Les entreprises face à la déconsommation: quelles stratégies pour rester compétitif?

La déconsommation est un mot tabou dans le business.

La déconsommation est un mot tabou dans le business. Pourtant, les entreprises, de toutes natures et de tous secteurs, vont être affectées par cette dernière, à la fois pour des raisons de récession économique, de crise de la société de consommation ou de coût des ressources.

Comment une entreprise pourra espérer “survivre” dans un environnement de décroissance ? C’est en substance la feuille de route que propose Frédéric Canevet, dans son livre Adapter son business dans un monde en déconsommation. Celui-ci invite à repenser de manière systémique l’entreprise avec un plan sur neuf mois. Objectif ? Donner les clés pour assurer la pérennité de son entreprise malgré un contexte de forte diminution de la consommation.

Aujourd’hui, l’entreprise évolue vers un monde où “la décroissance et la déconsommation seront inévitables, même si elles ne doivent survenir que dans 10, 30 ou 50 ans”. Tout “chef d’entreprise doit donc anticiper et s’y préparer” en repensant l’environnement dans lequel il évolue (notamment la surconsommation), son business model (souvent basé sur une économie du jetable) et sa façon de concevoir et de promouvoir les produits ou services qu’il vend.

Dans cette perspective, le “marketing a un rôle à jouer”, explique Frédéric Canevet. Il s’agit en effet de revoir la notion des 6 P (produit, promotion, point de vente, prix, process et personnel) à l’aune des 4 L de la low complexity, low tech, low cost ou low human ou des 5 R (réduire, refuser, réutiliser, recycler, rendre à la terre). Résultat selon lui : le marketing va prendre un rôle fondamental dans les prochaines années pour opérer la bascule avant de voir sa place se réduire au profit de produits et services vraiment utiles.

TRENDS-TENDANCES. Vous proposez une feuille de route de neuf mois pour repenser le business model d’une entreprise, cela semble fort court pour changer les choses, non ?

FRÉDÉRIC CANEVET. Neuf mois, c’est symbolique, c’est le temps d’une naissance, une renaissance même pour votre entreprise. Mais vous avez raison, évidemment qu’on ne pourra pas tout changer du jour au lendemain, et que ça demande énormément d’implication.

Vous avez avoué que ce livre est un échec commercial à l’inverse de votre précédent livre “Le Growth Hacking” qui promet de doubler le nombre de prospect, c’est symptomatique de notre société ?

Oui, j’ai eu beaucoup de mal à mobiliser les lecteurs pour ce nouveau livre. C’est surtout compliqué de mobiliser des gens qui ne sont pas prêts… Dans la société, comme dans les entreprises, il faut s’appuyer sur des gens qui sont des moteurs pour faire avancer les choses. Pour amorcer un changement, il faudrait qu’entre 3,5 et 5% de la population se mobilise. Le but est que ce groupe de personnes commence à bouger pour entraîner un mouvement qui se concentre sur la fin du monde plutôt que la fin du mois. C’est pourquoi, j’ai essayé de revoir mon discours pour mobiliser davantage.

Par exemple ?

J’évite de parler de décroissance, c’est un mot qui fait peur. On n’arrivera pas à convaincre en parlant de décroissance. Un dirigeant qui emploie ce mot sera remercié du jour au lendemain.

J’évite de parler de décroissance, c’est un mot qui fait peur.
Frédéric Canevet

Frédéric Canevet

Vous avertissez d’ailleurs : “parler de décroissance va vous faire passer pour un illuminé”. Quel mot faut-il utiliser pour convaincre ?

La première chose à dire, c’est “faire moins mais mieux”. C’est un message qui est extrêmement facile à faire passer. Par essence, une entreprise est créée pour faire des profits, et si possible faire de la croissance, pas pour réduire le chiffre d’affaires ! Donc, plutôt que de parler de décroissance ou de déconsommation, vous allez plutôt dire qu’il faut s’adapter aux nouvelles tendances du marché, augmenter les marges, rationaliser les coûts, etc.

Quelle est la différence entre la décroissance et la déconsommation ?

La décroissance, c’est autre chose qu’une simple baisse de la consommation. Elle ne se résume donc pas à de la croissance en moins. La décroissance sera, soit subie financièrement (ou par les limites naturelles), soit choisie au moyen d’une réduction volontaire de sa consommation, soit imposée par la loi.

Frédéric Canevet

Pourriez-vous définir la déconsommation ?

Il s’agit de consommer moins de façon volontaire. C’est un phénomène que l’on peut déjà observer avec le ralentissement actuel et qui se traduit par des achats moins chers, tout en faisant des économies. La déconsommation, c’est vraiment prendre conscience que nous entrons dans une économie qui va enchaîner les cycles “crise-récession-accalmie” et qu’il faut s’y adapter pour ne pas disparaître. Les boutiques de vêtements, par exemple, souffrent énormément des achats réalisés en ligne ou sur Vinted.

Nous entrons dans une économie qui va enchaîner les cycles ‘crise-récession-accalmie’. Il faut s’y adapter pour ne pas disparaître.
Frédéric Canevet

Frédéric Canevet

Par quoi faut-il commencer si je suis dirigeant d’entreprise ?

La première chose, c’est de sensibiliser et de montrer par l’exemple qu’il faut agir. Si l’on explique à ses salariés que s’adapter à la décroissance est désormais une des priorités de l’entreprise, en expliquant pourquoi, alors on peut les embarquer dans ce voyage. Posez la question “que pouvez-vous faire, à votre niveau individuel et au niveau de votre entreprise, pour limiter la crise climatique en cours ?” Si après ça, en tant que dirigeant vous proposez de trouver des solutions tous ensemble, je suis sûr que vous embarquerez tout le monde.

Cette déconsommation va entraîner une baisse des activités, occasionnant la disparition des secteurs non essentiels. Conseillez-vous à ces dirigeants d’entreprise d’abandonner leurs activités ?

C’est toujours compliqué pour une personne d’abandonner son entreprise. Elle va plutôt essayer d’adapter son business model mais il faut pouvoir anticiper sinon cela peut devenir de plus en plus compliqué. Il y a trois possibilités pour les entrepreneurs : la première, celle d’arrêter son activité et de la vendre, est la plus radicale. Ce qui est encore possible à l’heure actuelle vu l’activité économique en Belgique et en France. Deuxième possibilité, maintenir son offre actuelle en créant une offre écologique afin de faire la transition entre les deux et se concentrer sur celle-ci une fois qu’elle est plus mature. De cette manière, on peut garder sa marque tout en offrant deux produits différents. Troisième possibilité, créer une nouvelle marque “from scratch” qui répond à une offre écologique afin d’avoir des produits et un marché plus en phase avec les tendances à venir.

Vous travaillez vous-même dans le marketing et pourtant vous assurez que c’est l’un des premiers services qui sera réduit en entreprise dans un contexte de déconsommation…

Oui, mais le marketing sera essentiel pour garantir l’expérience client, fidéliser… C’est lui qui, dans un monde où les dépenses seront davantage limitées, convaincra les clients d’acheter votre produit et pas un autre.

Revoir son business model signifie forcément créer une marque “ecofriendly” ?

Non, l’important est de garder en tête les tendances du marché. Tout ne sera pas ecofriendly et il va subsister de la place pour un marché à l’opposé de l’écoresponsabilité, avec le développement de marques low cost qui miseront tout sur le prix.

Cela signifie-t-il que la déconsommation va conduire à une dichotomie du marché ?

Exactement. Selon moi, le milieu de gamme a énormément de souci à se faire. Ce positionnement ne fonctionnera plus en période de déconsommation. Si vous proposez des produits écoresponsables à des clients qui recherchent avant tout le prix, vous serez toujours un peu plus cher que les produits basiques. On va se diriger de plus en plus vers deux gammes de produits : le low cost et le premium. Seuls ces deux positionnements permettront de survivre dans un marché en contraction, et soumis à une pression concurrentielle. D’un côté, le low cost, avec l’obsession d’offrir le produit le moins cher pour le maximum de valeur perçue cible. De l’autre, le haut de gamme, avec la mise en avant de la valeur ajoutée, qui permet de proposer des offres plus chères, car la sensibilité au prix est moindre.

Le milieu de gamme a énormément de souci à se faire.
Frédéric Canevet

Frédéric Canevet

Qu’est-ce qu’un produit utile dans un contexte de déconsommation ?

Selon moi, il est fort possible que nous nous retrouvions dans le futur en France à un niveau de consommation proche de celui des années 1950, avec des produits plus simples, moins technologiques, des loisirs plus basiques… Cela ne signifie pas qu’il n’y aura plus que des offres basiques, peu transformées et sans valeur ajoutée, puisque tout le monde ne sera pas affecté de la même manière et en même temps. De manière plus globale, il sera primordial de convaincre du pourquoi de votre offre, et démontrer également son utilité, via les gains apportés, avec un différentiel de valeur perçu supérieur versus la concurrence ou les autres dépenses possibles.

Comment travailler à la conception d’un nouveau produit “en faisant moins mais mieux” comme vous le prônez ?

Pour moi, le principe de conception doit respecter la règle des “4L”. Low complexity, soit moins de complexité dans les produits, processus, systèmes… puisqu’une conception simple est souvent plus efficace, plus facile à comprendre et moins coûteuse à maintenir. Low human, soit moins d’intervention humaine et un maximum d’automatisation sur les actions à faible valeur ajoutée. Low tech, soit moins de technologies complexes qui coûtent cher et qui sont plus fiables et low cost, soit une maîtrise des coûts et la recherche d’efficacité économique. Cela ne signifie pas de toujours choisir l’option la moins chère, mais plutôt de s’assurer que chaque dépense apporte de la valeur ajoutée perçue.

Quel plan mettre en place au sein de l’entreprise ?

Il y a quatre leviers à actionner pour rendre votre organisation moins fragile. En premier lieu, essayer de consommer moins au sein de votre entreprise. Deuxième chose, adapter son produit et le business model de l’entreprise à un marché qui n’est plus forcément en croissance. Travailler la manière de prospecter puisque l’on ne pourra plus faire les mêmes choses qu’auparavant et enfin garder en tête que l’organisation sera revue à la baisse.

Vous parlez d’entreprise “Jugaad” dans votre livre, qu’est-ce que cela signifie ?

Le terme “Jugaad” est un mot hindi qui peut être traduit approximativement par “solution ingénieuse face à l’adversité” ou “arrangement créatif”. C’est une approche qui implique de trouver des solutions simples et frugales à des problèmes complexes ou difficiles à résoudre. Ça va plus loin que le fameux système D à la française, qui est utilisé de manière ponctuelle pour résoudre temporairement un problème unique. On retrouve cette même philosophie et ce pragmatisme en Afrique, avec l’art de la débrouille. Cette idée vient d’un contexte dans lequel les entreprises doivent atteindre un objectif avec moins de moyens et de plus en plus de contraintes (moins d’électricité ou de technologie).

Toutes les entreprises peuvent-elles se réinventer dans un monde en déconsommation ? Certaines pourraient être accusées de greenwashing.

J’essaie de ne pas faire de prosélytisme. Je pense que tout le monde doit agir à son niveau. Si des entreprises comme Coca-Cola ou TotalEnergies proposent de réduire leur impact, même si ça reste minime, c’est déjà ça. C’est un premier pas et chaque pas compte. En revanche, il ne faut pas tomber dans le greenwashing. C’est le plus gros danger pour les entreprises.

Cela sera sans doute plus compliqué de s’adapter pour les grandes entreprises que les start-up ?

Oui, les start-up possèdent cet avantage d’être très agiles et de pouvoir fédérer autour d’un projet commun. C’est ce que les grandes entreprises doivent chercher à faire.

Avez-vous des exemples d’entreprises qui ont déjà repensé leurs activités ?

Concernant les grandes entreprises, Decathlon est un très bon exemple. L’entreprise a relevé ce challenge avec brio en effectuant un travail sur la réutilisation des produits, la réparation des retours ou la remise directe en rayon ainsi qu’un sourcing de matériaux écoresponsables. Actuellement, seuls 5 % de ses produits ont une démarche d’écoconception avec comme objectif d’augmenter cette proportion d’ici à 2025. Elle s’est aussi lancée dans l’offre d’abonnement avec We Play Circular (entre-temps, Decathlon a fait le choix de repenser la formule et de ne plus proposer cette formule d’abonnement, ndlr), grâce à laquelle vous pouvez louer des équipements sportifs pour une durée illimitée.

Je ne crois pas que la technologie va nous permettre de garder notre mode de vie actuel parce que nous évoluons vers une société avec de moins en moins de matières premières disponibles.
Frédéric Canevet

Frédéric Canevet

Vous parlez également de l’effondrement de la civilisation maya qui était l’une des plus avancées, mais trop dépendante des innovations technologiques. Est-ce que cela doit alerter les entreprises ?

Le problème c’est que nous sommes dans une société technosolutionniste. On pense que la technologie va nous sauver, parce qu’elle l’a fait plusieurs fois. Le problème, c’est qu’aujourd’hui le changement climatique va beaucoup trop vite pour que l’on puisse s’y adapter. Certes, il y a l’intelligence artificielle qui permettra de nous aider, mais en même temps, elle a un coût énorme ! On parle aujourd’hui de 15 à 20% de l’énergie consacrée au digital, ça peut nous aider, mais ça nous rend aussi plus dépendants.

Vous ne pensez pas que la solution peut venir de la technologie ?

En fait, je ne crois pas que la technologie va nous permettre de garder notre mode de vie tel qu’il est aujourd’hui parce que nous évoluons vers une société avec de moins en moins de matières premières disponibles. Tout miser sur la technologie c’est aussi oublier qu’il n’y a pas un problème, mais 50 ! Admettons que nous réglons le problème de l’énergie, il y a toujours la chute de biodiversité à laquelle il faudra faire face.

“Adapter son business dans un monde en déconsommation”, Frédéric Canevet, édition Eyrolles, 334 p., 24 euros

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