François Fornieri: “Qui peut imaginer que mon objectif est de tuer Mithra?”
Des administrateurs évincés, une usine à vendre, des soupçons de conflits d’intérêts et surtout, des produits pharmaceutiques qui peinent à trouver le marché attendu… La vie de Mithra n’a décidément rien du long fleuve tranquille mais elle peut toujours aboutir à un triomphe.
Quatre administrateurs indépendants révoqués simultanément, ce n’est pas fréquent. Encore moins quand le président du conseil d’administration figure parmi eux. L’assemblée générale de Mithra a pourtant suivi la demande du cofondateur et toujours principal actionnaire de Mithra (16%) François Fornieri, soutenu par plusieurs actionnaires familiaux, également présents de longue date dans l’entreprise. Les frondeurs ont obtenu la révocation des quatre administrateurs indépendants nommés pourtant quelques mois plus tôt: Christian Homsy, qui préside le conseil d’administration, Inge Beernaert, Jacques Galloy et Sidney Bens.
Une des causes de la révocation est le conflit entre ces actionnaires et les administrateurs indépendants concernant la dette de Mithra envers la société Uteron, au sein de laquelle on retrouve François Fornieri et d’autres actionnaires familiaux de Mithra. Les administrateurs éjectés avaient été mandatés pour essayer d’alléger cette charge. Ils estimaient que l’ampleur de cette créance de 185 millions mettait en péril l’existence de Mithra, une entreprise qui avait déjà dépensé plus d’un demi-milliard de cash depuis son existence et qui affichait fin juin de cette année des fonds propres négatifs. Mais visiblement, la négociation a tourné court.
“Dans les sociétés cotées, ce type de conflit entre administrateurs et actionnaires arrive régulièrement, relativise le CEO David Solomon, qui a réussi l’exploit de garder la confiance des deux camps. Mais cela nous éloigne de l’essentiel, qui est le futur de Mithra et ses potentialités. En 2023, la société aura 23 millions de revenus. C’est le rêve de très nombreuses biotechs aux Etats-Unis ou en Europe. Avoir des actifs (des médicaments), obtenir les agréments et générer les revenus. Mais effectivement, ce n’est pas parce que vous avez l’approbation des autorités que l’année suivante vous allez générer 300 millions de revenus. ”
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Cet épisode braque les projecteurs à nouveau sur le passé compliqué de Mithra et sur les défis de cette société, qui ne vaut plus que 100 millions aujourd’hui alors qu’elle atteignait 1,4 milliard à l’été 2018. Mais d’abord, un peu d’histoire.
1. Comment Uteron est-elle arrivée dans la vie de Mithra ?
Mithra a été fondée en 1999 par François Fornieri et Jean-Michel Foidart, professeur de gynécologie à l’ULiège. Ce dernier mène des recherches sur l’estétrol, un œstrogène naturel produit durant la grossesse et qui pourrait améliorer significativement la santé féminine. Ensemble, ils projettent de développer une nouvelle pilule contraceptive basée sur l’estétrol. C’est le début de l’aventure de Mithra.
L’entreprise a connu un modèle de développement original : elle a choisi de générer immédiatement ses propres recettes afin de financer le développement de thérapies innovantes, notamment autour de l’estétrol. Mithra produit donc des pilules contraceptives génériques et distribue d’autres produits génériques, ainsi que des produits hors prescription (crèmes, compléments alimentaires, etc). Cela implique un peu de recherche, par exemple pour “améliorer ” des génériques, mais nous ne sommes pas dans l’innovation de rupture comme Mithra ambitionnait de le réaliser avec la pilule contraceptive Estelle ou le stérilet Levosert. Ses projets de rupture, elle décide dès 2002 de les loger dans une entité distincte : Uteron. L’idée est de sanctuariser Mithra, d’éviter que l’entreprise ne soit mise en péril par d’éventuels échecs ou retards dans le long, coûteux et très risqué processus de développement d’un projet thérapeutique. “Mithra était le leader belge – et même du Benelux – de la contraception, rappelle François Fornieri. Nous avions cinq-six produits en développement et, à l’époque, c’était trop gros pour Mithra, nous n’avions pas la capacité de tout mener de front.”
Mithra accuse une perte cumulée de près de 470 millions alors que sa pilule Estelle n’a engrangé qu’une trentaine de millions.
2. Et comment y est-elle revenue ?
Uteron menant des projets innovants à long terme, la question d’une entrée en Bourse s’est posée assez vite. Le produit pouvait en effet intéresser des investisseurs spécialisés dans les biotechs et qui rêvent toujours de dénicher les futurs blockbusters. Ce fut le cas du groupe américain Watson (repris depuis par Actavis) qui a dribblé les stratégies d’IPO en rachetant Uteron en 2013 pour 305 millions d’euros (l’essentiel en variables en fonction du développement des produits).
Toute cette recherche prometteuse autour des apports de l’estétrol pour la santé féminine allait-elle s’envoler de l’autre côté de l’Atlantique ? La question n’a guère eu le temps d’agiter le landerneau socio-politique wallon. En effet, Actavis s’est focalisé sur les produits les plus mûrs (en l’occurrence, le stérilet hormonal Levosert très vite mis sur le marché et qui est toujours fabriqué dans l’usine de Grâce-Hollogne) et n’a guère tenté de développer la pilule contraceptive Estelle. Une clause permettait toutefois à Uteron de récupérer les projets délaissés par Actavis pour un euro symbolique et ceux que l’on connaît sous le vocable des “Uteron Sellers ” n’ont pas laissé passer l’occasion. Le procédé peut sembler étonnant mais il est commun dans le monde de la pharma où les grands groupes achètent plus de projets qu’ils ne peuvent en développer simultanément. La même chose s’est produite pour la biotech carolo iTeos qui a récupéré en 2018 les droits sur le candidat médicament contre le cancer, qu’il avait cédés à Pfizer.
En 2015, Uteron récupère donc les droits sur l’estétrol et Estelle. A cette époque, Mithra avait grandi et comme le produit n’était plus très éloigné du marché, elle pouvait assumer seule les dernières étapes vers la mise sur le marché. “Récupérer ces droits était précieux pour préparer l’entrée en Bourse de Mithra, dit François Fornieri. Nous avions besoin de l’estétrol pour le Donesta (médicament contre les effets secondaires de la ménopause) et pour les 36 familles de brevets que j’avais été acheter aux Pays-Bas. J’ai donc convaincu mes partenaires d’Uteron de céder l’estétrol à Mithra, moyennant royalties.”
Les royalties étaient basées sur les performances attendues d’Estelle. “Si le contraceptif devenait le blockbuster attendu, Uteron pouvait revendiquer jusqu’à 200 millions d’euros par an, poursuit François Fornieri. En 2019, l’accord a été renégocié sur une base forfaitaire.” Le montant a été plafonné à 250 millions et son payement étalé jusqu’à 2040.
3. A qui profite cet aller-retour?
Mithra a payé les premières échéances et doit encore 185 millions aux Uteron Sellers. Les administrateurs indépendants désignés au printemps dernier contestent cette dette qui, selon eux, met en péril l’entreprise. “L’accord initial avec les Uteron Sellers portait peut-être sur un montant gigantesque mais au moins ce montant était lié au succès d’Estelle, explique Christian Homsy. La convention de 2019 ramène cela à une dette fixe de 250 millions. Le risque a été déplacé des Uteron Sellers vers Mithra, les montants sont dus, qu’Estelle réussisse ou pas. Pour nous, administrateurs indépendants, la validité de ce contrat est fragile, c’est un cas d’école en matière de conflit d’intérêts.” La plupart des actionnaires d’Uteron se retrouvent en effet aussi du côté de Mithra, ce qui entoure de soupçons les accords de 2015 et 2019.
Conflit d’intérêts, le terme fait bondir François Fornieri. “Mithra est entrée en Bourse. Tout cela a été analysé, scruté, épluché par la FSMA et les banques internationales, rétorque-t-il. C’est complètement faux de dire que les mêmes personnes signaient de part et d’autre les conventions entre Mithra et Uteron. Ces situations de personnes ayant des intérêts des deux côtés sont prévues par le code des sociétés. Ceux qui sont en conflit d’intérêts ne participent pas à la décision et c’est aussi pour cela qu’il y a des administrateurs indépendants, c’est-à-dire des administrateurs qui ne sont pas actionnaires. Une entreprise ne va pas se priver de grands dossiers simplement parce qu’il y a des actionnaires communs aux deux côtés. ”
4. Quels sont les clous dans la chaussure du groupe?
Les quatre anciens administrateurs indépendants ont résumé dans une lettre aux actionnaires les problèmes de l’entreprise.
Le premier est d’avoir construit une plateforme de sous-traitance industrielle pour les grands laboratoires (CDMO, dans le jargon), un “magnifique outil mais mal adapté aux besoins de Mithra”, soulignent les administrateurs. “Cette plateforme a d’énormes possibilités mais elle est en fait composée de cinq usines en une: une section produit des pilules, une autre des injectables, une autre fabrique des implants et une autre des anneaux vaginaux, et une dernière se consacre au développement de produits et à la recherche”, explique David Solomon. La décision prise par Mithra en son temps de bâtir un tel outil de services n’est pas dans le cœur de métier d’une entreprise biotech centrée sur la recherche, le développement et la commercialisation de nouveaux produits. Et cet outil coûte cher: “Mithra a investi 88 millions dans le CDMO, financé par de la dette, et a accumulé 168 millions de déficit. A cela s’ajoutent, annuellement, plus de 20 millions d’euros supplémentaires de déficit”, observent les anciens administrateurs.
Le deuxième, c’est le coût de la plateforme sur laquelle Mithra développe sa pilule Estelle ou son anti-ménopausique Donesta sur base de l’estétrol (E4). Elle a englouti la grande partie des 500 millions de liquidités dépensées jusqu’ici par l’entreprise, et pour l’instant, la rentabilité n’est pas au rendez-vous: Mithra accuse une perte cumulée de près de 470 millions alors que sa pilule Estelle n’a engrangé qu’une trentaine de millions entre 2015 et aujourd’hui.
“Estelle est une molécule qui génère aujourd’hui des pertes car son coût de production est hors de proportion par rapport à son prix de vente, estime Christian Homsy, l’ancien président du conseil de Mithra. L’explication est double. D’une part, la matière première a été négociée avec un fournisseur unique, ce qui n’est jamais le cas dans l’industrie pharmaceutique. Ce fournisseur a augmenté progressivement ses prix. D’autre part, les accords de licence ont tous été focalisés sur la nécessité de faire entrer du cash à la signature, moins sur les revenus à long terme. Le revenu de Mithra provenant de ces deals est faible sur le long terme.”
Par ailleurs, l’estétrol a des avantages importants démontrés dans de multiples expériences, mais montrer chez l’humain la réduction du risque, par exemple de thrombose veineuse profonde pour Estelle ou de cancers du sein pour Donesta, implique des études vastes et longues car ces risques sont peu fréquents et relativement lents à se déclarer. “Mithra, dans sa situation actuelle, aurait du mal à financer et conduire de telles études”, ajoute Christian Homsy.
Et puis, le troisième problème, dans ce contexte difficile, est la créance de l’entreprise sur les Uteron Sellers: ces 185 millions d’euros que Mithra doit encore au groupe de vendeurs d’Uteron.
5. Comment relever ces défis?
Mithra n’est heureusement pas sans ressources. Pour sa plateforme CDMO, toutes les solutions sont encore sur la table d’une vente à un partenariat. Le profil multisectoriel de l’outil et le fait qu’il ne dégage pas de rentabilité ne facilitent pas les négociations. Mais pour David Solomon, ce n’est qu’une question de temps: “il faut un peu de patience et de confiance pour trouver le bon partenaire et le bon modèle économique”.
C’est aussi le message que le CEO envoie au marché et aux actionnaires pour ce qui touche au développement de la plateforme estétrol. “Rome ne s’est pas faite en un jour. Mais je suis certain que nous pouvons améliorer notre plateforme de développement de solutions pour la santé féminine. C’est notre cœur de métier: développer des produits vraiment innovants, pas commercialiser des produits à faibles marges.” Mais ici aussi, il faut un peu de patience: “Ce n’est pas parce que vous avez l’approbation des autorités que l’année suivante vous allez générer 300 millions de revenus. La courbe (des revenus) ressemble plutôt à celle d’une crosse de hockey”. C’est plat pendant un long moment, puis cela bondit.
David Solomon rappelle l’histoire du Crestor, la statine qui a fait les beaux jours de Merck. Avant que Merck n’engrange des milliards sur son médicament anticholestérol, le laboratoire a dépensé 1,6 milliard de dollars pour développer une première statine, puis a encore dû travailler pour trouver le Crestor, qui était la sixième version du produit. “Lancer un nouveau médicament est un processus complexe”, insiste le patron de Mithra qui note toutefois que les prescriptions pour la pilule Estelle ont augmenté aux Etats-Unis de 80% entre le second semestre 2022 et le premier semestre 2023. Et c’est vrai, Mithra commence à recevoir des recettes de ses produits: Estelle, Donesta et Myring ont déjà permis à l’entreprise de 2015 à aujourd’hui d’engranger 258 millions de payement d’étape (milestone) avec ses partenaires et 30 millions en royalties. Et les accords existants laissent espérer 332 millions d’euros de futurs milestones . François Fornieri est, lui, convaincu que des accords de licence peuvent encore être signés pour de grands marchés comme l’Inde ou la Chine, générant ainsi de nouveaux revenus pour Mithra.
6. Mithra attire-t-elle encore des investisseurs?
La poursuite de ces deals est évidemment cruciale pour Mithra qui doit, comme toute biotech, gérer ses frais de recherche et de commercialisation en tenant compte de fonds propres limités et des frais financiers qui grimpent. Certes, Mithra a terminé le premier semestre de cette année sur une perte de plus de 50 millions. Mais David Solomon se veut rassurant sur la position financière. “Nous avons une bonne position de liquidité, dit-il. Un point important est que nos auditeurs ont estimé que l’entreprise, en continuité d’exploitation, avait suffisamment de cash pour les 12 prochains mois (au moins jusqu’en septembre 2024, Ndlr). Il y a énormément de sociétés en perte qui sont des sociétés très viables.” Une position financière qui est aussi sensiblement renforcée par l’arrivée fin août d’un nouvel actionnaire, Armistice Capital. Le fonds américain a injecté 20 millions de capital frais en souscrivant à 10 millions d’actions à 2 euros. Armistice a par ailleurs l’option d’injecter 45 millions d’euros supplémentaires. Pour David Solomon, c’est un “deal clé”, qui montre que la biotech liégeoise est suffisamment attrayante pour attirer des investisseurs institutionnels.
7. Mithra et les Uteron Sellers s’accorderont-ils?
Quant à la créance de 185 millions sur les Uteron Sellers, il ne faut pas en faire un plat, poursuit le patron de Mithra. “Nous avons des obligations à l’égard des créanciers, notamment des Uteron Sellers, et nous allons les remplir. Je suis sûr que les représentants des Uteron Sellers et moi-même pourront trouver un accord correct. Il ne faut pas en faire un drame”, dit-il. François Fornieri ouvre aussi la porte. “Aujourd’hui, Mithra nous dit que les ventes ne se développent pas comme prévu – parce qu’ils ont mal travaillé – et les Uteron Sellers sont prêts à renégocier. Evidemment pour réduire encore la dette de Mithra. Pas pour tuer l’entreprise. Je suis le premier actionnaire de Mithra. Qui peut imaginer que mon objectif est de tuer cette société que j’ai créée de A à Z ? C’est vraiment ridicule.”
“La question n’est pas dans le conflit entre certains administrateurs et certains actionnaires mais dans l’analyse du business de Mithra, des opportunités de l’écosystème et de la recherche d’un moyen de naviguer pour atteindre un grand succès, souligne encore David Solomon. Et nous y arriverons. Mark my words (croyez-moi, Ndlr)! Nous avons une équipe très compétente, nous avons réussi un deal clé avec Armistice, qui renforce nos fonds propres. Et nous travaillons à devenir plus globaux pour faire partie de l’écosystème pharma-biotech mondial et trouver des partenaires afin d’accroître nos revenus.”
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