Inflation: finalement, les entreprises ont-elles été cupides ou pas?
Les entreprises ont été réactives. Certaines ont été cupides. Mais, en moyenne, elles n’ont pas profité de l’inflation pour augmenter outrageusement leurs prix. Explications.
Fonds monétaire international (FMI), Banque nationale de Belgique, économistes de tous poils… Les études sur la possibilité d’une greedflation – autrement dit d’une inflation provoquée par la cupidités des entreprises – se multiplient et ne se ressemblent pas.
Voyez le FMI qui a publié un papier qui a fait le tour de la blogosphère car il pointe le fait que près de la moitié de l’inflation en Europe a été alimentée par la hausse des profits des entreprises. Pour le FMI, en effet, l’emballement de l’inflation “reflète principalement l’augmentation des bénéfices et des prix à l’importation, les profits représentant 45% de l’augmentation des prix depuis le début de l’année 2022.” Les coûts d’importation ont représenté environ 40% de l’inflation, tandis que les coûts de main-d’œuvre en ont représenté 25%. Les taxes ont eu un impact légèrement déflationniste. Des études de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne pointent aussi le rôle moteur des profits dans l’inflation.
La Banque nationale (BNB), elle, a décortiqué les bilans de 105.000 entreprises. Elle a examiné leurs ventes et leurs coûts, c’est-à-dire ce qu’elles dépensent en salaires et en achats de biens et services intermédiaires. “Si la progression des ventes est supérieure à celle des coûts, cela signifie que l’entreprise a gonflé ses prix plus qu’il ne le fallait pour couvrir la hausse de ses coûts et préserver ses marges. En revanche, si la croissance des ventes est inférieure à celle des coûts, il faut en conclure que l’entreprise a augmenté ses prix mais pas ses marges”, indiquent les trois économistes de la banque qui ont réalisé l’étude (Gert Bijnens, Cédric Duprez et Jana Jonckheere).
Petite précision, la marge est “ce que l’entreprise a vendu, moins les factures qui ont donné lieu à une facture TVA et moins les salaires. On ne prend donc pas en compte les loyers, les frais financiers, les amortissements”, observe Cédric Duprez. La conclusion? “La plupart des entreprises n’ont pas été en mesure de répercuter l’alourdissement de leurs coûts sur leurs prix (…). Dans l’ensemble, ces constatations suggèrent qu’il n’y a pas eu de greedflation généralisée en Belgique en 2022.”
La BNB précise bien qu’il s’agit d’une moyenne. “Il y a des différences très importantes d’une firme à l’autre. Sur 105.000 entreprises, certaines ont évidemment augmenté leur taux de marge. Il est évident que l’on va retrouver des gagnants. Mais il est important de dire qu’en moyenne, ce n’est pas ce que nous observons”, précise Cédric Duprez.
Il y a aussi certaines études plus controversées, comme celle d’Olivier Malay, économiste enseignant à l’ULB et conseiller de la centrale CSC Alimentation et services, qui a présenté au parlement fédéral une communication sur le sujet et qui évaluait à une quarantaine de milliards les surprofits accumulés par les entreprises belges, entre 2019 et le premier trimestre 2023. Un chiffre qui représente sur la période une hausse de 22%, et qui est controversé à la fois parce que l’on parle non de bénéfices, mais d’excédents bruts d’exploitation, et parce que l’on parle d’une hausse en euros nominaux, qui ne tient donc pas compte de la nécessité pour les entreprises de devoir rehausser le montant de leurs marges pour faire face à la hausse des prix et à l’accélération du cycle d’investissements.
Quelques mises au point
Comment réconcilier tout cela? Première remarque, ces études regardent toute l’inflation par la lorgnette du producteur, et non du consommateur. Dans le jargon, on parle d’ailleurs de l’augmentation du déflateur du PIB, et non pas de l’inflation, qui est l’augmentation des prix à la consommation.
“Quand on analyse la greedflation, on ne parle pas de l’inflation que l’on observe dans les magasins”, explique Cédric Duprez. En fait, souvent (mais ce n’est pas le cas pour la BNB, comme on le verra plus tard, Ndlr), on parle de l’évolution des prix des facteurs de production et donc essentiellement du capital et du travail. On va tenir compte de l’évolution des prix de ce que nous exportons, alors que cette inflation sera exportée et donc ne sera pas ressentie en Belgique. Et puisqu’on ne s’intéresse qu’à ce qui est produit en Belgique, on ne va pas tenir compte de l’évolution des prix des produits importés, comme par exemple les ananas.” Si vous remplacez “ananas” par “gaz et pétrole”, on voit évidemment l’enjeu.
Deuxième observation, la plupart des études (comme celles du FMI, de la BCE, etc.) regardent les grands agrégats “macroéconomiques” et plus spécialement la valeur ajoutée, qui est la richesse créée par l’entreprise. Si vous vendez un produit 100, que vous avez fabriqué en achetant pour 40 de biens ou de services, il vous reste 60 de valeur ajoutée. Une partie de cette valeur ajoutée servira à payer les salaires, une autre servira à rémunérer le capital, c’est ce qu’on appelle la marge. Attention, la marge n’est pas que le bénéfice. Elle comprend aussi le loyer que doit éventuellement payer l’entreprise, les charges financières et les impôts.
Troisième observation: vous pouvez toujours avoir la même valeur ajoutée de 60 même si, en raison d’une flambée d’inflation, vous achetez vos biens et services intermédiaires 80 plutôt que 40, et si vous vendez votre produit 140 plutôt que 100. “Cette approche macro, explique Cédric Duprez, ne prend en compte que les effets d’inflation de second tour”. En gros, dans ce type de modèle, on ne voit les effets d’une hausse du gaz ou du pétrole que lorsque cette hausse se répercute sur les salaires et les marges. Le FMI a néanmoins introduit un coefficient pour essayer de résoudre, partiellement, ce problème.
Tout le monde a raison?
“C’est pour cette raison que la BNB a opté pour une approche différente qui consiste à voir l’évolution du taux de marge, c’est-à-dire le rapport entre le montant des marges et celui des ventes, complète Cédric Duprez. Car dans le prix de vente, vous avez les salaires, la marge mais aussi le coût des achats de biens et services intermédiaires, ce qui est crucial pour faire un bon diagnostic.” Une fois ce détour méthodologique effectué, on se rend compte que finalement, tout le monde a raison, mais que certains ne répondent pas à la question.
Et qu’à ce jeu, la Banque nationale a sans doute eu la meilleure approche. La BNB a en effet raison quand elle dit qu’il n’y a pas de greedflation généralisée en Belgique. Si une entreprise augmente ses profits, cela ne veut pas dire encore qu’elle les augmente “réellement”, c’est-à-dire compte tenu de l’inflation et de l’érosion monétaire.
“C’est un élément clé, observe Cédric Duprez. Quand on regarde les montants nominaux, avec 10% d’inflation par an, tout augmente: dépenses de l’Etat, salaires, prix de vente… Nous ne nions pas que les profits ont augmenté. Mais si la marge des entreprises n’a pas progressé aussi vite que le prix de vente, cela signifie que les entreprises n’ont pas réussi, en moyenne, à conserver leur pouvoir d’achat .” En outre, l’étude porte sur les marges qui sont les profits avant le paiement de certaines charges (loyers, charge d’intérêt, impôts). Charges qui, elles aussi, ont augmenté avec l’inflation et la hausse des taux d’intérêt. Ceux qui pointent la hausse importante des bénéfices nominaux des entreprises entre 2019 et 2022, et constatent que la hausse des profits est plus importante que celle des salaires, ont également raison.
C’est d’ailleurs aussi ce que dit le FMI pour l’Europe. Deux observations, cependant. En Belgique, l’indexation automatique des salaires (on songe notamment à celle à deux chiffres qui a eu lieu en janvier) fait en sorte que, naturellement, les salaires rattrapent plus vite la hausse des prix qu’ailleurs. Et le FMI observe qu’en général, dans les économie avancées, les salaires bénéficient d’un effet de rattrapage après deux ou trois ans.
Entreprises plus agiles
Mais il est vrai que par rapport aux chocs inflatoires subis par le passé, le scénario actuel est plus favorable aux entreprises. Aujourd’hui, le premier moteur de la hausse de la valeur ajoutée en Europe est en effet la hausse des profits, devant la hausse des salaires, ce qui n’était pas le cas il y a une quarantaine d’années.
“L’étude du FMI est intéressante parce qu’elle montre que les entreprises ont bien mieux réussi à protéger leurs marges que lors des chocs pétroliers des années 1970”, pointe en effet Philippe Ledent, économiste chez ING et chargé de cours auprès de l’UCLouvain
Mais cela ne signifie pas que les entreprises ont en moyenne engrangé des milliards de “profits opportunistes”. Il y a certes eu des gagnants qui ont bénéficié de leur pouvoir de marché et d’une demande résiliente pour augmenter leurs marges. Mais il y a eu aussi des perdants. En moyenne, donc, les entreprises ont été plus agiles que par le passé. Sans pour autant faire preuve d’une cupidité généralisée.
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