidentialité, qui lui vaut de se trouver bloquée par la justice russe.

Sulfureux créateur

Doté d’une fortune de 1,7 milliard à 33 ans selon Forbes, Pavel Dourov a fondé Telegram en 2013 avec son frère Nikolaï. C’est en 2006, tout juste diplômé de l’université de Saint-Pétersbourg, qu’il se fait connaître en lançant le réseau social VKontakte (VK), devenu rapidement le premier de Russie devant Facebook et valant à Pavel le surnom de “Mark Zuckerberg russe”.

Pavel prend la lumière par rapport à son frère, discrète éminence grise, et – ouvertement libertaire – enchaîne les provocations, entre doigts d’honneur postés sur les réseaux sociaux et billets de banque lancés par la fenêtre de leurs locaux.

Le succès de VKontakte débouche sur des frictions. Avec ses actionnaires, puisqu’il vend VK en 2014 après des mois de conflit, mais aussi avec les autorités et il quitte la Russie après avoir refusé de remettre au FSB les données personnelles de militants pro-européens ukrainiens.

Après avoir développé Telegram en voyageant de pays en pays afin d’éviter les entraves, il s’installe à Dubaï et obtient la citoyenneté de l’île caribéenne Saint-Kitts et-Nevis.

Très secret sur sa vie privée, Pavel Dourov se met néanmoins savamment en scène sur les réseaux sociaux, vêtu de noir ou exhibant ses muscles sur des plages paradisiaques.

Chantre de la confidentialité

Grâce à un système de cryptage complexe, Telegram se pose en champion de la liberté d’internet et de la confidentialité de ses utilisateurs. La messagerie a notamment enregistré un succès fulgurant dans le contexte des révélations de surveillance à grande échelle de l’ex-consultant du renseignement américain Edward Snowden, réfugié en Russie… que Pavel Dourov avait proposé d’embaucher lors de son arrivée à Moscou en 2013.

“Contrairement à d’autres applications populaires, Telegram n’a pas d’actionnaires ou d’annonceurs auxquels rendre de comptes”, a ainsi souligné Pavel Dourov, insistant n’avoir divulgué “pas un seul octet des données personnelles de nos utilisateurs à des tiers”.

Cette promesse de sécurité, ainsi que ses “chaînes” qui permettent aux utilisateurs de diffuser des informations à leurs abonnés, lui valait d’être utilisé par certaines administrations russes pour leur communication, y compris le Kremlin ou le comité d’enquête.

Spectre du terrorisme

Cette confidentialité devient une arme à double tranchant, valant à Telegram des frictions régulières avec les autorités en Russie et en Iran, où il a provisoirement été bloqué en décembre et janvier lors des troubles suivant des manifestations contre la vie chère. Mais la messagerie est aussi montrée du doigt dans un contexte de menace terroriste.

Sous pression après les attentats de Paris en novembre 2015, il décide de fermer des comptes liés au groupe jihadiste Etat islamique. Il en a encore bloqué plus de 6.000 en mars.

Pavel Dourov définit ainsi sa ligne de conduite: “pour nous la limite est claire. Critiquer les autorités locales, contester le statu quo et débattre de politique ne pose pas problème. Par contre, promouvoir la violence et appeler à des actions qui peuvent nuire à des innocents pose un problème”.

Les investisseurs alléchés

Cela ne nuit pas à la croissance de la messagerie, qui a atteint en mars les 200 millions d’utilisateurs actifs et affirme gagner quelque 700.000 nouveaux utilisateurs par jour. Elle reste toutefois loin du milliard d’utilisateurs de la messagerie WhatsApp, contrôlée par l’Américain Facebook.

Telegram est aujourd’hui au centre de l’attention des milieux financiers, affolés par l’apparition des cryptomonnaies. Depuis le début de l’année, la messagerie a levé 1,7 milliard de dollar – un montant record pour ce secteur – via deux levées de fonds massives pour développer les technologies du blockchain, qui permet le stockage et la transmission d’informations sécurisée fonctionnant sans organe central de contrôle, à la base des cryptomonnaies.

Selon la presse spécialisée et les analystes du secteur, la messagerie voudrait créer sa propre devise virtuelle aux débouchés potentiellement considérables vu le nombre d’utilisateurs.

Sa croissance n’est pas sans accroc: Telegram a subi une panne de quelques heures en Europe et au Moyen-Orient fin mars. “Tout service qui grandit trop vite est voué à rencontrer des difficultés”, avait réagi son co-fondateur.

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