Delhaize : “Robert Tollet sera comme un démineur dans une crise politique”
Avocat spécialisé en droit du travail, Jérôme Aubertin (Stibbe) salue la désignation d’un facilitateur pour tenter de sortir du conflit chez Delhaize. Mais il prévient : renouer le dialogue sera « très compliqué ».
Quel est le rôle d’un « facilitateur » dans un conflit comme celui chez Delhaize ?
Désigner un facilitateur, ce n’est pas habituel. Le ministre de l’Economie Pierre-Yves Dermagne (PS) avait d’abord nommé un conciliateur –c’est alors un fonctionnaire du SPF Emploi- et cela n’a pas fonctionné. Ce conflit n’a pas évolué depuis le mois de mars. Je comparerais la désignation de Robert Tollet à celle d’un démineur dans une crise gouvernementale. Il va prendre contact avec les deux bancs et, petit à petit, répercuter ce qu’il entend de part et d’autre car, jusqu’ici, il n’y a aucune communication entre les syndicats et la direction de Delhaize.
Avec quelle chance de réussite, selon vous ?
Ce sera évidemment très compliqué. Robert Tollet a pour lui une belle expérience du dialogue social, après avoir présidé le Conseil central de l’économie pendant 32 ans. Il a l’habitude de chercher des terrains d’entente entre représentants patronaux et syndicats, sur des sujets aussi peu évidents que la norme salariale par exemple. Tout le monde loue sa grande discrétion, ce qui sera nécessaire pour que sa mission réussisse. Les ramener autour de la table sera un fameux défi. Pour ce faire, Robert Tollet devra arriver à exprimer un point de départ de discussion qui conviendra à tout le monde.
Enfin, il s’agit d’un francophone et, comme le conflit est plus dur à Bruxelles et en Wallonie, il comprendra peut-être mieux certaines inquiétudes des syndicats.
Parmi ces inquiétudes, il y a celle d’une dégradation des conditions de travail dans les magasins franchises. Le facilitateur peut-il apporter des garanties sur ce plan ?
Malheureusement, non. Il peut rappeler que la convention 32 bis sur le transfert d’entreprise s’applique dans le cas présent et protège bien les travailleurs. Dans un premier temps, il n’y a donc aucune raison que les conditions de travail soient modifiées. Mais dans un premier temps uniquement. Le facilitateur ou qui que ce soit ne peut donner des garanties dans la durée. A terme, un franchisé pourra souhaiter adapter les conditions de travail ou les effectifs dans son ou ses magasins.
A travers ce conflit, n’est-ce pas aussi le pouvoir des syndicats qui se joue ? Dans des magasins franchisés, il n’y a pas de conseil d’entreprise ou de Comité pour la prévention et la protection au travail (CPPT)…
Effectivement, c’est une perte de pouvoir colossale pour eux. D’autant qu’il y aura probablement moins de travailleurs syndiqués dans ces petites unités où les travailleurs peuvent s’adresser directement au patron pour régler les problèmes. Je comprends donc parfaitement que cela fasse peur aux syndicats. Il est clair que si Delhaize a enclenché le processus, d’autres suivront peut-être. La franchisation peut potentiellement toucher de nombreux secteurs et pas seulement la grande distribution.
Cela étant, il faut aussi cerner les limites de ce conflit et du rôle du facilitateur. Il ne faut pas espérer dégager chez Delhaize une solution qui s’appliquerait à toutes les situations identiques. Ça, c’est le rôle du politique, c’est à lui de voir s’il faut intervenir ou non pour modifier les règles, éventuellement en confiant une mission à ce propos à une instance comme le Conseil national du travail.
La direction de Delhaize, elle aussi, campe sur ses positions. Que peut faire le facilitateur à cet égard ?
Delhaize va devoir écouter les préoccupations de ses travailleurs. Jusqu’ici, l’entreprise communique très peu. J’ai l’impression qu’ils ne font pas exactement savoir ce qui va arriver, ni au personnel ni aux consommateurs. On peut comprendre une certaine prudence, notamment concernant les garanties, mais on n’a aucune réponse aux inquiétudes, exprimées quasi quotidiennement dans les médias par les travailleurs. C’est comme s’ils ne les entendaient pas, le décalage est énorme.
Cette absence de dialogue au sein de l’entreprise est assez étonnante car, jusqu’ici, quand on parlait de tensions sociales dans la grande distribution, on pointait plus fréquemment Carrefour que Delhaize.
Un autre conflit social s’enlise en Belgique, celui chez Ryanair. Est-ce une coïncidence temporelle ou avançons-nous vers un durcissement des conflits ?
Je crois que nous vivons dans une société où les gens sont de moins en moins à l’écoute. Les crises politiques aussi sont de plus en plus dures. Nous sommes en train de perdre cette faculté de trouver des compromis, de concilier les points de de vue qui a fait la force de la Belgique. On entre en négociation, en voulant obtenir gain de cause sur toute la ligne, en ne bougeant pas d’un pouce. C’est un peu ce que nous voyons chez Delhaize ou chez Ryanair, où chacun campe sur ses revendications, sans rien vouloir lâcher. Mais ça ne marche jamais comme ça !
Chez Ryanair, on joue peut-être un peu plus avec les règles et la solution pourrait alors venir de l’enquête de l’auditorat du travail. Si elle devait conclure à des violations de la loi, l’entreprise devra s’y conformer. Chez Delhaize, c’est très différent, il n’y a à ma connaissance aucune violation de la loi, ni de la loi Renault sur les restructurations, ni de la CCT32 bis. En revanche, il y a des inquiétudes que les lois soient, je ne dirais pas détournées mais utilisées à l’avantage de Delhaize ou demain des franchisés. Il faudra répondre à ces inquiétudes pour sortir du conflit. L’entreprise ne peut pas rester éternellement en guerre, ce n’est bon pour personne à terme.
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