Fabrice Brion (I-care): “Je rêve d’une Belgian Tech, comme il y a la French Tech”

Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

La société montoise de maintenance industrielle prédictive connaît une croissance qui dépasse ses propres attentes et voit son horizon dégagé pour les 10 années à venir. “Je suis un homme heureux”, dit son CEO. Mais il entend aussi “prendre ses responsabilités” et insiste sur l’importance de la tech pour notre pays 
et l’Europe.

Fabrice Brion, CEO d’I-care, est un homme optimiste et heureux. Sa société, qui propose aux entreprises une technologie efficace en matière de maintenance industrielle prédictive, obtient les résultats escomptés bien avant l’échéance, après une levée de fonds réalisée en 2022. La question est de savoir s’il ne serait pas judicieux d’accélérer cette croissance rapide, à la façon de ce que fait la tech aux Etats-Unis. De quoi poser une question plus large, sur l’ambition belge et européenne. Un entretien inspirant.

TRENDS-TENDANCES. ­Comment se porte I-Care ?

FABRICE BRION. Les chiffres nous surprennent nous-mêmes. Notre objectif, cette année, est de produire 200.000 capteurs. Or, la tendance actuelle est de 1.000 capteurs par jour, avec des pics à plus de 1.100 capteurs, le tout en six heures par jour: nous avons donc de la marge pour augmenter les volumes. Mais le marché ne cesse d’augmenter. Ce dont on ne se rend pas encore compte, même en interne, c’est que chaque capteur va apporter 1.500 euros pendant sa durée de vie. En d’autres termes, nous apportons chaque jour 1,5 million de chiffre d’affaires futur. Notre objectif de 2027, cinq ans après la levée de fonds, c’est 250 millions de chiffre d’affaires. Je n’ai aucun doute que l’on va y arriver. Nous sommes déjà sur cette voie, alors que l’année passée, nous faisions déjà une année record avec 65 millions de chiffre d’affaires, soit 35% de croissance.

Comment expliquez-vous cela ?

Le marché est là, il est très demandeur, et il est prometteur sur le plan géographique. Sur les 65 millions de l’année passée, nous en faisions 30 en Belgique. On peut donc, au moins, viser 30 millions en France, aux Pays-Bas, en Allemagne, aux Etats-Unis… Ce n’est pas de l’utopie. La multiplication par cinq que nous avions planifiée, elle est déjà là. Par ailleurs, nous venons de recevoir une étude réalisée par un consultant du Big Four, crédible, prévoyant que le marché va être multiplié par 10 en 10 ans! Nous avions fait notre levée de fonds en prévoyant cette forte croissance. Grâce à cela, nous avons développé un nouveau capteur qui peut être produit en masse. Nous avions produit 10.000 capteurs de 2013 à 2022, 10.000 en 2022, maintenant nous faisons ce chiffre sur deux semaines. L’investissement dans l’automatisation est payante.

Comment analysez-vous ce besoin des entreprises en maintenance industrielle ?

La raison principale n’est pas liée à une question d’argent. Il s’agit de maîtriser davantage les risques. Une machine qui casse en industrie, cela peut avoir des conséquences graves pour la sécurité des gens dans l’usine, mais aussi pour l’environnement. Le souci de rentabilité ne vient que dans un second temps. En mettant en place la maintenance industrielle prédictive, on peut se permettre de ne faire qu’une maintenance sur huit. Si vous devez faire un entretien tous les 20.000 kilomètres avec votre voiture, cela signifie que nous ne devriez plus en faire un que tous les 160.000 kilomètres. C’est un gain de temps et d’argent. Beaucoup de nos clients nous disent aussi qu’ils n’ont plus le choix: ils optent pour cela en raison de la pénurie de personnel dans les services de maintenance. Tout cela prouve que la croissance actuelle n’est pas une mode, c’est une tendance durable. Je suis un CEO heureux.

Vous programmez la suite, la façon de gérer cette croissance ?

C’est exactement la période dans laquelle nous nous trouvons actuellement. C’est un tiraillement entre les esprits européen et américain. Les investisseurs américains visent la croissance à tout prix: selon ce modèle, taux de croissance + taux d’Ebitda (bénéfices avant intérêt, impôts, dépréciation et amortissement) doit être égale à 40 ou 30. En d’autres termes, si on a de la croissance, on peut ne pas avoir de l’Ebitda. C’est une règle que l’on applique chez nous depuis cinq ans. La vision européenne consiste davantage à imposer d’avoir de l’Ebitda. La question pour notre horizon 2027, c’est de savoir si l’on conserve un Ebitda confortable, en attirant des investisseurs pour la suite, sans doute via une IPO. Ou alors, on sacrifie l’Ebitda pour investir massivement dans le commercial et le marketing pour grandir encore plus fort et plus vite. Dans ce cas-là, on attirerait davantage des investisseurs américains.

En clair, vous êtes à la croisée des chemins ?

Exactement. Favorise-t-on l’Ebitda ou la croissance ? Autrement dit, finit-on notre plan initial 2022-2027 ou entame-t-on un nouveau plan à cinq ans à partir de 2025 ? Je n’ai pas encore la réponse, mais l’étude du consultant nous a ébranlé positivement. On pensait franchement qu’au bout des cinq ans, en 2027, le marché allait se calmer, que l’on n’aurait plus des taux de croissance à 25% ou 35%. Or, visiblement, cette tendance est partie pour 10 ans, mais elle pourrait aussi s’accélérer.

Vous avez toujours affirmé vouloir rester ancré en Wallonie. Est-ce un enjeu ?

La levée de fonds de 2022, nous l’avons essentiellement effectuée avec des investisseurs belges, et même wallons. Tous nous suivent dans cette démarche de croissance. L’ancrage en Wallonie n’est pas un frein.

Même en termes de coûts?

Non. Nous avons investi énormément dans le design du produit et dans l’automatisation de sa fabrication. Le coût de la main-d’œuvre ne représente rien, il n’y a aucun impact à produire en Chine, en Turquie ou ici. Il y a un avenir industriel wallon et européen, mais cela demande des investissements en R&D et en capacités de production.

Cette croissance impliquera-t-elle une modification de vos structures ?

En termes d’emplois, nous sommes 850 aujourd’hui et l’objectif serait d’être 1.200 en 2027. Cela restera dans cet ordre de grandeur. La principale différence se situerait dans l’investissement en commercial et marketing. Nous en sommes aujourd’hui à 5% de notre chiffre d’affaires. Si vous regardez les sociétés techs américaines, elles sont à 40% et c’est cela qui fait la différence. Je n’apprécie pas Elon Musk et je ne pensais pas particulièrement qu’il allait réussir, mais il faut avouer que c’est le cas. La voiture la plus vendue dans le monde, c’est le modèle Y de Tesla et le modèle 3 est dixième. La première voiture européenne est vingtième. On va me répondre que nous vendons du haut de gamme avec de hautes marges, mais ce n’est pas le cas: c’est la VW Polo. Musk a réussi son pari en dix ans, en investissement massivement dans la tech: il a fait à l’automobile ce que Apple a fait, c’est un software sur roues. Et il a investi massivement dans la production avec ses gigafactories.

Et dans le marketing, pour construire l’image de Tesla ?

Oui. En Europe, on se pose toujours la question de savoir si c’est la voie à suivre alors qu’il pourra bientôt racheter Volkswagen, Stellantis et les autres pour une bouchée de pain. Plus que l’enjeu wallon, ce qui me préoccupe, c’est le manque de vision européenne sur la technologie en général. Très peu de partenaires comprennent ce qu’est la tech aujourd’hui.

Vous êtes sur le marché des services aux entreprises, on dit que c’est une carte que la ­Belgique et l’Europe peuvent jouer, c’est votre sentiment ?

Bien sûr. Et je ne parle pas pour moi. Ce qui créera le plus de valeur ajoutée et d’emplois dans les 10 prochaines années, ce sont les entreprises technologiques. Malheureusement, tout le monde n’en est pas conscient.

Ce que vous dites montre l’ambition que l’on devrait avoir ?

Je suis d’accord. Pourquoi se brider ? Peut-on viser une place de leader dans un secteur tout en restant en Wallonie et à Mons? Oui, je ne vois aucun problème à ça. Mais c’est faisable pour plein d’entreprises, pas uniquement pour I-care.

Ce qui créera le plus de valeur ajoutée 
et d’emplois dans les 10 prochaines années, 
ce sont les entreprises technologiques.

Qu’est-ce que cela requiert ?

Une politique claire des gouvernements à tous les échelons, que ce soit régional, fédéral, européen… Ce qu’Emmanuel Macron a réussi en France avec la French Tech, c’est exceptionnel, même s’il n’arrive pas à communiquer suffisamment à ce sujet. Grâce à cela, la France sera pour longtemps la première puissance économique européenne.

Cela demande du soutien ­financier et une réglementation allégée ?

La French Tech, cela consiste simplement à dire que l’avenir, ce sont les entreprises technologiques. Le résultat, c’est que les investisseurs investissent dans ce secteur, les banques prêtent, les incubateurs s’ouvrent à cela, les universités forment. C’est un signal que l’on envoie et c’est ce que la France a réussi. Partout ailleurs en Europe, et pas seulement en Belgique, on ne suit pas ce mouvement.

Peut-être cela viendra-t-il chez nous avec les nouvelles majorités issues des urnes ?

Je l’espère. Je rêverais que l’on ait une Belgian Tech. Concrètement, cela impliquerait une gouvernance claire de la part du politique, des accents clairs en matière de recherche, un soutien financier et une compréhension des opportunités par les entrepreneurs. Ce n’est pas un combat perdu d’avance, certainement pas. Mais si les grandes entreprises comme bpost ou Proximus veulent être compétitives à l’avenir, elles doivent investir massivement dans la tech. Les jeunes qui se lancent doivent faire ce choix.

L’idée consiste-t-elle aussi à dire que ce n’est pas une bulle ?

Voilà! Je parlais récemment à de très gros investisseurs européens qui sont toujours convaincus que la tech est une bulle. Alors que tout démontre actuellement que c’est structurant pour l’économie et que nous sommes en train de rater le train. Nous-mêmes, en nous disant que le marché allait arrêter de grandir après cinq ans, on pensait aussi que c’était une bulle. Or, tous les indicateurs sont au vert.

Nous sommes dans une position de leader et nous devons ­l’assumer.

Vous êtes l’illustration que c’est possible ?

Nos résultats prouvent que cela a marché et nous ne sommes pas l’exception qui confirme la règle. Aerospacelab ou Odoo sont dans la même dynamique. On ne part pas de rien, il y a moyen de construire un écosystème par ­rapport à cela.

En tant que CEO, quel est votre sentiment ?

Je prends cela comme une prise de responsabilité. Je me dis que j’ai fait le bon choix de mémoire universitaire il y a 25 ans, que j’ai bien fait de lancer I-care il y a 20 ans… Nous sommes dans une position de leader et nous devons l’assumer. Nous devons désormais assurer la pérennité et l’ancrage de notre entreprise sans prendre le risque de voir nos centres de décision partir à l’étranger. Une IPO, par exemple, pourrait nous enraciner ici.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content