Des skateboards pour changer le monde

© PG / Romane Iskaria

Peut-on allier amour de l’art, action sociale, sport et business? Le Belge Charles-Antoine Bodson, fondateur de The Skateroom, prouve que oui.

“Notre monde change de paradigme!”, nous répétera plusieurs fois Charles-Antoine Bodson dans les bureaux saint-gillois de The Skateroom. Pour le fondateur et CEO de cette PME, le temps est venu de cesser la course au seul profit pour poser les bases d’un monde où l’on réfléchit à l’impact environnemental et sociétal de ce que l’on accomplit. L’homme d’affaires s’y attelle d’ailleurs déjà depuis 10 ans… en vendant des planches de skate sur lesquelles sont reproduites les œuvres des plus grands artistes contemporains, et en reversant au moins 10% des revenus à des associations qui travaillent avec des enfants défavorisés.

Une rencontre décisive

Comme beaucoup d’histoires, celle de The Skateroom a débuté par une rencontre. En 2013, Charles-Antoine Bodson, fils de feu Philippe Bodson (entre autres CEO de Glaverbel et de Tractebel) réussit un joli coup en revendant la société des chèques-cadeaux Bongo qu’il a cofondée 10 ans plus tôt. Passionné par l’art contemporain, l’homme gère aussi une galerie.

“Je possédais une collection de quelque 4.000 planches de skate illustrées par des artistes contemporains, que je m’étais constituée personnellement. Lors d’un salon, j’ai rencontré le skateur australien Oliver Percovich, fondateur de l’ONG Skateistan, qui construit des skateparks dans des pays défavorisés afin d’accueillir des enfants – garçons et filles, souvent venus de la rue – pour les initier au skate et, par ce biais, leur apporter un cadre et leur donner accès à la scolarité. Il venait d’en faire construire un en Afghanistan et cherchait des fonds pour en ériger d’autres. J’ai été touché par son action et j’ai vendu une partie de ma collection pour l’aider. Ce qui m’a permis de lui verser 50.000 dollars.”

“En Belgique, l’accueil fut tiède, j’ai donc visé plus haut”.

“Trois mois plus tard, je l’ai accompagné à l’ouverture d’un parc au Cambodge, à Phnom Penh, poursuit Charles-Antoine Bodson. Ça a changé ma vie… Je suis issu d’une famille aisée, j’ai bien gagné ma vie. Mais là, j’ai vu vers quoi je voulais vraiment me diriger: un projet avec du sens, des valeurs. J’ai décidé de vendre une large part du reste de ma collection (près de 3.200 planches) pour récolter des fonds et aider tous ces enfants que personne ne regarde!”

Pour ce faire, Charles-Antoine Bodson contacte alors les meilleurs “distributeurs d’art contemporain”: les musées. “En Belgique, l’accueil fut tiède, j’ai donc visé plus haut”. Très haut puisqu’il traverse l’Atlantique et frappe à la porte du Moma, le musée d’art moderne et contemporain de New York, séduit d’emblée. “Nous sommes devenus des partenaires solides. La fondation suisse Beyeler a également répondu présent et vendu beaucoup de planches. J’ai ainsi écoulé ma collection assez vite et suis devenu le principal soutien financier de Skateistan. D’autres ONG nous ont alors approchés et on a élargi le spectre…”

“Au moins 10% des ventes sont reversées aux ONG.”

Sa collection s’épuisant, Charles- Antoine décide alors de produire lui-même de nouvelles planches. “J’ai approché en direct les artistes ou leurs ayants droit, tout en négociant avec les galeristes et les musées. L’artiste chinois Ai Weiwei a été l’un des premiers à nous rejoindre, il a directement compris notre action. Nous avons déjà cinq collaborations à notre actif avec lui. D’autres ont suivi comme Raymond Pettibon, Jeff Koons et Paul McCarthy pour ne citer qu’eux, tous séduits par l’aspect social du projet.”

De 200 à 30.000 dollars selon l’artiste

“On écoule environ 40.000 planches par an, à des prix qui vont de 200 à 30.000 dollars selon l’artiste, le nombre d’exemplaires, les conditions de réalisation, continue le fondateur. On a aussi créé une machine unique qui nous permet de réaliser des sérigraphies en direct lors d’événements par exemple, ce qui augmente la cote de l’œuvre. Au moins 10% des ventes sont reversées aux ONG, mais il nous arrive de verser jusqu’à 50% à certaines œuvres. Le reste sert à rembourser les investissements, payer les coûts de fabrication, l’équipe, les musées, les galeries et, bien sûr, les artistes. Fait notable: 95% d’entre eux nous laissent leur part, préférant verser l’argent aux ONG. Pour arriver à cela, il me faut impérativement travailler avec des gens engagés, qui ont le social dans les tripes et avec qui on est d’une transparence totale sur la finalité du projet, la répartition de l’argent, les conditions de fabrication, etc.”

Jeff Koons, notamment, est au catalogue de l’entreprise. © PG / Skateroom

Sur ce point, un autre challenge est d’atteindre l’équilibre financier tout en respectant, à chaque étape, de stricts critères environnementaux et éthiques. “Nous pourrions utiliser des planches à 2,5 dollars fabriquées en Chine dans des conditions obscures. Nous avons préféré opter pour des planches en érable canadien certifiées FSC, à 27 dollars. On utilise des encres écologiques, on paie une compensation pour les émissions de CO2… Pour certains, c’est une aberration économique. Mais pour nous, une évidence: on reste en phase avec nos valeurs. Et on attend la même rigueur de nos partenaires. Il m’est arrivé plusieurs fois de me lever de table lors de négociations quand je percevais que ce n’était pas le cas. Soit parce que je sentais que l’artiste se f… du projet social, soit parce que le partenaire ne respectait pas toutes nos valeurs.”

The Skateroom a été l’une des premières sociétés belges à recevoir le label B-Corp (Benefit corporations) décerné aux entreprises accordant une attention particulière aux hommes et à l’environnement.

“Il ne s’agit plus aujourd’hui de faire de l’argent à tout prix. Les entreprises ont le pouvoir de changer positivement le monde. J’y croyais quand j’ai démarré ce projet, j’y crois plus fort encore aujourd’hui. Et depuis la pandémie, je constate que de plus en plus de sociétés empruntent cette voie. Pour ma part, même si je veille à ce que l’on atteigne un certain équilibre financier et à ce que mes collaborateurs soient rétribués justement, je veux avant tout promouvoir et développer un projet social et humain. Ma plus grande fierté, c’est d’entendre ma fille de 10 ans qui, lorsqu’on lui demande ce qu’elle veut faire plus tard, répondre: aider les autres!” La relève est assurée.

Coup de pied royal

Suite aux attentats qui ont frappé Bruxelles, Charles-Antoine Bodson avait proposé de faire construire un skatepark à Molenbeek, histoire de soutenir la commune dans ses stratégies d’aides à la jeunesse locale. Las, les portes et les oreilles du personnel politique contacté s’étaient à peine ouvertes. Mais en mars 2023, le CEO participe à une visite d’Etat en Afrique du Sud et présente un projet de skatepark à Johannesburg devant le couple royal. Philippe se fait même immortaliser sur une planche pour l’occasion: un cliché qui fait le buzz dans le monde entier.

“Je reviens d’un voyage à New York, où des gens m’ont dit ‘Vous avez le roi le plus cool du monde’!” Surtout, la rencontre entre les deux hommes s’est révélée décisive: “Lorsque Sa Majesté, qui était déjà très informée sur notre projet, interpelle ensuite nos ministres en leur disant ‘Et chez nous, c’est pour quand? ’, je peux vous dire que tout d’un coup, ça bouge!” Le dossier suit son cours…

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