L’importance des entreprises familiales pour l’économie belge ne peut être surestimée. Quelque 84% des entreprises dans notre pays entrent dans cette catégorie. Mais elles sont confrontées à des lacunes et à des défis. Une étude de la KU Leuven, commandée par BNP Paribas Fortis, fait le point.
Une recherche à grande échelle sur l’importance économique des entreprises familiales dans notre pays est exceptionnelle. “Nous voulions absolument obtenir un aperçu des préoccupations de cette catégorie d’entreprises, déclare Helmut Coessens, head of HR operating office de BNP Paribas Fortis.
Souvent, elles restent dans l’ombre dans les discussions sociétales et socio-économiques. Les entreprises familiales elles-mêmes nous disent qu’elles se sentent insuffisamment soutenues ou représentées.”
Méthodologie
L’étude de la KU Leuven sur les entreprises familiales en Belgique est basée sur un échantillon représentatif de 550 entreprises (interrogées par Ipsos). La définition européenne objective d’une “entreprise familiale” a été utilisée. Celle-ci prévoit trois conditions.
Premièrement, il doit y avoir au moins un employé qui n’est pas membre de la famille.
Deuxièmement, la majorité des actions ou des droits de vote à l’assemblée générale doit être entre les mains de la/les famille(s) fondatrice(s) ou dirigeante(s). Sauf si l’entreprise est cotée en Bourse, dans ce cas le seuil est de 25%. Troisièmement, au moins un membre de la famille doit encore être actif, soit comme administrateur, soit dans la direction opérationnelle de l’entreprise.
FORCES
Moteur de l’économie
L’étude montre que les entreprises familiales occupent une place centrale dans le paysage entrepreneurial belge. “84% de toutes les entreprises belges répondent à la définition européenne d’une entreprise familiale, affirme le professeur d’économie Johan Lambrecht de la KU Leuven, qui a coordonné la recherche. Cela donne à la Belgique un des scores les plus élevés en Europe.”
Il s’agit surtout de très petites entreprises : 89% des entreprises comptant moins de 10 travailleurs sont des entreprises familiales. Mais même dans la catégorie des entreprises avec au moins 200 employés, plus d’un tiers est entre des mains familiales. “La Belgique est un pays de PME, et la majorité des PME sont des entreprises familiales. Inversement, une entreprise familiale n’est pas automatiquement une PME, précise Johan Lambrecht. Nous avons aussi de nombreuses grandes entreprises, même cotées en Bourse, qui sont dirigées ou contrôlées par des familles. L’échelle est cependant un facteur différenciant important entre les entreprises familiales et non familiales. Plus le chiffre d’affaires est élevé, plus la part des entreprises familiales est faible.”
Les entreprises familiales représentent un tiers du produit intérieur brut et 40 pour cent de l’emploi dans notre pays.
Pourtant, les entreprises familiales constituent le moteur de notre économie. Elles représentent un tiers du produit intérieur brut et 40% de l’emploi dans notre pays. C’est une part d’emploi aussi grande que celle des entreprises non familiales, et le double de l’emploi créé par le secteur public. “40%, c’est comparable à l’Allemagne, où la part des entreprises familiales dans l’emploi est de 42%. Quand on parle de l’Allemagne, on fait référence à l’importance du Mittelstand, souvent de grosses PME, comme moteur de l’économie. L’importance de nos entreprises familiales est tout aussi décisive”, conclut Johan Lambrecht.

Ancrées localement et un modèle de continuité
Ce qui frappe, c’est qu’il y a peu de différences entre les Régions. La perception selon laquelle surtout la Flandre compte des entreprises familiales ne tient donc pas. Proportionnellement, il y en a autant en Wallonie. En Flandre, 85% des entreprises sont entre des mains familiales, et ce n’est pas différent en Wallonie. Ce n’est qu’à Bruxelles que leur part redescend à 76%, mais c’est logique : la capitale est le lieu d’implantation par excellence de sièges sociaux et de filiales de multinationales.
Les entreprises familiales sont principalement actives sur le marché local. Seul un quart déclare être actif à l’international, contre 40% chez les entreprises non familiales. “Mais lorsque les entreprises familiales exportent, la part des exportations dans leur chiffre d’affaires est tout aussi importante que chez les entreprises non familiales”, nuance Johan Lambrecht.
Dans près de 70% des entreprises familiales belges, la gestion quotidienne est entre les mains de la première génération. “Il s’agit surtout de la génération des baby-boomers, qui ont lancé leur propre entreprise dans les années 1950 ou 1960 et qui la dirigent encore aujourd’hui, explique Johan Lambrecht. Je trouve plus pertinent que 30% des entreprises familiales soient déjà dirigées par la deuxième, troisième ou une génération supérieure. Cette continuité est confirmée par un autre chiffre : les entreprises familiales belges existent en moyenne depuis 30 ans ; c’est même un peu plus longtemps que les entreprises non familiales.”
FAIBLESSES
Les entrepreneurs familiaux jouent trop souvent en solo
Le revers de la médaille est qu’environ la moitié des dirigeants d’entreprises familiales sont âgés de plus de 55 ans. Un sur cinq a même 65 ans ou plus. En France, par exemple, ce n’est qu’un sur 10. Les entreprises familiales disposent en général aussi de moins de conseils d’administration ou de conseils consultatifs actifs et de comités de direction. Seules quatre sur dix disposent d’un conseil d’administration ou d’un conseil consultatif actif, et pas moins de trois quarts n’ont pas d’équipe de direction. Lorsque ces organes existent, ils comptent moins de membres que dans les entreprises non familiales.
“Il est clair que tout le monde n’est pas ouvert aux administrateurs indépendants ou aux managers externes, indique Johan Lambrecht. Il y a encore trop d’entreprises familiales hermétiques, où l’entrepreneur ne peut ou ne veut pas partager ou transmettre le pouvoir. Ce sont souvent ces dirigeants plus âgés, qui ont du mal à se détacher de leur entreprise.”
“Il y a encore trop d’entreprises familiales hermétiques, où l’entrepreneur ne peut ou ne veut pas partager ou transmettre le pouvoir.” – Johan Lambrecht (KU Leuven)
Cinq types de cédants
Sur la base de leur position de départ, on peut définir cinq catégories d’entrepreneurs cédants, indique le professeur Johan Lambrecht.
1. Les monarques : “Ceux-là, on les connaît. Ils ne vont pas transmettre l’entreprise. Ils ne lâchent pas le pouvoir.”
2. Les généraux : “Ils quittent l’entreprise, souvent en raison d’un problème physique. Mais ils guettent pour reprendre le pouvoir. Les généraux sont dangereux. Ils n’hésitent pas à détrôner leurs enfants. Ils le peuvent, car ils sont restés actionnaires principaux ou uniques.”
3. Les ambassadeurs : “Idéal : ce sont les entrepreneurs qui organisent leur succession à temps et continuent à jouer un rôle, comme conseiller officieux sur demande.”
4. Les gouverneurs : “Eux aussi organisent la transmission à temps, mais coupent définitivement tout lien avec l’entreprise. Ils sont partis pour de bon.”
5. Les maréchaux : “C’est une catégorie que j’ai récemment ajoutée, après qu’un entrepreneur m’en a parlé suite à un séminaire. ‘Vous avez oublié le maréchal’, m’a-t-il dit. Quand j’ai demandé de qui il parlait, il m’a répondu: ‘L’armée peut tomber en ruine, tant que moi je reste debout. C’est le maréchal.’ Il existe en effet des entrepreneurs que l’on peut décrire ainsi, et qui écartent les successeurs pourtant prêts à prendre la relève.”
Incertitude quant à la succession
Bien qu’environ la moitié de tous les dirigeants d’entreprises familiales aient plus de 55 ans, seuls 20% envisagent une transmission d’entreprise à court terme (au plus tard dans les cinq ans). Parmi ceux qui souhaitent transférer l’actionnariat dans les cinq ans, près d’un cinquième n’a pas encore de vision sur la future structure actionnariale. La moitié préfère un successeur familial. Un quart pense à des personnes externes qui ne sont pas encore actives dans l’entreprise.
Fait remarquable, des chiffres similaires s’appliquent à la transmission de la direction de l’entreprise. “Cela m’a quelque peu surpris, reconnaît Johan Lambrecht. Surtout quand on regarde la répartition par catégorie d’âge : 45% des entrepreneurs âgés de plus de 64 ans n’ont pas encore de plan de transmission formel et ne savent pas quand ils céderont la direction quotidienne à quelqu’un d’autre. Alors que toutes les études indiquent qu’idéalement, on transmet la direction quotidienne à la soixantaine.”

“Le temps nécessaire pour transmettre avec succès une entreprise familiale est sous-estimé, estime notre interlocuteur. Organiser la succession ou transmettre une entreprise est un processus qui peut durer de nombreuses années. Mon conseil aux entrepreneurs familiaux est donc de s’y atteler à temps. Plus les dirigeants attendent, plus la tâche sera difficile pour leurs successeurs.”
Johan Lambrecht est conscient que certains entrepreneurs ont du mal à céder la direction opérationnelle : “Une transmission est un processus émotionnel qui exige une planification rigoureuse. En tant que dirigeant, il faut être prêt à céder le contrôle et le pouvoir, et accepter que de nouvelles idées ou stratégies puissent apparaître. Ce processus psychologique est souvent plus difficile que les dispositions juridiques ou financières à prendre.”
Cela va jusqu’à ce que certains entrepreneurs ne puissent ou ne veuillent pas se détacher de leur entreprise. “Ils disent que l’entreprise est leur enfant, mais en réalité ils doivent s’assurer qu’elle devienne leur petit-enfant, indique l’experte de BNP Paribas Fortis. Une transmission d’entreprise ne doit pas non plus signifier un adieu définitif. Le dirigeant familial peut prendre un nouveau rôle : informel – celui de conseiller à la demande – ou formel – celui de président du conseil d’administration ou du conseil consultatif.”
La faible productivité
Les entreprises familiales sont nettement moins productives que leurs homologues non familiales du même secteur, même dans les différentes classes de taille, selon l’étude. La médiane de la valeur ajoutée par travailleur est inférieure de deux tiers dans les entreprises familiales. En d’autres termes : les entreprises non familiales sont trois fois plus productives que les entreprises familiales.
“C’est inquiétant, surtout dans un pays avec des coûts salariaux très élevés, comme la Belgique, explique le professeur Lambrecht. Si les coûts salariaux augmentent rapidement, comme ces dernières années, il est crucial de les compenser par une augmentation de la productivité. Sinon, on perd en compétitivité, car le coût salarial par unité de produit augmente. Cela vaut non seulement pour l’économie d’un pays, mais aussi pour une entreprise individuelle. Je recommande donc aux entreprises familiales de mieux surveiller leur productivité et de prendre des mesures pour l’améliorer.”
L’étude montre que cette prise de conscience est présente. Plus de six entreprises familiales sur dix souhaitent améliorer la productivité et leur position de liquidité dans les trois prochaines années, tout en réalisant une croissance interne. Les investissements dans la numérisation et les nouvelles technologies figurent également en bonne place sur l’agenda. La durabilité semble être moins une priorité.
Des connaissances financières parfois insuffisantes
Les entrepreneurs se concentrent souvent entièrement sur leur activité et laissent les finances à un comptable/expert-comptable. En raison de la petite taille de l’entreprise familiale, il n’y a souvent pas de place pour un CFO ou un département financier. Ce manque de connaissances financières peut nuire aux PME familiales. “Les faillites sont généralement la conséquence de problèmes de liquidités ou de trésorerie”, affirme Johan Lambrecht.
“Les entreprises familiales doivent accorder plus d’attention à l’argent présent sur leur compte bancaire, souligne-t-il. Regarder uniquement le chiffre d’affaires, le bénéfice ou le cash-flow comptable ne suffit pas. Elles doivent comprendre que ce cash-flow diffère souvent de leur position de trésorerie réelle. Cela implique de prêter attention aux besoins en fonds de roulement et à la gestion de la trésorerie. Je conseille toujours de suivre le principe : ‘Le chiffre d’affaires, c’est de la vanité, le bénéfice, c’est du bon sens, mais la trésorerie, c’est la réalité’.”
Que les entrepreneurs familiaux se laissent guider par leur intuition et leur instinct, c’est acceptable, dit Johan Lambrecht, mais ils doivent regarder davantage le tableau des paramètres financiers classiques, comme l’Ebitda, le bénéfice brut d’exploitation et le rapport entre les rémunérations et la valeur ajoutée. “Un entrepreneur familial doit aujourd’hui être un acteur pensant. L’intuition ne doit pas faire obstacle à l’analyse financière. En réalité, toute personne ayant des responsabilités dans une entreprise familiale, que ce soit dans l’actionnariat, la gouvernance ou la direction, doit comprendre et en partie parler le langage financier. Une formation approfondie est souvent nécessaire pour acquérir ces connaissances financières.”
Une préoccupation importante : la pression réglementaire
Les entreprises familiales sont principalement préoccupées par le chiffre d’affaires et le bénéfice, et la maîtrise des coûts. Rien de nouveau sous le soleil jusqu’ici. Interrogées sur leur principale préoccupation, elles placent ensuite en troisième position la gestion de la prolifération des réglementations et des mesures gouvernementales, ainsi que les nombreuses obligations administratives qui en découlent.
“Parce que les entreprises familiales sont souvent de plus petites entreprises,ces obligations pèsent davantage, explique le professeur Johan Lambrecht. Toute la paperasse coûte plus d’efforts aux entreprises familiales qu’aux non familiales. Et cela ne concerne pas seulement le nombre de formulaires, mais aussi leur complexité, le langage utilisé et l’accès aux instances publiques.
Deux tiers des entreprises familiales considèrent cela comme l’un des défis les plus lourds.”