Ericsson, le vieux fleuron suédois revigoré par la 5G
En grande difficulté il y a encore trois ans, le champion suédois des télécoms a su saisir l’opportunité de la 5G pour revenir au premier plan. Jusqu’à pouvoir rivaliser avec le numéro 1 mondial, le chinois Huawei, il est vrai fragilisé par l’hostilité de Washington.
2020, annus horribilis ? Pour une grande partie du monde et des entreprises de la planète, oui. Mais pas pour Ericsson! Non seulement la vieille dame suédoise des télécoms n’a pas attrapé le coronavirus, mais elle aborde 2021, voire la décennie à venir, avec une santé de fer. Fortement ébranlé par le rouleau compresseur de Huawei à l’arrivée de la norme 4G en 2010, l’ex-numéro 1 mondial des équipements télécoms, devenu numéro 2, a pris sa revanche avec la 5G, le nouveau standard de téléphonie mobile. A tel point qu’Ericsson apparaît désormais comme une alternative de plus en plus sérieuse au géant chinois.
Orange a aussi retenu Ericsson comme fournisseur. Tout comme Deutsche Telekom, le plus gros opérateur d’Europe. Ainsi que British Telecom, O2 et Vodafone UK au Royaume-Uni, etc.
L’année avait pourtant mal commencé. En février, des mois de travail sont partis en fumée lorsque le géant suédois des télécoms est le premier à annuler sa participation au Mobile World Congress de Barcelone, provoquant un effet domino et, in fine, l’annulation de cet énorme salon, rendez-vous mondial de l’industrie mobile. Très vite, face au virus, son siège de Kista, dans la “Silicon Valley suédoise” qui s’étend près de Stockholm, se claquemure. Aujourd’hui encore, 80% des quelque 100.000 salariés d’Ericsson télétravaillent. Mais tout cela n’est plus qu’un mauvais souvenir. L’entreprise est de retour, y compris sur le terrain des fusions-acquisitions. Avec l’achat pour 1,1 milliard de dollars de l’américain Cradlepoint, Ericsson s’apprête même à boucler sa plus grosse acquisition en 14 ans.
“Si l’on exclut la Chine, nos parts de marché dépassent celles de Huawei. Nous venons de Suède, ce qui fait que nous n’avons jamais vraiment eu de marché national”, explique en visioconférence Börje Ekholm, le PDG d’Ericsson, chemise blanche sous pull orange, depuis sa résidence aux Etats-Unis, en référence à la faible population (10 millions d’habitants) de son pays natal. Une caractéristique qui a toujours poussé le groupe, dès sa naissance il y a presque 150 ans, à chercher des marchés à l’international. “Avec la 5G, nous sommes en train de créer la plateforme la plus puissante pour l’innovation que le monde ait jamais connue. Pour la digitalisation des sociétés et des entreprises, cela va être un véritable game changer. C’est pour cela que nous devons être leader.”
A pas de G-éant
- 1876. Lars Magnus Ericsson crée une compagnie de réparation d’instruments télégraphiques qui porte son nom.
- 1878. Sortie de ses premiers téléphones: la firme invente le téléphone mural.
- 1900. 1.000 employés et 50.000 téléphones produits.
- 1902. Premiers points de vente aux Etats-Unis.
- 1946. Recherche lancée sur la télévision.
- 1950. Pionnier sur les échanges téléphoniques internationaux.
- 1988. Fabrique son premier système GSM (mobile) pour Vodafone.
- 2000. Leader mondial de la 3G.
- 2009. Se lance dans la 4G avec Verizon.
- 2014. Première annonce de partenariat sur la 5G.
- 2020. Conclusion en août du 100e accord commercial 5G.
100 contrats 5G
Tous les indicateurs sont au vert. En un an, la part de marché mondiale d’Ericsson (tous équipements confondus) est passée de 25% à plus de 26%, selon LightCounting. Ericsson est encore loin derrière Huawei (32%), mais a distancé Nokia qui ne détient plus “que” 18,8% du marché, contre 20% il y a un an et même 24% en 2015, selon le cabinet Dell’Oro. Au deuxième trimestre, Ericsson a vu son résultat net augmenter de 40%. Sur la 5G, plus de 100 opérateurs télécoms du monde entier ont topé avec lui pour acheter ses antennes. Soit davantage que Nokia (100) et Huawei (90).
Surtout, Ericsson est le seul équipementier du marché à avoir remporté des contrats 5G à la fois aux Etats-Unis et en Chine. Un tour de force à l’heure où le monde de la technologie, depuis Donald Trump, s’est scindé en deux, avec un écosystème américain d’un côté et un chinois de l’autre. Dès 2017, Ericsson signait avec le géant américain Verizon puis avec T-Mobile et AT&T. En Chine, un marché pourtant difficile d’accès où Huawei est roi, l’entreprise suédoise va équiper une partie du réseau de China Mobile, premier opérateur du pays et même du monde en nombre d’abonnés, ainsi que ceux de China Telecom et China Unicom.
Or, avec la Corée du Sud et le Japon, les Etats-Unis et la Chine ont été parmi les premiers pays au monde à lancer la 5G, donnant à Ericsson un joli coup d’accélérateur. Aujourd’hui, les Etats-Unis comptent 1 million d’abonnés 5G, tandis que la Chine a dépassé la barre des 100 millions. Au global, 190 millions de personnes dans le monde seront passées à la nouvelle norme d’ici la fin de l’année, selon Ericsson. “Les Etats-Unis étant le marché télécom qui offre les meilleures marges, cela a aussi permis à Ericsson de garder de l’avance”, rappelle Frédéric Pujol, expert de l’institut Idate. En France, Orange a aussi retenu Ericsson comme fournisseur. Tout comme Deutsche Telekom, le plus gros opérateur d’Europe. Ainsi que British Telecom, O2 et Vodafone UK au Royaume-Uni…
“Le géant suédois a retrouvé la place qu’il a occupée pendant plus d’un siècle, il est à nouveau aux manettes, écrit dans une note Stéphane Téral, analyste en chef pour le cabinet LightCounting à San Francisco. Notre recherche montre aussi que les coeurs de réseaux 5G d’Ericsson (les équipements les plus critiques, Ndlr) sont les plus testés et les plus déployés par les opérateurs télécoms cette année.”
Les sanctions contre Huawei
Même si le groupe s’en défend, Ericsson a profité de l’hostilité américaine envers Huawei. En un peu plus d’un an, les Etats-Unis ont mis en place trois paquets de sanctions contre la multinationale de Shenzhen. Washington l’accuse d’être à la botte de Pékin et d’agir en sous-main pour le parti communiste chinois, des accusations que l’intéressé a toujours vivement contestées. Quoi qu’il en soit, Huawei figure désormais sur une liste noire du département du Commerce américain. Ses partenaires américains traditionnels, de Google à Intel, ne peuvent plus travailler avec lui, sauf feu vert express des autorités. En mai dernier, les Etats-Unis ont serré encore davantage la vis: désormais, même les fabricants européens ou asiatiques de semi-conducteurs ne peuvent plus vendre ces précieux composants à Huawei, dès lors qu’ils ont été conçus ou fabriqués… avec de la technologie américaine.
Lire aussi: Le Belge est-il prêt pour la 5G?
Or, ces chipsets sont indispensables pour le bon fonctionnement des équipements 5G de Huawei. Craignant de ne pas pouvoir être livrés dans les temps, ou d’acheter des produits moins performants, certains opérateurs qui avaient d’abord retenu le leader mondial se sont alors tournés vers son dauphin suédois: c’est le cas de Telefonica en Allemagne, British Telecom au Royaume-Uni ou encore Bell au Canada. Aux sanctions américaines s’est ajouté un lobbying intense de la part des Etats-Unis pour décourager les opérateurs de recourir aux produits du groupe chinois. Au Royaume-Uni, par exemple, les opérateurs ne pourront plus acheter son matériel dès l’an prochain et devront retirer les équipements 5G existants signés Huawei d’ici à 2027.
Le match entre le suédois et Huawei promet encore de très beaux sets. Tous les deux sont déjà à couteaux tirés… sur la 6G. Rendez-vous dans 10 ans.
“Nous n’avons pas constaté de gains majeurs en raison de ces sanctions, donc je mettrais ça de côté, évacue cependant le patron d’Ericsson. Gagner des marchés juste parce que quelqu’un a mis en place des sanctions n’a aucun mérite. Au contraire, c’est la performance et la variété de nos produits qui doit nous faire gagner.”
Réorganisation à marche forcée
Börje Ekholm peut difficilement admettre un “effet Huawei”. Ce serait minorer son rôle dans la renaissance d’Ericsson, qui fut objectivement crucial. Début 2017, pénalisé par de mauvais résultats, le patron de l’entreprise Hans Vestberg (25 ans de boîte dont six comme PDG) est sommé de partir. Comme lui, Börje Ekholm connaît bien Ericsson, ses forces mais aussi ses limites. Ce Suédois de 57 ans siège déjà au conseil d’administration de l’entreprise depuis 2006. Surtout, cet ingénieur passé par l’Institut européen d’administration des affaires (Insead) en France a dirigé pendant 10 ans Investor AB, le holding de la famille Wallenberg, actionnaire majoritaire d’Ericsson.
Appelé à la rescousse, Börje Ekholm ne perd pas de temps. Il faut de toute façon aller vite, car Ericsson est tombé dans le rouge à l’automne 2016. En un trimestre, l’entreprise a perdu plus de 19 millions d’euros. Le marché des équipements 4G est déprimé et la 5G n’est en effet pas encore là pour prendre le relais, alors qu’Ericsson s’est dispersé avec des contrats pas forcément rentables et que Huawei oppose une concurrence féroce.
Deux mois après son entrée en fonction, Börje Ekholm prend donc les choses en main et présente aux marchés une nouvelle stratégie, baptisée “Focused”. Exit la diversification menée par ses prédécesseurs pour vendre des services même entre deux générations mobiles (et donc compenser l’effet cyclique de ce marché). L’heure est au recentrage sur le coeur de métier: les équipements. Aujourd’hui, les trois quarts du chiffre d’affaires en dépendent.
Le périmètre se simplifie aussi avec cinq grandes régions géographiques, contre 10 auparavant. L’Amérique du Nord apporte à elle seule un tiers des ventes.
Plus que centenaire
Ce n’est certes pas la première grande crise que traverse Ericsson. Fondée en 1876, l’année de l’invention du téléphone par Graham Bell, par un certain Lars Magnus Ericsson pour pouvoir réparer les premiers télégraphes, l’entreprise en a vu d’autres. En 1900, elle a déjà une usine à Saint-Pétersbourg, dans la Russie tsariste. En 1913, elle vend des équipements à Canton… De la révolution russe de 1917 aux deux guerres mondiales, en passant par la crise financière de 2008, l’entreprise ne compte plus les chocs historiques ou technologiques qui ont émaillé son histoire.
Lire aussi: La 5G, du simple divertissement pour les Belges?
Mais cette fois-ci, la cure d’amaigrissement est brutale: 15% des effectifs sont licenciés. En 2018, Ericsson repasse pour la première fois sous la barre des 100.000 employés. “C’était une période difficile, se souvient Erik Ekudden, le CTO (directeur de la technologie) d’Ericsson. Mais nous étions très occupés avec la standardisation de la 5G et nous avons pu nous concentrer sur le futur.”
21,84 milliards : en euros, le chiffre d’affaires d’Ericsson en 2019, pour un résultat opérationnel de 1,02 milliard.
Car il n’est pas question, évidemment, de sacrifier la R&D, domaine dans lequel Ericsson continue d’embaucher et augmente ses dépenses. En 2017, son effort de recherche croît de 20% pour atteindre 3,7 milliards d’euros. Aujourd’hui, 18% des ventes d’Ericsson sont réinjectées en R&D, contre plus de 10% chez Huawei. “Nous avons complètement changé la composition de l’entreprise. Dorénavant, un employé sur quatre travaille sur la recherche, contre un sur six en 2017”, se félicite Börje Ekholm. Sur ce ratio, Huawei est cependant encore loin devant, avec un salarié sur deux affecté à la recherche. Malgré tout, la stratégie du suédois porte ses fruits. A l’automne 2018, Ericsson revient dans le vert pour la première fois en deux ans, avec un bénéfice net de 260 millions d’euros sur le trimestre. Pas suffisant pour sauver l’année 2018, qui restera déficitaire, mais les pertes annuelles sont divisées par cinq et l’exercice 2019 sera bénéficiaire.
Gérer la fin de cycle
La stratégie Focused a cependant un revers. Lorsque les opérateurs télécoms du monde entier seront tous équipés en 5G, Ericsson devra à nouveau gérer une fin de cycle. Huawei et Nokia seront moins touchés car ils sont présents sur toute la chaîne de valeur (matériel pour réseaux fixes, mobiles) tout comme Huawei (cloud et smartphones grand public). “Lorsque l’on veut intégrer des projets clés en main, avoir un seul équipementier, ça peut aider”, indique un client d’Ericsson qui ne souhaite pas apparaître. Mais Börje Ekholm reste confiant: “Selon les prévisions, les ventes d’équipements 5G vont continuer d’augmenter jusqu’en 2023 ou 2024. Je pense en réalité qu’elles progresseront plus longtemps. La 5G va digitaliser les entreprises d’une façon très différente des précédentes générations mobiles”. De fait, certaines fonctionnalités de la 5G (temps de latence du réseau très court, capacité à connecter des milliers d’objets) devraient être plus utiles aux professionnels qu’aux particuliers qui, eux, vont surtout bénéficier d’un plus grand débit.
C’est pour répondre à la diversité des besoins des entreprises qu’Ericsson a acheté l’américain Cradlepoint. Cette petite entreprise basée dans l’Idaho détient 25% d’un marché en plein essor aux Etats-Unis, le Wireless WAN. Il s’agit de réseaux mobiles privés qui permettent de connecter au très haut débit des trains, des ambulances, des bornes de retrait, des terminaux de paiement dans les commerces, sans attendre la fibre ou le câble. “Cradlepoint va être notre passerelle pour toucher les entreprises”, relève Erik Ekudden, le CTO.
Enfin, Ericsson va toujours croiser le fer avec Huawei. Si ses ventes de smartphones s’effritent en Europe, le champion chinois résiste plutôt bien aux sanctions américaines sur la partie télécoms. Le match entre le suédois presque deux fois centenaire et le groupe chinois trentenaire promet encore de très beaux sets. Tous les deux sont déjà à couteaux tirés… sur la 6G. Rendez-vous dans 10 ans.
Un article de Raphaël Balenieri (Les Echos, 8 octobre 2020).
Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la 5G
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici