Silicon Valley: les mirages de la disruption

Paul Vacca
Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

“On est dans l’Ouest, ici. Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende”, une phrase qui fonctionne aussi dans la Silicon Valley car celle-ci a une forte tendance à préférer la légende à la réalité.

“On est dans l’Ouest, ici. Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende.” On connaît cette phrase prononcée par l’un des protagonistes du western L’Homme qui tua Liberty Valance réalisé par John Ford. Elle fonctionne aussi avec cet autre type de western qu’est la Silicon Valley. Car celle-ci a aussi une forte tendance à préférer la légende à la réalité. Et ce, dès l’origine, comme nous l’avons déjà noté récemment dans ces même colonnes à propos du garage de Hewlett et Packard en 1938 qui a donné naissance au mythe de l’entrepreneur génial qui s’est fait tout seul. Une version super-héroïque du rêve américain.

Ne dites surtout pas que votre projet pourrait gagner de l’argent rapidement, on vous reprochera votre manque d’ambition.

Quel mal y a-t-il à enjoliver le réel? Aucun. Le problème des mythes, ce n’est pas tant la statue qu’ils érigent – qui peut nier le génie entrepreneurial des Hewlett, Packard, Gates, Jobs, Zuckerberg, Bezos ou Musk? – que l’ombre qu’ils font. En dressant la statue du créateur solitaire et autosuffisant, on fait inévitablement de l’ombre au statut de l’Université et de la Recherche qui pourtant les a aidés.

Un autre mythe de la Silicon Valley se révèle tout aussi délétère: c’est celui de la disruption. Du nom de la stratégie appelée également “innovation de rupture”, qui consiste à casser un marché existant et à s’y installer en particulier grâce aux outils ou plateformes numériques. On nous objectera qu’il ne s’agit pas d’un mythe mais d’une réalité. Et on pourra nous citer une multitude de gagnants à ce jeu de la disruption comme Uber, Netflix, Airbnb, etc. Or, justement, comme le disait une publicité en son temps, “100% des gagnants ont tenté leur chance”. C’est là que réside le biais: parce que certaines entreprises ont réussi par ce moyen, on élève la disruption au rang de seul et unique modus operandi. Hors de la disruption, pas de salut! Une approche conjoncturelle devient une loi quasi universelle. Le sens unique vers la réussite.

Le problème, c’est que cette loi repose sur trois mirages. Le premier est celui d’un darwinisme plus fantasmé que réel – qui voudrait que les innovations de rupture “tuent” les anciens opérateurs et les remplacent. Or, cela ne s’est pas passé comme cela. L’ubérisation, par exemple, n’a pas eu lieu car Uber a certes bousculé les opérateurs historiques mais il ne les a pas remplacés. Comme Airbnb n’a pas remplacé l’hôtellerie mais endommagé le marché locatif des métropoles. Les attaques éclair vendues par les disrupteurs à leurs investisseurs se transforment souvent en de laborieuses guerres de tranchées.

Le deuxième mirage est celui du mouvement perpétuel. Le concept de disruption repose sur l’idée héraclitéenne que tout est mouvement et que l’innovation de rupture en serait le moteur. L’ennemi, c’est la continuité. Or, dans la réalité, on constate que les entreprises qui vantent ce mouvement perpétuel ont découvert pour elles les bienfaits de l’immobilisme en verrouillant leurs positions en monopoles. C’est humain. Mais alors, pourquoi continuer de chanter les louanges du mouvement perpétuel?

Et enfin le troisième mirage, c’est celui du chant des sirènes de la disruption. Le chant des licornes, devrait-on dire. On a pu le voir avec WeWork, par exemple: seuls les projets à fort potentiel disruptif attirent les investisseurs. Jusqu’à l’absurde. Envisager une rentabilité ou même une progression revient à manquer terriblement d’ambition et vous fait perdre tout sex-appeal. Alors petit conseil aux jeunes entrepreneurs en recherche de fonds: ne dites surtout pas que votre projet pourrait gagner de l’argent rapidement, on vous reprochera votre manque d’ambition.

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