La chronique “expérience client” de Dr Sales: l’art de la question
Les experts consultés par un client tombent souvent dans le même travers: sous le couvert de questions rapides et pointues, ils cherchent à valider leurs propres intuitions… Essayons d’abord de retrouver en nous tout le potentiel de curiosité d’un gosse de cinq ans.
Un constat en particulier me désole souvent chez les commerciaux que j’accompagne: leur questionnement est faible, pauvre, orienté, ce qui suscite en retour des réponses brèves, mornes, insipides, menant à une relation client terne et dépourvue de relief. Ces mêmes vendeurs se plaignent d’ailleurs en off du peu d’entrain des clients à leur répondre, blâmant leur comportement fermé sans comprendre qu’ils sont justement à l’origine de cette attitude.
Très longtemps, les techniques de vente et de communication se sont focalisées sur le Saint-Graal de la question ouverte. J’ai moi-même coopéré à cette croyance en proposant dans mes formations des ateliers de rédaction de questions ouvertes puissantes, qui semblaient toutes plus pertinentes et percutantes les unes que les autres.
J’ai fini par réaliser que le problème ne se situait pas au niveau du questionnement mais de son intention. Certes, la plupart des commerciaux posent des questions fermées ou relativement pauvres mais lorsqu’on les écoute suffisamment longtemps, on comprend que le problème n’est pas la formulation de la question en soi, mais plutôt la raison pour laquelle elle est posée et le type de réponse qui y est attendue. Cette tendance à la question fermée et orientée déborde d’ailleurs largement du spectre commercial et se retrouve dans bon nombre de professions. Qu’ils soient médecins, avocats, architectes ou garagistes, tous les experts patentés consultés par un client tombent dans le même travers. Sous le couvert de questions rapides et pointues, ils cherchent à valider leurs propres intuitions. Ils n’interrogent pas, ils supposent, sur un mode interrogatif, dans l’espoir que la réponse du client vienne valider le soupçon, l’idée ou la piste qu’ils ont en tête.
Le piège de la réponse
Le conférencier vedette Stephen Covey a brillamment résumé cette attitude par cet adage: “la plupart des problèmes de communication proviennent du fait que nous écoutons pour répondre et non pas pour comprendre”. Les vendeurs plus que tous autres, soucieux de faire valoir leur expertise, leur utilité et leur efficacité, tombent inconsciemment dans le même piège. Ecoutez-les: ils coupent la parole aux clients, resserrent et réorientent rapidement l’échange vers l’expression précise d’un diagnostic et les solutions qu’il pensent pouvoir proposer. En pensant ainsi faire la démonstration de leur expertise professionnelle, ils perdent l’essence même de la valeur humaine de nos métiers: la création d’une relation de confiance. On ne peut pas pour autant les blâmer. J’aime à leur rappeler qu’il fut un temps merveilleux où nous savions tous poser des questions ouvertes sans même comprendre ce que cela signifiait. Chaque enfant fait dès trois ans l’expérience de l’âge du “pourquoi?”. Sa curiosité à ce stade est maximale. Pour une raison très simple: confronté au besoin impérieux de comprendre le fonctionnement de son univers, il n’a pas de présupposé ni aucune peur de poser ces questions, de paraître ignorant ou risible. Il interroge inlassablement le monde pour le comprendre. Paradoxalement, à partir de six ans, nous l’invitons dans un système où sa performance va être évaluée par rapport à l’exactitude des réponses qu’il pourra donner, indépendamment de la pertinence des questions qu’il pourrait encore poser. Il va ainsi apprendre pendant les 12 à 18 ans qui suivent que pour être efficace, il faut avoir la bonne réponse, rapidement montrer qu’il connaît, qu’il maîtrise et qu’il ne doit jamais se faire prendre en flagrant délit d’ignorance sous peine de lourdes conséquences. Ainsi formatée, sa formidable curiosité motrice va être reléguée au second plan ou faire figure de vilain défaut. La vie professionnelle constitue la suite logique de cette scolarité. Il n’est donc absolument pas surprenant que pour réussir dans le travail, nous appliquions automatiquement les mêmes recettes que celles qui nous ont permis d’êtres gratifiés pendant nos parcours scolaires. Tout savoir, le faire savoir, ne jamais montrer que l’on ne sait pas.
Alors, New York?
Evidemment, il est essentiel de pouvoir obtenir des réponses précises lorsqu’il s’agit de faire des choix clairs sur un type de boulon, un réactif chimique ou une position à prendre sur un cours boursier. Les questions de validation ont leur intérêt également dans la chose commerciale, principalement dans la définition de la solution à mettre en place et dans la logique d’engagement du client. Mais ces mêmes questions sont contre-productives quand il s’agit d’établir un rapport à l’autre, de provoquer l’ouverture d’une relation de confiance et la compréhension profonde des souhaits, désirs, besoins et motivations d’un inconnu. Observez deux adultes qui se retrouvent un soir pour la première fois à une table de restaurant. Vous constaterez que le registre des questions n’est absolument pas fermé et qu’une seule question va provoquer une réponse longue, animée et écoutée avec attention. De même si un ami cher revenait d’un séjour de six mois à New York, il est peu probable qu’au soir de vos retrouvailles, vous ayez dressé une liste de questions de validation sur chacun des endroits et des monuments qu’il aurait pu visiter. Vous allez sans doute l’accueillir avec une question toute simple “alors, New York, c’était comment?”
Les meilleures intentions
C’est ici qu’intervient l’intention. Lorsque l’on s’intéresse sincèrement à quelqu’un, on pose spontanément et naturellement des questions ouvertes, pertinentes qui font pleinement s’exprimer l’autre, ce qui l’amène non seulement à pouvoir déballer son ressenti mais aussi mieux réaliser sa propre situation. Lorsqu’un psy nous fait parler, il cherche moins à nous comprendre que de nous permettre de nous comprendre nous-mêmes en nous obligeant à poser sur nos émotions des mots qui permettent de les conscientiser. C’est strictement la même chose que je propose aux vendeurs. Avant de travailler la formulation des questions, ils doivent réveiller leur capacité à s’intéresser sincèrement à l’autre, à son point de vue, à son vécu, à sa perception, sans chercher à déjà avoir une réponse, une intuition ou à vouloir faire dans ce moment de découverte la démonstration de leur expertise. Parce que nos clients veulent se sentir écoutés, compris, respectés plutôt qu’interrogés, fouillés et diagnostiqués, nous devons nous entraîner en début de relation à leur offrir une “page blanche” dénuée de jugement, d’idée préconçue, qui leur permettra de s’exprimer pleinement, de prendre conscience de leurs propres enjeux et de se sentir dignes d’intérêt. Nos émotions sont à la fois la source de nos besoins et le moteur de nos décisions. Amener patiemment nos clients à les définir, à les exprimer et à en prendre conscience est le meilleur service que nous puissions leur rendre. Le pire ennemi d’un vendeur, c’est le petit fantôme persistant de ce bon élève de neuf ans appuyé sur son banc, tendu, presque debout sur sa chaise, le doigt levé bien haut, suppliant le professeur de l’interroger parce qu’il “sait” qu’il a la bonne réponse.
Socrate l’enseignait il y a 2.400 ans, ChatGPT nous rappelle tous les jours lorsque nous l’utilisons: le questionnement est un art majeur. Mais avant même de vouloir formuler les meilleures questions, essayons de retrouver en nous les meilleures intentions et de réveiller, à chaque nouvelle rencontre client, tout le potentiel de curiosité d’un gosse de cinq ans et la joie d’un amoureux à son premier rendez-vous.
Retrouvez la chronique de Laurent De Smet, alias Dr Sales, spécialiste dans l’expérience commerciale, managériale et marketing B to B, tous les deuxièmes jeudis du mois dans Trends-Tendances.
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