Des industriels tirent la sonnette d’alarme : “Notre cœur est en Belgique. Mais nous avons besoin de sécurité énergétique”

Bernard Thiers, Xavier Pontone, Axel Neirynck, Steven Vaelen, Luc Sterckx en Magali Vercammen.
Daan Killemaes Economiste en chef de Trends Magazine (NL)

En Belgique, la facture énergétique des industries est colossale et leurs patrons s’inquiètent. Ils paient leur électricité deux fois plus cher qu’en France, ils doivent investir massivement dans la transition énergétique, ils s’interrogent si la Belgique est en mesure de produire suffisamment d’électricité et finalement ils ne trouvent aucune assurance dans la politique énergétique inconstante. “Le point de rupture est proche”, déclare Axel Neirynck d’Aluminium Duffel.

La crise énergétique n’est peut-être pas aussi préoccupante qu’il y a quelques mois, mais le ciel des industriels, grands consommateurs d’énergie en Belgique, est loin de s’éclaircir. En collaboration avec le consultant KMPG Belgium, Febeliec, la fédération des consommateurs industriels d’électricité et de gaz naturel en Belgique, a mené une enquête sur les sujets brûlants du marché de l’énergie à la fin de l’année dernière. “Les industriels indiquent que les prix de l’électricité qu’ils paient, coûts de réseau et taxes compris, sont parmi les plus élevés au monde”, explique Magali Vercammen, consultante principale de KPMG pour le secteur de l’énergie. “Le mécontentement est plus profond et le secteur s’inquiète concernant la sécurité de l’approvisionnement et ce juste au moment où il doit investir massivement dans la transition énergétique. De plus, depuis des années, la Belgique n’a pas de stratégie claire, ce qui crée une incertitude supplémentaire”. Les conséquences se font déjà sentir sur le terrain. “Les investissements permettant l’expansion ont été complètement abandonnés. Nous mettons notre industrie en danger”, déclare Luc Sterckx, président de Febeliec.

Qui peut mieux que les grands consommateurs industriels eux-mêmes expliquer les défis auxquels ils sont confrontés ? Bernard Thiers, Axel Neirynck, Xavier Pontone et Steven Vaelen utilisent beaucoup d’énergie pour produire respectivement des revêtements de sol, des produits de laminage d’aluminium, des gaz industriels et du zinc. Trends les a réunis autour d’une table en collaboration avec KMPG et Febeliec.

Xavier Pontone est le directeur général des sites d’Air Liquide aux Pays-Bas et en Belgique. Air Liquide produit des gaz industriels tels que l’azote, l’oxygène ou l’argon. Air Liquide exploite également des pipelines pour fournir des gaz industriels tels que l’hydrogène, l’oxygène, l’azote et le CO2.

Steven Vaelen est le directeur général de Nyrstar Belgium, qui traite le zinc et d’autres matériaux critiques tels que le cuivre, le nickel et le cobalt sur deux sites belges (Balen/Lommel et Pelt). Nyrstar est l’une des plus grandes fonderies de zinc au monde et représente 1,5 % de la consommation d’électricité de la Belgique. 

Axel Neirynck est vice-président des finances d’Aluminium Duffel, qui fabrique des produits semi-finis en aluminium sous forme de bobines ou de feuilles pour des marques automobiles et industrielles haut de gamme.

Bernard Thiers est le PDG d’Unilin, qui produit des revêtements de sol, des panneaux de bois et des isolants (groupe américain Mohawk Industries). Unilin emploie 8 500 personnes sur 105 sites, dont 30 sites de production. Les sites de production les plus énergivores se trouvent en Belgique et en France.

Magali Vercammen travaille pour KMPG en tant que consultante principale pour le secteur de l’énergie. Luc Sterckx est président de Febeliec, la fédération des consommateurs industriels d’électricité et de gaz naturel en Belgique.

Dans quelle mesure êtes-vous préoccupé par la sécurité de l’approvisionnement en électricité, notamment en raison de l’augmentation de la demande au cours des prochaines années ?

AXEL NEIRYNCK (ALUMINIUM DUFFEL). “La garantie de l’approvisionnement en énergie est cruciale, car nous ne pouvons pas simplement arrêter notre production. Nous devons fournir à nos clients, les constructeurs automobiles, des volumes définis par contrat. Pour un nouveau modèle de voiture, nous fournissons nos premiers produits trois ans après la nomination, puis pendant les sept années de la durée de vie du modèle. Nous nous engageons donc pour 10 ans à un prix fixe. Sur la base de quel prix de l’énergie dois-je faire mon offre aujourd’hui ? Nos concurrents doivent également proposer un prix fixe, mais si d’autres pays ont une politique et des prix énergétiques plus stables, nous sommes désavantagés par rapport à la concurrence. Nous supportons 100 % du risque lié à la volatilité des prix et à la sécurité de l’approvisionnement. Pendant la crise énergétique, nous avons demandé l’aide des constructeurs automobiles pour survivre. Les négociations ont été extrêmement difficiles, mais nous avons obtenu quelques compensations. Nous sommes toujours là, mais cette incertitude n’est pas amusante. Nous avons besoin d’une sécurité d’approvisionnement à des prix abordables.

BERNARD THIERS (UNILIN). “La capacité de production d’électricité en Belgique doit être suffisamment élevée pour répondre à la demande intérieure. Nous nous trompons si nous comptons sur l’énergie nucléaire de la France ou sur l’énergie éolienne du Danemark. En cas de problèmes en France ou au Danemark, nous serons les premiers à être déconnectés du réseau. La Belgique doit pouvoir s’approvisionner elle-même en électricité. Ce n’est qu’en cas de défaillance des centrales électriques que nous devrions dépendre de l’énergie étrangère”.

NEIRYNCK. “Le grand public pense que les énergies renouvelables fourniront l’énergie nécessaire. Mais que se passe-t-il s’il n’y a pas de vent pendant plusieurs jours en hiver ? L’industrie a besoin d’une énergie fiable et stable. Les énergies renouvelables ne peuvent pas le faire. On l’oublie. Nous ne pouvons pas simplement allumer et éteindre nos usines. Le débat devrait porter sur la quantité d’électricité contrôlable que nous voulons dans ce pays, à un prix abordable et sans exclure à l’avance certaines technologies de production. Les fermes de batteries ne résolvent pas ce problème, car elles ne peuvent garantir qu’une charge de base pendant quelques heures tout au plus.  La disponibilité de l’énergie à des prix abordables est la base de notre prospérité. Sans un approvisionnement énergétique fiable, notre industrie se déplacera à l’étranger. Ce processus est déjà en cours. De nombreuses décisions d’investissement sont reportées et les entreprises recherchent des sites alternatifs sur d’autres continents. La menace est réelle, mais elle ne semble pas bien comprise. Néanmoins, le point de rupture est proche…

THIERS. “Si vous voulez maintenir l’industrie en Europe, vous devez disposer d’un approvisionnement énergétique fiable et abordable qui nous permette de rester compétitifs, non seulement par rapport à nos voisins, mais par rapport au reste du monde. C’est à partir de là que l’on construit un système d’énergie alternative, mais cette base est compromise en Belgique. N’oublions pas non plus que la demande d’électricité augmentera en raison de l’électrification croissante de notre mobilité, de notre chauffage et de notre industrie. Nous avons besoin d’une plus grande capacité de production. Comment allons-nous y parvenir ? Cette question reste ouverte.

STEVEN VAELEN (NYRSTAR). “Sans industrie de base en Belgique, on devient beaucoup plus dépendant des autres pays. L’Europe produit à peine ses propres panneaux solaires. L’industrie éolienne pourrait suivre le même chemin. Nous produisons du zinc, qui n’est pas en soi une matière première stratégique, mais qui est essentiel pour la transition verte, notamment en tant que matériau protecteur de l’acier dans les éoliennes et sous les parcs solaires. Nous voyons également des opportunités de traiter d’autres matériaux critiques comme le germanium ou le gallium. Heureusement, l’Europe commence à voir la lumière dans ce domaine. Mais aux Pays-Bas, nous avons fermé un site de production en raison de l’explosion du coût d’acheminement de l’électricité par le réseau à haute tension jusqu’au site. La facture a atteint 25 millions d’euros par an et nous devons absolument éviter cela en Belgique.

Remettez-vous vos investissements à plus tard ?

VAELEN. “Nos investissements se concentrent actuellement sur la flexibilité de l’achat d’électricité, et non sur la production d’électricité. À part cela, nous investissons principalement dans notre licence d’exploitation et afin d’améliorer notre efficacité. Nous croyons fermement qu’il vaut mieux être vert ici que gris ailleurs lorsqu’il s’agit de l’industrie européenne. Entre-temps, nous ne prévoyons guère d’investissements d’expansion. À plus long terme, les coûts de l’énergie sont un facteur important dans la localisation des nouveaux investissements. La Belgique n’est actuellement pas du tout compétitive par rapport à la France, qui offre non seulement des subventions, mais peut également garantir une énergie abordable. La France est beaucoup plus favorable envers l’industrie que la Belgique et est devenue un lieu d’implantation beaucoup plus intéressant pour les projets futurs.

XAVIER PONTONE (AIR LIQUIDE). “Nous investissons dans la flexibilité et l’efficacité depuis que les prix de l’énergie ont augmenté. Il faut le faire pour rester compétitif, mais on ne peut plus utiliser ces ressources pour des investissements d’expansion, par exemple. Par exemple, nous prévoyons d’investir dans le captage et le stockage du CO2. Nous avons développé cette technologie nous-mêmes et nous voulons aussi la mettre sur le marché pour l’industrie pétrochimique. Les investissements sont en cours, mais nous attendons toujours un cadre réglementaire clair… Or ce cadre est crucial pour les investissements à long terme”.

NEIRYNCK. “Nous investissons principalement afin de réduire la consommation d’énergie. Nous produisons toujours moins qu’avant la crise énergétique, mais nous essayons d’utiliser à nouveau notre pleine capacité, ce qui est important pour qu’une entreprise comme la nôtre fonctionne efficacement. Nous signons également des contrats à long terme pour l’énergie éolienne et investissons massivement dans les panneaux solaires, mais même dans ce cas, les énergies renouvelables ne peuvent couvrir que 18 % de notre consommation annuelle. Nous voudrions aller plus loin, mais cela devient très coûteux d’acheter le reste de l’électricité dont nous avons besoin sur le marché. Par conséquent, si nous optons pour davantage d’énergies renouvelables, notre facture d’électricité risque d’augmenter. Pourquoi ne pouvons-nous pas conclure un contrat d’achat avec les producteurs d’énergie nucléaire comme nous le faisons avec un exploitant de parc éolien ? Donnez-nous 10 ans d’électricité provenant d’une centrale nucléaire à un prix fixe. Cela nous donnerait la sécurité dont nous avons besoin”.

THIERS. “Outre l’innovation, nous investissons dans la réduction de la consommation d’énergie. Les investissements d’expansion ne sont pas au programme, car notre secteur est toujours en crise en raison de la faible demande pour nos produits. Si nous devions envisager des investissements d’expansion à plus long terme, ils se feraient en France plutôt qu’en Belgique. L’électricité est deux fois moins chère en France. Il se peut même que les investissements se fassent hors d’Europe, dans des régions où l’énergie et les matières premières de base sont moins chères.

Les plans d’investissement seraient complètement différents si vous aviez la certitude que la Belgique disposera de suffisamment d’électricité pour les 20 prochaines années ?

THIERS. “Notre cœur est en Belgique. Nous disposons ici d’une bonne main-d’œuvre. Nous disposons des connaissances nécessaires. Nous sommes innovants. Nous ne voulons rien de plus que de continuer à investir en Belgique. Mais nous avons besoin d’une infrastructure de base. Nous avons besoin d’une énergie disponible et abordable, et de la perspective qu’elle le reste. C’est encore possible. En tant que gouvernement, élaborez un plan à long terme clair, et l’industrie alignera ensuite ses projets sur ce plan.

LUC STERCKX (FEBELIEC). “Notre industrie se bat pour sa survie. Or, pour l’économie, l’industrie est la poule aux œufs d’or.”

VAELEN. “La France et l’Allemagne ont plus de ressources que la Flandre ou la Belgique. Il est très important pour nous d’avoir des conditions de concurrence équitables sur le marché européen, mais elles sont sous pression.”

Pour renforcer la sécurité de l’approvisionnement, le gouvernement a conclu un accord avec Engie pour maintenir Doel 4 et Tihange 3 ouverts pendant dix années supplémentaires. Est-ce un signe que le gouvernement est à l’écoute de vos préoccupations ?

NEIRYNCK. “C’est un signal positif et un pas en avant, mais pourquoi pas 20 ans ? Cela ressemble à un compromis politique qui a un coût”.

THIERS. “Je ne suis pas spécifiquement pour l’énergie nucléaire. Je suis pour une énergie neutre pour le climat qui peut fournir une charge de base fiable.”

PONTONE. “Nous n’avons pas besoin d’un plan décennal. Nous avons besoin d’un plan sur 20 ou même 30 ans. Les plans d’investissement ont un horizon d’au moins 15 ans.  Nous avons donc besoin d’une vision pour les 15 prochaines années de notre bouquet énergétique et de son coût.”

La transition énergétique est un autre critère important. L’étude de KPMG montre qu’elle implique des investissements importants pour des rendements limités.

VAELEN. “Avec l’importance croissante de l’énergie éolienne et solaire, la volatilité de l’approvisionnement en électricité augmente. Nous devons la gérer. Nyrstar veut jouer un rôle de premier plan en adaptant sa production et donc sa demande d’énergie à l’offre et au prix de l’énergie verte.  Pour maintenir une production moyenne, nous investissons dans l’augmentation de notre capacité de production de 30 %. Nous pourrons ainsi produire plus quand nous le pouvons et moins quand nous le devons. De cette manière, nous atteignons toujours la production annuelle nécessaire pour rester rentables. C’est ce que nous appelons notre batterie virtuelle. Bien sûr, cela augmente aussi nos coûts d’exploitation, alors que nous devons rester compétitifs par rapport aux États-Unis ou à l’Asie, où les entreprises paient leur énergie moins cher.”

STERCKX. “L’industrie est heureuse de participer à la transition climatique en répondant à une production d’électricité plus volatile par une part croissante d’énergie renouvelable avec une production flexible. Mais cette flexibilité a un prix élevé. On l’oublie parfois. Si vous voulez produire 100 en moyenne, vous devez disposer d’une capacité de 150, par exemple, pour atteindre de manière flexible une production moyenne de 100. Vous pouvez alors produire 50 lorsque le prix de l’électricité est élevé et 150 lorsque le prix est bas. Vous devez investir dans une capacité de production supplémentaire pour produire de manière flexible. Les coûts unitaires totaux de production augmentent donc. Si les concurrents internationaux n’ont pas à le faire, notre position concurrentielle se dégrade.

PONTONE. “Nous investissons dans des capacités de production plus flexibles afin de mieux faire face à la volatilité croissante des prix de l’électricité. Nous voulons également investir dans des actifs qui permettent de mieux équilibrer le réseau électrique, tels que les électrolyseurs, qui convertissent l’excédent d’électricité verte en hydrogène. Ces investissements sont cruciaux pour la transition énergétique, mais ils sont impossibles sans le soutien des pouvoirs publics en raison des prix élevés de l’énergie et de l’inflation”.

De toutes les grandes régions économiques, c’est l’Europe qui fait les plus gros efforts en matière de climat. L’industrie européenne peut-elle faire face ?

STERCKX. “Nous risquons que l’Europe aille trop vite. Le processus de production devient plus coûteux. Le climat n’en profitera pas si notre industrie se déplace vers des régions où les normes environnementales sont moins strictes. Le Green Deal européen s’accompagne d’un risque industriel important.”

THIERS. “Qu’on ne s’y trompe pas. En tant qu’industriels, nous ne sommes pas contre les objectifs climatiques, bien au contraire. Tout le monde autour de la table est d’accord sur ce point. Notre système énergétique doit devenir neutre sur le plan climatique d’ici 2050. Nous voulons être durables, mais nous voulons aussi continuer à exister en tant qu’industrie.  Je constate que les émissions de CO2 de la Belgique augmentent parce que nous fermons des centrales nucléaires. Nous avons besoin d’une voie claire vers 2050 et ce sans compromettre l’approvisionnement en énergie”.

PONTONE. “Nous sommes tous déterminés à faire de la transition climatique un succès. Mais regardez comment les États-Unis s’y prennent avec leur loi sur la réduction de l’inflation (IRA). Ce qui compte, c’est la réduction des émissions de carbone que vous pouvez réaliser, pas la manière dont vous le faites. Nos clients américains ne comprennent pas les réglementations européennes. C’est pourquoi ils n’investissent pas en Europe. Aux États-Unis, la réglementation par l’intermédiaire de l’IRA est très simple. Vous recevez une aide lorsque vous réduisez vos émissions de CO2. C’est tout. En Europe, les réglementations complexes entravent les investissements. Ces règles européennes doivent en outre être transposées en 27 règles nationales dans les 27 États membres. Ce serait déjà beaucoup mieux si nous avions une règle européenne simple applicable partout”.

L’Europe imposera bientôt une taxe à l’importation sur les produits fabriqués de manière moins respectueuse du climat. Ce mécanisme « Carbon Border Adjustment Mechanism » (CBAM) rétablira-t-il des conditions de concurrence équitables ?

NEIRYNCK. “Le CBAM offre une certaine protection, mais lorsque cette taxe entrera en vigueur, les dégâts seront peut-être déjà importants. Et attention, le CBAM ne s’applique pas aux produits finis. De cette manière, vous poussez l’industrie à quitter l’Europe, car vous incitez d’autres régions à exporter des produits finis vers l’Europe. En outre, le CBAM n’aide pas les entreprises européennes à exporter vers la Chine, par exemple. Il n’y a pas de compensation pour cela. Nous devons devenir trop rapidement plus respectueux du climat. Nous avons besoin de temps et d’un plan clair. Le “Green Deal” européen nous fixe des objectifs pour 2050. Mais où est l’accord industriel correspondant ?

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