Biométhanisation: se chauffer au gaz wallon n’est plus une utopie
Trois unités de biométhanisation injectent désormais du gaz renouvelable dans le réseau de distribution d’Ores. Cette technologie pourrait rapidement couvrir plus de la moitié de la consommation des ménages wallons.
Au printemps dernier, un crowdfunding a permis à la société Walvert de lever 1 million d’euros en vue de financer une unité de biométhanisation à Mettet, dans la province de Namur. La construction commencera bientôt, pour une mise en service l’an prochain. D’autres devraient suivre en 2024, notamment à Chièvres et Estinnes. Walvert, qui se présente comme le leader wallon de la biométhanisation, était au départ un bureau d’études spécialisé. “Nous maîtrisons la technologie et nous avons décidé, il y a trois ans, de nous profiler comme de véritables acteurs de la transition, confie le directeur général Jonathan Blondeel. Des projets, nous en avons plus d’une dizaine et les choses s’accélèrent. C’est un peu comme avec les éoliennes il y a 10 ou 15 ans.”
Le coût de production du bio-méthane est stable. Cela permet de budgéter l’énergie sur une longue période, sans dépendre des fluctuations de marché.”
Nicolas Claude (Ores)
Cette technologie vise à récupérer le gaz émis lors de la dégradation biologique de matières organiques (résidus de cultures, déchets verts, effluents d’élevage, déchets alimentaires, etc.). Ce biogaz alimente le plus souvent des moteurs de cogénération qui produisent de l’électricité et de la chaleur pour un usage local aux abords d’exploitations agricoles. Il existe une quarantaine d’unités de ce type en Wallonie.
Aujourd’hui, les projets prennent de l’ampleur et la mise en place du mécanisme wallon soutenant l’injection de biométhane (biogaz épuré) dans les réseaux de gaz naturel permet d’envisager l’alimentation de milliers de foyers. Valbiom, l’ASBL chargée de promouvoir l’économie biosourcée, évalue un “potentiel réaliste” d’environ 15 TWh à l’échelle du pays, dont plus de la moitié en Wallonie. “Cela représenterait la moitié de la consommation des ménages et des PME, dit Matthieu Schmitt, expert en biométhanisation chez Valbiom. Si nous réduisons la consommation grâce aux plans d’isolation et autres mesures, on peut aller bien au-delà de 50% de biométhane sur le réseau de distribution wallon en 2050.”
Une technologie plus mature que l’hydrogène
Cette contribution à l’indépendance énergétique est sans doute aujourd’hui l’atout n°1 de la biométhanisation. Mais nous en sommes encore bien loin. Le premier point d’injection de biométhane sur le réseau d’Ores a seulement été inauguré en 2020 à Fleurus. Deux autres se sont ajoutés depuis à Quévy et Les Bons Villers, tandis que Walvert y songe pour son projet à Mettet. Les trois unités en service ont une capacité annuelle d’injection de 50 GWh chacune, de quoi couvrir les besoins de 8.500 habitants.
“La biométhanisation est une technologie mature, assure Nicolas Claude, responsable de la Planification réseau gaz chez Ores. Nous savons que cela fonctionne et que c’est compatible avec le réseau existant. Techniquement, nous pouvons fournir du gaz local et durable aux ménages wallons.” Le gestionnaire de réseau assure la construction des cabines d’injection, qui demeurent sa propriété et lui permettent de contrôler la qualité du biométhane. Ores étudie actuellement trois demandes de nouveaux sites d’injection de biométhane qui pourraient être opérationnels en 2024.
Autre atout de ce gaz renouvelable: son bilan carbone. Il génère en moyenne de 30 à 35 g de CO2 par kWh, soit l’équivalent du photovoltaïque, huit fois moins que le gaz naturel et presque dix fois moins que le mazout. Cela peut sérieusement aider à atteindre les objectifs climatiques et cela constitue un solide deuxième atout en faveur de la biométhanisation.
Les quatre freins à la biométhanisation
Avec de tels atouts, on s’interroge: pourquoi la Belgique n’a-t-elle pas investi massivement dans le créneau, contrairement à d’autres pays européens? Le premier frein, ce sont les ressources. La biomasse est en effet un gisement diffus de matières souvent laissées sur les champs ou dans les exploitations et relativement coûteuses à transporter. “Mobiliser cette matière, diffuse mais bien présente, c’est un travail de dentelle à accomplir avec les filières agricoles”, précise Matthieu Schmitt. Cela implique de concevoir des modèles de biométhanisation qui intéresseront les agriculteurs.
Le deuxième frein, c’est le coût. Avec un prix du gaz naturel très bas, les investissements dans le biogaz semblaient peu rentables. Aux tarifs actuels, ils amènent au contraire de belles retombées. Dans quel étiage nous situerons-nous à long terme? “Une donnée à prendre en compte est la stabilité, précise Nicolas Claude. Le coût de la production de biométhane, on le connaît et il ne devrait varier que de manière très marginale. Cela permet de budgéter l’utilisation de l’énergie sur une longue période sans plus dépendre des fluctuations d’un marché.” Cette stabilité de prix peut être un argument décisif auprès des ménages comme de l’industrie.
Le troisième frein est d’ordre technique. D’une part, les canalisations existantes ne permettent pas d’installer des cabines d’injection d’une taille suffisante à n’importe quel endroit du réseau. D’autre part, il faut gérer le hiatus entre une production stable, sept jours sur sept, et une demande de gaz qui varie très fort entre l’hiver et l’été, entre le jour et la nuit. “Sans l’implication d’Ores, qui a réorganisé sa gestion pour permettre à notre site de Quévy de fonctionner, nous n’aurions pas réussi à démarrer et à démontrer que la filière avait un avenir”, convient Julien Pozza, directeur de Quévy (Mons) du groupe Vanheede.
Si nous réduisons la consommation grâce aux plans d’isolation, on peut aller bien au-delà de 50% de biométhane sur le réseau de distribution wallon en 2050.”
Matthieu Schmitt (Valbiom)
Enfin, il faut intégrer le tout dans la sphère politique et administrative. La biométhanisation touche à l’énergie, l’agriculture, l’environnement et l’économie. Et tant les priorités que les réglementations de ces différents départements ne concordent pas toujours… “Les liens entre ces domaines ont été cassés par les énergies fossiles, analyse Matthieu Schmitt. La biométhanisation, et plus largement l’économie circulaire, recréent ces boucles qui avaient disparu. C’est peut-être leur force mais c’est aussi leur faiblesse car le monde politique a appris à raisonner en silos et que cela prend du temps de modifier les habitudes de fonctionnement.”
Se retrouver au carrefour de plusieurs administrations peut en outre multiplier la paperasserie. “Chez nous, quatre personnes s’occupent du reporting vers les administrations, illustre Julien Pozza. Notre groupe peut l’assumer mais pour un agriculteur isolé qui veut se diversifier dans la biométhanisation, c’est très lourd.” Le groupe Vanheede, basé à Wervik, emploie plus de 800 personnes, réparties sur 14 sites en Belgique et dans le nord de la France. Cette société familiale est spécialisée dans le traitement des déchets organiques, les solutions de tri innovantes et la production de carburants alternatifs (notamment pour les fours de cimenteries). Elle gère au total plus de 2.000 types de déchets différents et réalise un chiffre d’affaires de près de 200 millions d’euros.
Au service d’une économie circulaire
Relier différents domaines, c’est toutefois aussi un atout pour la biométhanisation. En apportant une valorisation à des résidus agricoles, elle s’inscrit parfaitement dans les stratégies en faveur d’une économie locale et circulaire. Il y a bien quelques cultures dédiées, en particulier du maïs mais elles représentent moins de 10% des ressources utilisées actuellement. “Nous avons besoin d’un peu de maïs pour réguler le processus sur l’année et produire un biogaz constant même si les intrants varient selon les saisons”, explique Jonathan Blondeel (Walvert). La biométhanisation a beau être un phénomène naturel, son développement à l’échelle industrielle implique une fine maîtrise technologique. A Quévy, Vanheede utilise ainsi quatre digesteurs, avec chacun des propriétés spécifiques, et les matières circulent de l’un à l’autre en fonction des paramètres. “Il y a une surveillance constante de la bonne composition pour obtenir le biogaz de la meilleure qualité et le plus stable possible”, dit Julien Pozza. “Ces cultures dédiées peuvent en outre être semées entre deux cultures principales, évitant ainsi que la terre reste à nu pendant plusieurs mois, ajoute Matthieu Schmitt (Valbiom). Ces cultures intercalaires fonctionnent comme des pièges à nitrates et évitent la concurrence avec les cultures alimentaires.”
Dernier élément de circularité: au bout du processus, il y a du biogaz mais aussi un digestat. Celui-ci pourra revenir sur les champs comme amendement à la place d’engrais chimiques. Si le gaz est destiné au réseau, il doit être épuré, c’est-à-dire qu’il faut réduire sa teneur en CO2. Mais que faire du CO2 extrait? “Après liquéfaction du CO2, nous songeons à le valoriser dans l’industrie d’abord et, à terme, dans le domaine alimentaire, par exemple pour l’injecter dans des boissons gazeuses”, confie Julien Pozza. Vanheede dispose d’une unité de recherche à Quévy afin d’améliorer toujours les techniques de biométhanisation comme les possibilités de valorisation des différents éléments. L’entreprise est notamment intégrée dans des travaux de recherche avec Materia Nova, Luminus et d’autres sur les couplages possibles avec la production d’hydrogène.
Giga ou mini usines?
Tant chez Vanheede que chez Walvert, on plaide pour un développement raisonné, avec la multiplication de petites unités proches à la fois des ressources et des utilisateurs potentiels du digestat. “A Quévy, nous traitons 150.000 tonnes de matières, explique Julien Pozza. Notre expertise technique nous permettrait de grandir jusqu’à peut-être doubler la capacité. Mais je doute qu’il soit pertinent d’aller au-delà. Il faut rester dans la logique de création de filières locales et durables. Et, de toute façon, le volume d’intrants n’est pas extensible à l’infini.” Plus l’usine sera grande, plus il faudra aller chercher loin les intrants, au risque de voir les coûts de transport plomber le modèle.
Jonathan Blondeel va carrément jusqu’à imaginer l’éclosion de petites unités dans chaque commune, scénario qui conviendrait à merveille à Walvert dont le métier est d’accompagner les porteurs de projet dans toutes les étapes, de la construction à la mise en service. “Les petites installations s’intègrent mieux dans le paysage, elles génèrent très peu de nuisances (odeurs, charroi, etc.) et les citoyens peuvent s’y impliquer financièrement grâce au crowdfunding”, dit Jonathan Blondeel, dont plusieurs projets sont financés de la sorte. Les derniers projets de Walvert incluent des bornes de charge rapide pour les voitures électriques et une station de bioCNG. “Au niveau d’Ores, nos réseaux permettent d’accueillir du biométhane et nous sommes prêts à réaliser les investissements nécessaires si la filière venait à se développer significativement, conclut Nicolas Claude. Nous parlons d’investissements sur plus de 10 ans. Il faut un message clair notamment sur la manière dont la Région wallonne conçoit le développement de la filière, la taille des unités et leur répartition sur le territoire.”
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