Laurent De Smet alias Dr Sales
La chronique du DR Sales: on peut vendre n’importe quoi… Mais pas à n’importe qui
La vente est une fiction qui repose sur une seule réalité observable : la décision d’achat d’un client. Sans client, la vente n’existe pas. En d’autres termes, il est capital pour les organisations commerciales de s’intéresser davantage à qui elles vendent plutôt que de se focaliser sur ce qu’elles ont à vendre.
Bien que cette aire de jeu soit traditionnellement réservée au marketing, elle peut grandement contribuer à une meilleure focalisation et une plus grande efficacité des équipes de vente. Explorons donc aujourd’hui quelques outils qui peuvent aider les commerciaux à affiner leur ciblage, leur qualification, enrichir leur compréhension, mieux se préparer à vendre et, surtout, à pouvoir entrer en relation plus facilement avec une personne ou une organisation réelle, et pas une cible abstraite.
A minima, nous avons tous connu les segmentations marketing, souvent trop larges, qui classent, trient, des groupes d’individus selon des critères sociodémographiques ou comportementaux : âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle, fréquence d’achat, taille de panier, etc. Si ces segments s’avèrent utiles pour structurer un marché ou penser une stratégie média à grande échelle, leurs limites sont vite atteintes dès qu’il s’agit de relation commerciale, car ils raisonnent en moyennes, en tendances, en volumes, en décrivant un groupe sans expliquer un comportement et ne permettent pas réellement à des équipes commerciales de comprendre les enjeux et les motivations de leurs (futurs) clients.
“Persona” n’est parfait
Plus inspirés, les personas, remontent aux années 1990. Popularisés par Alan Cooper dans son ouvrage The Inmates Are Running the Asylum (1999), les personas avaient pour objectif originel d’aider les développeurs IT à concevoir des interfaces logicielles plus intuitives et mieux acceptées par les utilisateurs finaux.
Ces personnages semi-fictifs se sont ensuite échappés des mains des programmeurs pour coloniser les départements marketing, animés par la noble intention d’humaniser les profils-cibles en leur donnant un prénom, un âge, des hobbies, un métier, parfois même une petite citation inspirante. L’idée s’est imposée dans les années 2000 avec l’essor de “l’orientation client”. Depuis, “Julie, 42 ans, directrice RH, fan de yoga et frustrée par ses outils de reporting” est devenue une habituée des slides PowerPoint.
Mais Julie n’existe pas. Et c’est là tout le problème. Beaucoup de personas sont aujourd’hui fabriqués en rêvant d’un client idéal plutôt qu’en partant du client réel. On les dessine avec enthousiasme, on les affine avec une imagination fertile… Mais on les construit bien souvent en vase clos, sans jamais parler à quelqu’un de réel. Ce sont des projections qui rassurent en réunion, qui peuvent aider à structurer un pitch, mais qui n’éclairent pas le terrain.
Les seuls personas utiles émergent d’une enquête honnête, avec des entretiens longs, des parcours client retracés, des émotions verbalisées, des décisions décodées avec leurs hésitations, leurs contradictions. C’est à cette seule condition qu’un persona peut devenir un outil de compréhension, et pas juste un miroir flatteur pour l’entreprise.
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Le “profil client idéal”
L’ICP (Ideal Customer Profile), apparu dans les années 2000 dans l’écosystème B to B de la Silicon Valley, est sans doute l’outil le plus business friendly. Il dresse le portrait de l’entreprise-cliente idéale. Formalisé par des pionniers comme Aaron Ross (Predictable Revenue), puis popularisé par HubSpot et Salesforce, l’ICP permet de concentrer les ressources sur les clients pour lesquels l’offre a réellement de la valeur.
À la différence des segmentations marketing basées sur des données descriptives, l’ICP s’appuie sur des critères dynamiques et orientés business. Il ne se contente pas de définir une cible par type, localisation ou code NACE (Nomenclature statistique des activités économiques dans la Communauté européenne, ndlr), il intègre des enjeux réels (transformation digitale, croissance externe, réduction des coûts, internationalisation…) et la structure de décision (nombre d’intervenants, niveau hiérarchique, autonomie budgétaire…). Autant de critères qui rendent l’identification des bons prospects plus vivante, plus actionnable et surtout centrée sur des besoins réels et actuels.
Un bon ICP ne se décrète pas, il se construit à partir du terrain et commence par l’analyse des meilleurs clients actuels : ceux avec qui la collaboration a été fluide, rentable et mutuellement bénéfique. Il s’appuie sur des observations empiriques en termes de conversion, de fidélisation et de récurrence. Il est aussi éclairé par l’échec et tente d’éliminer les profils qui feront perdre du temps et de l’énergie. Un ICP est un outil de tri, pas un dogme : il doit être validé par les équipes commerciales et mis à jour régulièrement.
Enfin, le JTBD (Jobs To Be Done) représente sans doute l’approche la plus prometteuse et la plus exigeante. Inspiré des travaux du professeur Clayton Christensen, de Harvard, et formalisé dans Competing Against Luck (2016), ce cadre repose sur une idée bien simple : les gens n’achètent pas des produits mais un progrès dans leur vie, un changement, une transformation, bref, un “job” à accomplir. Ils n’achètent ni une perceuse, ni un trou dans le mur, mais bien le cadre à accrocher au salon, la fierté d’un travail bien fait et le sentiment d’avoir embelli son intérieur. De la même façon, personne n’achète un logiciel de paie, mais bien un gain de temps, une élimination des frustrations et des plaintes sur les délais et les inexactitudes dans les rémunérations. Pas non plus un système d’alarme, mais un sentiment de sécurité pour sa famille, à l’heure du coucher, ou une tranquillité d’esprit, le jour du départ en vacances. Pas une solution, mais un soulagement !
C’est en vendant à n’importe qui qu’on finit par faire n’importe quoi.
Le JTBD permet de remonter à la racine du besoin en explorant les aspects fonctionnels, émotionnels et sociaux qui motivent l’acte d’achat. Il s’agit d’une tension à résoudre que le client n’a pas encore formulé en mots. Comprendre son “job” exige donc une écoute active, une curiosité sincère, un vrai travail d’enquête. Pour les calibrer, il faut interroger les clients juste après l’achat, quand les raisons sont encore vivaces, et les inviter à raconter ce qui a déclenché leur décision : un moment précis, un événement déclencheur, un agacement qui a franchi un seuil. Il faut aussi remonter à ce qu’ils faisaient avant : bricolage, système D ou renoncement. Ce qu’ils attendaient peut être très rationnel, mais aussi profondément émotionnel ou statutaire : gagner du temps, éviter une friction, avoir l’air plus professionnel, retrouver de la légèreté.
Le JTBD retrace une cartographie intime du changement et nous force à quitter notre langage produit pour adopter celui du client, celui de la transformation vécue. Le JTBD nous oblige à vendre non pas ce que nous fabriquons, mais ce que les autres essaient de devenir.
On ne peut pas plaire à tout le monde
Qu’il s’agisse d’utiliser l’un de ces outils ou de développer les vôtres, il est indispensable pour toute organisation commerciale qui se respecte, quelle que soit sa taille, de destiner ses produits et ses services aux clients qui en tireront le plus de valeur et de satisfaction, plutôt que d’essayer de plaire à tout le monde, en partant à l’aveuglette sur un marché mal défini. Étudiez et choisissez vos clients avec soin afin que votre proposition de valeur puisse être reconnue pour son incontestable utilité. Et impliquez vos forces de vente !
Familiarisez-les à cette nécessaire qualification et formez vos commerciaux à comprendre, au préalable, les challenges, les enjeux et les motivations qui animent ces clients idéaux pour qu’ils puissent, dès les premières minutes de l’entretien, leur communiquer le sentiment qu’ils seront pour eux une ressource précieuse et pas une perte de temps. Car en fin de compte, c’est en vendant à n’importe qui qu’on finit par faire n’importe quoi.
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