Ces Wallons à la conquête de New York

Dix start-up wallonnes sont en quête d’une percée sur le marché américain. Face à l’inconnu, les certitudes sont ébranlées et les rêves s’affinent.
Olivier Mouton

Dix start-up sont en quête d’une percée sur le marché américain. Face à l’inconnu, les certitudes sont ébranlées et les rêves s’affinent. Le tout avec, en toile de fond, un rêve de croissance bien ancré et le résultat incertain de la présidentielle.

La campagne électorale américaine bat son plein à New York. Discrète, mais à fleur de peau dans ce bastion démocrate. Sur la Cinquième Avenue, la Trump Tower est barricadée par des camions pour éviter un attentat à la voiture bélier. Dans les vitrines des magasins de souvenirs, des tee-shirts avec l’image du candidat républicain, l’oreille en sang, clament les mots de combats “Fight, fight, fight”. “Vote Kamala Harris!” semblent répondre des partisans de la démocrate à Central Park, à deux pas de là, en invitant les passants à s’inscrire pour voter par correspondance, enveloppes préaffranchies à la main. Les derniers sondages, en une des journaux, ne donnent pas de gagnant clair.

“Les entreprises ne s’en préoccupent pas ouvertement, mais les lendemains du scrutin risque d’être très tendus, reconnaît Sophie Berben, CEO de la Chambre de commerce belgo-américaine (BelCham). Ce sont deux mondes qui ne se parlent plus et les sujets d’actualité sont devenus tabous.” Des violences ne sont pas à exclure, craint-on à New York, en cas de victoire démocrate ou de dépouillement de longue durée.

“Parmi les facteurs d’incertitude pour les entreprises, c’est un marqueur important, acquiesce Pascale Delcomminette, CEO de l’Agence wallonne à l’exportation (Awex). Les politiques économiques des deux candidats sont très différentes, notamment en ce qui concerne l’ouverture aux entreprises étrangères. Cela aura nécessairement un impact sur la manière dont les entreprises pourront être un partenaire des États-Unis.” En attendant, the show must go on.

Une mission pour avoir de l’impact

Ce soir-là, les deux femmes lancent, près de Times Square, une mission de l’Awex. Dix start-up de la tech vivent une semaine d’immersion dans le monde bouillonnant de l’écosystème new-yorkais, en recevant un cours d’un accélérateur réputé, l’Entrepreneurs Roundtable Accelerator (ERA). Le moment est également emblématique à un autre titre : voici 400 ans, des Wallons s’installaient à New York, alors appelée New Amsterdam, et créaient quelques années plus tard New Paltz, à une heure et demie de route de là.

“Ces familles wallonnes parties à la conquête des États-Unis faisaient déjà preuve d’un esprit entrepreneurial, souligne Pascale Delcomminette. Elles avaient la volonté de réinventer quelque chose de l’autre côté de l’océan. Les dix start-up de la tech que nous avons réunies cherchent, 400 ans plus tard, à s’adapter au marché américain et nous les aidons en ce sens. C’est un univers où tout va très vite et où tout est concurrentiel. Il faut maîtriser l’environnement légal, trouver les bons contacts et le financement.” Un sacré défi qui laissera ces jeunes pousses décoiffées au terme d’une semaine intense.

Cette formule concentrée est une première pour l’Awex et anticipe les économies qui devront être réalisées durant cette législature, même si ce n’est pas l’objectif poursuivi. “Nous essayons de proposer des formules de plus en plus diversifiées et ciblées sur le profil de nos entreprises, précise sa CEO. Ces dernières années, le monde s’est complexifié, les chaînes de valeur ont été menacées et, technologiquement, tout évolue à une vitesse folle avec la deeptech, l’intelligence artificielle, la medtech, la greentech… Nous devons adapter nos programmes d’action à la lumière de cela. Nous sommes plus agiles. À côté des grandes missions et des salons, nous organisons désormais des rencontres ciblées ou des rendez-vous via lesquels les entreprises peuvent se présenter. La priorité est mise sur le retour sur investissement. Nous voulons avoir de l’impact.”

À côté des grandes missions et des salons, nous organisons désormais des rencontres ciblées où les entreprises peuvent se présenter.
Pascale Delcomminette

Pascale Delcomminette

CEO de l’Awex

Les États-Unis, une réelle opportunité

New York est un laboratoire et un rêve éveillé. Tout y est possible. “Les États-Unis sont notre premier client hors Europe, insiste Quentin Derzelle, conseiller commercial de l’Awex à New York depuis trois ans. Malgré les crises que l’on connaît, l’économie américaine reste dynamique et puissante, avec une croissance de 2% et un chômage relativement bas. C’est une terre d’innovation importante. Oui, il y a des opportunités ! Pour les start-up, ce marché est grand, il offre la possibilité d’avoir accès à des fonds de financement et à des clients. C’est une porte d’entrée.”

Cela requiert des adaptations. “Ce marché est ultra-compétitif, ajoute-t-il. Là où un entrepreneur européen met l’accent sur son produit et son aspect scientifique, un Américain visera davantage le business et l’attraction. Il faut savoir s’ajuster et valoriser sa start-up à la hauteur de la taille du marché. La croissance d’une technologie nouvelle nécessitera davantage de millions qu’en Europe.” Un rapport de l’ordre de 1 à 10.

Jean-Luc Bodart, cofondateur de Phileole, une start-up fondée en 2021 et basée à Wavre, vise les États-Unis avec son frère pour concrétiser son rêve ultime : prouver à leurs enfants et petits-enfants qu’ils peuvent contribuer à un meilleur avenir pour la planète. “Nous avons conçu une mini-éolienne verticale, produite en économie locale et circulaire, raconte-t-il. Nous sommes désormais à la conquête de marchés et de moyens financiers pour la production. Nous sommes en passe de signer un contrat avec l’aéroport de Luxembourg et nous travaillons sur un projet au port de La Rochelle. Nous visons aussi des stations de métro, des sites le long des autoroutes… ” Les États-Unis pourraient leur permettre de conclure l’essai, car il leur manque des moyens pour produire les éoliennes promises à une échelle suffisante.

Gauthier Van Erp (Xylergy) multiplie les contacts, convaincu d’avoir une recette en or avec une biotechnologie visant à transformer la biomasse en gaz de synthèse. “Nous devons persévérer, je suis sûr que l’on peut concrétiser notre vision”, clame-t-il. Venu avec l’ambition de lever 1 ou 2 millions, il proposera à son conseil d’administration de passer à un montant largement supérieur au retour de New York, dopé par les conseils reçus.

Des rêves à ajuster

Cofondateur de Botronics, basée à Nivelles, Maxime Vande Ghinste va, lui aussi, ajuster son rêve de conquête américain. Son produit de départ, un chariot de golf intelligent, pourrait se transformer. “Je suis venu aux États-Unis parce que 40% du marché du golf se trouve ici, explique-t-il. Avec ce chariot, le golfeur est accompagné à chaque moment par l’IA, qui lui prodigue des conseils sur le club à utiliser ou filme ses coups pour l’aider à s’améliorer. C’est une proposition qui n’existait pas et qui élève fortement le niveau du jeu. Nous voulons voir s’il y a un intérêt dans ce grand pays.”

Il sourit lorsqu’on évoque l’intérêt de Donald Trump pour le golf. “Il incarne tout le golf business et des country clubs dans lesquels nous voulons essayer d’infiltrer nos produits.”

Mais à l’issue de la formation au sein de l’ERA, le voilà confronté à un double choix existentiel : s’il veut réussir son pari, il devrait peut-être s’installer aux États-Unis – un sacré dilemme pour sa famille – et trouver une formule ajustée car les Américains n’utilisent guère les chariots, au profit des voiturettes. En revanche, son “robot” a séduit d’éventuels bailleurs de fond et la façon dont il vend désormais son projet a considérablement évolué. Au point de séduire ses interlocuteurs.

Un choix existentiel attend également Valérie Gordenne, cofondatrice de la start-up médicale Odix, à l’issue de cette semaine américaine. “Après une carrière dans l’industrie pharmaceutique, j’ai fondé la société en 2019, raconte-t-elle. Nous développons des équipements pour les kinés afin d’optimaliser la revalidation de patients lombalgiques. C’est une pathologie plus fréquente que l’arthrose. Notre solution est composée d’un dispositif électromécanique qui mobilise le bas du dos et d’une interface qui renforce le mental du patient.” Un soutien de choix pour les kinés.

Pourquoi New York ? “Nous avons identifié, aux États-Unis, un parcours réglementaire beaucoup plus favorable qu’en Europe, prolonge-t-elle. Théoriquement, notre produit pourrait être sur le marché US un an avant. Mais cela nécessiterait une réorganisation de la société avec des fonds nécessaires pour affronter un marché pareil. Cela n’est pas si évident que cela. En outre, tout le monde nous dit que les fondateurs de l’entreprise doivent être aux États-Unis. C’est nous qu’ils veulent voir ! C’est déjà une décision stratégique, mais c’est aussi un choix de vie.” De quoi méditer…

Pour les start-up, le marché américain est grand. Il offre la possibilité d’avoir accès à des fonds de financement et à des clients.

“Attention à l’attractivité”

“On parle souvent de l’importance de la vision que l’on développe, mais il faut surtout songer à son attractivité”, insiste Laurent Colard, fondateur de la plateforme d’optimisation médias Elsy, passé saluer ces jeunes entrepreneurs pour les conseiller. Installé depuis 20 ans dans la ville, il a revendu son entreprise à VideoAmp. Une success story. Olivier De Meulder, venu aux États-Unis pour créer la société d’e-commerce Invitation Consultants, a lui aussi revendu son activité pour devenir responsable des opérations commerciales en ligne au prestigieux New York Times. “Les États-Unis, c’est un énorme marché avec une seule monnaie et une carte d’identité qui rend bien des choses possibles, mais attention à bien choisir son moment pour le conquérir…”, met-il en garde. Si l’on hésite trop, on peut se casser les dents.

“Attention, aussi, à ne pas sous-estimer l’importance des États, qui ont énormément de pouvoir”, complète Joris Van Hecke, cofondateur et CTO de Bayou Energy, dont la mission consiste à soutenir les entreprises dans la décarbonation énergétique via une série d’interfaces. Cet ancien étudiant en informatique de l’UCLouvain vit depuis deux ans et demi à New York après avoir rejoint son associé américain, rencontré en ligne. “J’étais convaincu que l’idée derrière Bayou Energy était bonne et pragmatique, dit-il. Il y avait un vrai besoin sur le marché pour ce genre de services. Cela a pris du temps pour convaincre les premiers clients, mais les gens intéressés ont fini par franchir le pas. Nous avons dû démontrer que nous avions la stature et nous avons été résilients dans notre construction du produit. Le fait d’avoir des clients nous a permis de convaincre des investisseurs, ce qui nous a donné de la crédibilité.”

Le cercle vertueux était enclenché, prouvant qu’il y a une forte conscience de cet enjeu environnemental aux États-Unis. “Même si cela dépend des interlocuteurs, précise-t-il. Un fossé énorme se creuse de plus en plus entre républicains et démocrates. À la perspective de ces élections présidentielles, on sent que la tension commence à croître, particulièrement à New York. C’est une ville démocrate. Les gens ont très peur d’un retour de Trump : cela se sent et cela se dit. Les New-Yorkais sont beaucoup plus politisés et davantage stressés qu’en Californie, par exemple. En ce qui concerne la question climatique, Kamala Harris et Donald Trump ont évidemment une sensibilité différente, mais cela ne devrait pas impacter notre société.”

Kamala Harris et Donald Trump ont une sensiblité différente sur la question climatique, mais cela ne devrait pas impacter notre société.
Joris Van Hecke

Joris Van Hecke

cofondateur et CTO de Bayou Energy

Joris Van Hecke espère que le ralliement de l’homme d’affaires Elon Musk à Donald Trump fléchira la position de ce dernier sur le marché des voitures électriques. Le républicain est un opportuniste qui peut changer de position au gré de ses intérêts. Mais le ralliement de Musk a également provoqué une lame de fond auprès des démocrates qui se détournent de Tesla : ils ne veulent plus investir de l’argent dans une entreprise en sachant que celui-ci sera utilisé pour soutenir un candidat qu’ils exècrent. Le degré de haine qui prévaut atteint des sommets, entend-on régulièrement à New York.

Le grand plongeon

“Je ne sais pas où les États-Unis en seront dans quelques semaines, mais j’avance, on verra bien ce que l’actualité nous réserve !”, sourit Lionel Lawson. Fondateur de la start-up Skemmi, lancée en 2013 à Louvain-la-Neuve, il propose une application qui transforme les films en jeux vidéo. “C’est super cool, je ne vais pas mentir, je n’ai pas l’impression de bosser, s’amuse-t-il. Et c’est une solution qui peut sauver le cinéma de la crise. Avec l’essor du streaming et des plateformes, il se demande comment survivre. Cela fait des années que je dis à ce milieu assez conservateur qu’il doit innover et se réinventer. Le gaming est là pour ça. Nous proposons des courts-métrages interactifs susceptibles de ramener le jeune public.”

Sa start-up travaille déjà pour Disney France depuis 2016 et cherche naturellement à trouver son chemin aux États-Unis, la patrie d’Hollywood. “Le tout est de savoir comment passer de quelques salles à 1.000, prolonge-t-il. Nous avons un truc qui tourne, il faut l’adapter au marché américain. Dans un premier temps, nous avons commis l’erreur de commencer la fleur au fusil en engageant un commercial sur place, mais on s’est planté pour développer le marché. On m’a bien fait comprendre que je devais aller moi-même défendre le projet pour le rendre crédible.”

Depuis le début de 2024, Lionel Lawson passe son temps dans les avions pour réussir son pari, tout en menant une levée de fonds pour cinq millions d’euros. Le grand plongeon. “Mais je garde ma vision, c’est fondamental.”

Le rêve américain demeure, mais il nécessite efforts et persévérance. Durant deux heures, du haut du 44e étage de leur tour sur Hudson Yards, les avocats d’affaires de Cooley ont minutieusement expliqué à ces startuppers toutes les formules légales possibles pour s’implanter aux États-Unis, sans ménagement. Car une proposition mal ajustée peut mettre le projet en danger ou donner des idées à des actionnaires opportunistes qui pourraient l’avaler, à terme. “La plupart du capital-risque se trouve ici, aux États-Unis, mais on vous demandera d’être présent en personne”, laissent entendre ces avocats.

De passage à New York, Serge Van Herck, CEO d’EVS, diffuse un message plus rassurant : “Il est tout à fait possible de réussir aux États-Unis en gardant son siège social en Belgique, plaide-t-il. Dans notre pays, nous avons des technologies innovantes. Les jeunes doivent oser prendre le risque de venir ici.” Le marché américain représente désormais 30% de cette entreprise liégeoise au chiffre d’affaires de 200 millions d’euros, ayant décollé grâce à l’invention du ralenti télévisé des événements sportifs. D’ici 2030, il pourrait représenter 50% d’un chiffre d’affaires monté à 350 millions, peu importe le ou la président(e) qui sera installé(e) à la Maison Blanche. “Les Américains s’attachent avant tout à l’originalité de votre projet et à la fiabilité du partenariat, cela ne changera pas.”

Voilà l’inspiration à suivre. Pour les jeunes Belges partis à la conquête du graal américain, le rendez-vous est fixé dans un an pour une nouvelle mission, princière cette fois, dans l’ouest des États-Unis. “C’est bel et bien un marché intéressant, mais il faut les bons réflexes pour le conquérir, résume Pascale Delcomminette. Il faut parfois revenir plusieurs fois, comprendre comment cela fonctionne, entretenir les partenariats. Au bout du chemin, il peut y avoir une réussite à la mesure des efforts accomplis.” Olivier Mouton, à New York

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