Philippe Destatte, directeur de l’Institut Destrée: “La remise à plat des dépenses peut aider à dynamiser la Wallonie”

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Le budget base zéro annoncé par le gouvernement wallon est, selon l’historien Philippe Destatte, un bon outil pour briser les tabous et cibler les moyens publics vers les vrais enjeux de redressement économique. De quoi rester optimiste même si, les statistiques le prouvent, aucune des politiques lancées ces dernières années n’a permis d’enrayer le déclin wallon.

Il ne veut surtout pas être pessimiste. Au cours de cet entretien dans les bâtiments de l’Université de Mons, Philippe Destatte insistera sur les leviers d’action, sur les opportunités et même sur les marges budgétaires disponibles. Mais il ne cachera pas son ” inquiétude ” devant l’évolution économique et financière d’une Wallonie toujours incapable de recoller à la croissance flamande, en dépit des fonds européens et des plans Marshall.

TRENDS-TENDANCES. L’année 2020 va commencer, pour la Wallonie, avec un déficit assumé de 434 millions d’euros. Cela vous inquiète-t-il ?

PHILIPPE DESTATTE. Oui, ça m’inquiète fondamentalement. Ce déficit survient dans une situation déjà particulièrement difficile, avec des doutes quant à la fiabilité des chiffres. La dette régionale consolidée était, au 31 décembre 2017, de 17 milliards d’euros d’après le gouvernement wallon mais de 21,5 milliards selon les chiffres de l’Institut des comptes nationaux. Ce delta de 4,5 milliards a été pointé au printemps dernier quand la Wallonie était dans une optique de retour à l’équilibre en 2019… Maintenant, ce n’est plus un équilibre mais un déficit de plus de 300 millions cette année et de plus de 400 millions l’an prochain. Oui, c’est inquiétant.

Et ce sera même 750 millions, si la Commission européenne refuse de neutraliser budgétairement les 350 millions d’investissements stratégiques annoncés par le gouvernement wallon.

Absolument. D’où la réaction de la Cour des comptes, qui a pointé le risque d’augmentation de 2,5 milliards de la dette wallonne sur la législature. Le nouveau gouvernement wallon insiste beaucoup sur le développement durable et les générations futures. Or, manifestement, la Wallonie entend léguer une dette importante aux générations futures.

Nous sommes aussi dans un cadre belge. La Flandre rappelle que ce que la Wallonie dépense, c’est en partie les Flamands qui le paient, à travers la loi de financement et les transferts personnels. Depuis 2011, le collège régional de prospective insiste pour que la Wallonie respecte sa trajectoire budgétaire, car cela la rendra beaucoup plus forte dans ses négociations avec la Flandre.

Dans une optique de transition climatique et économique, s’endetter maintenant, avec des taux très bas, pour investir pour demain, n’est-ce pas pertinent à vos yeux ?

Non, pas du tout. Je ne vois pas pourquoi faire des investissements, même créatifs, nous absoudrait d’une bonne rigueur budgétaire.

Vous ne suivez donc pas le ministre du Budget Jean-Luc Crucke quand il se demande à quoi sert un équilibre budgétaire si la planète n’est plus habitable…

Et il ne faudrait plus faire d’enfants non plus ( sourire). Cela participe à une forme de catastrophisme auquel je n’adhère pas. Je suis au contraire optimiste : je regarde le budget et je vois des marges de manoeuvre qui permettent de faire des investissements importants et de répondre aux enjeux climatiques. Cela implique une remise à plat de toutes les dépenses mais les marges sont bien là.

L’un des anciens ministres du Budget, André Antoine (cdH), assure que ce budget base zéro est impossible, vu la masse des engagements pluriannuels, des contrats de gestion…

Un gouvernement a la capacité de modifier une série de choses. Sur l’exercice 2018, la Wallonie avait accordé 2,3 milliards d’euros d’aides aux entreprises. Ce ne sont pas des ” cadeaux ” mais des aides à l’innovation, des appuis aux brevets, des compensations de mesures fédérales, etc. Une galaxie de dispositifs avec les chambres de commerce. Alors, je crois qu’il peut arriver à un consensus. Les 1,3 milliard d’euros économisés peuvent être affectés à l’attractivité, à l’innovation etc. Ou à quelque chose qui intéresse beaucoup l’Union wallonne des entreprises : la transposition recherche-industrie. Le budget des pôles de compétitivité, dont c’est l’une des missions, est d’à peine 50 millions d’euros. En dégageant de nouvelles marges, on peut facilement doubler ce montant.

Je ne vois pas pourquoi faire des investissements, même créatifs, nous absoudrait d’une rigueur budgétaire.

Il existe déjà de nombreuses structures de financement en Wallonie. Le problème est-il vraiment celui du budget de la valorisation de la recherche ? N’est-ce pas plutôt le manque de projets de recherche effectivement valorisables ?

De fait, la recherche n’est pas qu’une question de budget. L’une des maladies de la Wallonie, c’est la fragmentation. Tous nos voisins souffraient de la même maladie mais, eux, ils se sont soignés. Nos centres de recherche et nos universités sont complètement fragmentés. La mise en réseau ne suffit pas. Ils sont tous trop petits, trop ciblés sur quelques axes précis pour être vus sur la carte de l’Europe et nouer des partenariats.

Le Hainaut est un bon exemple avec Multitel (télécoms, à Mons), Materia Nova, Certech (chimie, à Seneffe), Terre & Pierre (Tournai), etc. Rapprochez Multitel et Inisma et vous serez peut-être audibles quand on parle des matériaux intelligents. Mis ensemble, ces centres atteignent des masses critiques de plus de 1.000 chercheurs. Si vous entrez dans une logique inter-bassins, vous grimpez à 3.000 ou 4.000 chercheurs et, là, vous êtes identifiés par les instituts Fraunhofer en Allemagne, par la France, par la Flandre.

La Wallonie n’aurait-elle toujours pas dépassé son sous-régionalisme ?

Absolument. Et ce que je dis, on peut le transposer aux universités. Nous pourrions réunir tous les recteurs dans un même CA, dédoublé avec des extérieurs, des chefs d’entreprise, des représentants de grandes ONG, des experts internationaux. Le FNRS serait intégré dans cet ensemble regroupant toutes les facultés universitaires. La gestion est alors totalement assumée par ce CA, le ministre n’ayant plus qu’un rôle, non négligeable, de contrôle et de définition du cahier des charges.

Il y a certes l’Ares (Académie de recherche et d’enseignement supérieur) aujourd’hui, mais cela reste un organisme extérieur. Ici, ce serait eux, ce serait leur CA. Et ce sont eux qui décideraient peut-être de mettre en oeuvre une grande école d’ingénieurs en Wallonie plutôt que quatre ou cinq petites.

Vous parlez de taille critique, n’est-ce pas la même chose en Wallonie : on peine à générer un effet de masse et d’entraînement, autour des belles histoires économiques qui existent ?

Oui, c’est un des éléments d’explication. Il y a une Wallonie qui réussit. Prenez l’évolution du PIB/hab par province. Anvers est loin devant et le Brabant wallon est deuxième, bien au-dessus de la moyenne européenne et même en progression alors qu’Anvers stagne. Mais malheureusement, toutes les autres provinces wallonnes sont en dessous de la moyenne européenne et, pire, elles sont toutes dans une logique de baisse sur les 10 dernières années. Cela m’inquiète très fort car nous parlons d’une période de fonds Feder et de Plan Marshall…

Des économistes me disent qu’il ne faut pas isoler le PIB mais plutôt prendre en compte la moyenne de croissance. Et alors, expliquent-ils, on voit que la Wallonie est certes en retard par rapport à la Flandre mais qu’elle avance désormais à la même vitesse. Désolé mais c’est inexact ! Les perspectives économiques régionales, publiées cette année par le Bureau du Plan avec les organismes statistiques régionaux, montrent qu’en 2017, la croissance était de 2% en Flandre, 1,6% en Wallonie et 0,8% à Bruxelles. Sur la période 2011-2017, la Flandre a connu une croissance moyenne de 1,6%, pour 0,7% en Wallonie. Et la zone euro est à 1,2%, nous sommes donc bien en dessous. Nous ne rattrapons pas du tout, nous continuons de décrocher par rapport à la Flandre et la zone euro.

Vous qui vouliez éviter le catastrophisme…

Il ne faut pas se lamenter mais essayer de comprendre. Pourquoi, par exemple, le Brabant wallon progresse si bien et quels leviers on peut actionner pour remonter la pente. J’en vois deux : la recherche et les entreprises.

Les dépenses en R&D, base prospective de redéploiement, s’élèvent à 747 euros/hab en Wallonie. C’est mieux que la zone euro (715 euros) mais moins bien que la Belgique (1.045 euros), les deux autres Régions faisant beaucoup mieux. Et quand on regarde par province, on voit que le Brabant wallon est l’incontestable champion de Belgique avec plus de 2.500 euros/hab consacrés à la recherche. C’est un effet GSK, UCB et quelques autres. Cela signifie que toutes les autres provinces wallonnes sont nettement en dessous de la moyenne européenne. L’an dernier, l’Union wallonne des entreprises suggérait qu’on ajoute 300 millions d’euros dans la recherche pour conduire à une masse critique suffisante. Pour réaliser cela, il faut impérativement dégager des marges dans les budgets. Et la bonne nouvelle, c’est que c’est faisable avec un budget de type base zéro.

Philippe Destatte, directeur de l'Institut Destrée:
© CHRISTOPHE KETELS (BELGAIMAGE)

Et le second levier, celui des entreprises ?

Le taux de création nette d’entreprises reste faible : 1,6% contre 2,4% en Flandre et 3,5% à Bruxelles en moyenne entre 2007 et 2017. Le secteur des administrations publiques contribue à 21% de l’emploi en Wallonie pour 15% en Flandre, tandis que pour les entreprises privées, c’est 57% d’un côté et 65% de l’autre. La part du secteur privé dans la création de valeur ajoutée en Wallonie a diminué sur la même période. Toute la différence est là, je pense. Le ministre Pierre-Yves Jeholet avait tenté de s’y attaquer avec sa réforme des APE. C’est un milliard d’euros d’aides à l’emploi public dans les communes et le tissu associatif. Des aides d’une telle ampleur empêchent l’emploi privé d’émerger.

Ces circuits courts, des ceintures alimentaires, des coopératives paysans-artisans… Statistiquement, cela reste périphérique mais cela peut annoncer de vraies évolutions.

Il s’agit le plus souvent de services publics utiles dans la culture, les hôpitaux, l’économie sociale, etc.

Je vous réponds avec deux exemples. Pourquoi le personnel des parcs à conteneurs doit-il relever des APE ? Nous sommes en plein dans l’économie circulaire. Ces agents pourraient parfaitement se trouver dans une coopérative sociale, avec de la TVA, et créer une filière dans le secteur des déchets. Second exemple : une entreprise d’insertion par le travail qui propose des services de traiteur tout à fait corrects à des prix très attractifs, grâce au système des APE. Mais c’est de la concurrence au secteur privé. Je comprends parfaitement la logique d’insertion mais elle implique une rotation, de la mobilité. Or, nous avons pu voir que des gens font toute leur carrière en étant APE, il y a même des directeurs d’institution APE. Il ne s’agit évidemment pas de supprimer des services communaux ou de retirer des APE d’organismes comme Lire et Ecrire. Mais un budget base zéro doit permettre de tout évaluer et de dégager les marges nécessaires pour dynamiser la Wallonie.

L’une des faiblesses de la Wallonie, par rapport à la Flandre mais aussi à d’autres, n’est-ce pas le manque de fierté et d’ambition ?

Le patriotisme économique n’est pas très développé, c’est vrai. Je suis sceptique face à cela. L’économie est tellement intégrée, les pièces qui composent un objet peuvent venir de partout. En revanche, des choses intéressantes émergent au travers des circuits courts, des ceintures alimentaires, des coopératives paysans-artisans, etc. Statistiquement, cela reste encore périphérique mais cela peut annoncer de vraies évolutions. Dans la distribution, les réflexes changent, les gens sont plus tournés vers le dialogue avec les producteurs. On sort du modèle de l’affrontement.

Mais, dans le même temps, l’e-commerce explose avec des produits à bas prix venant d’Asie…

Je vois aussi des tas de petits commerces qui vendent leurs produits à travers des plateformes comme eBay ou Amazon et en bénéficient. L’arrivée d’Alibaba à Liège, c’est aussi cela. Et puis, ce sont des gens qui, sur le plan technologique, sont bien plus avancés que nous. Pour la logistique, la robotique, ils peuvent apporter beaucoup à notre tissu économique. Mais, j’en conviens, c’est un pari.

La Belgique vient de traverser une année sans gouvernement fédéral de plein exercice. Et en 2020 ?

Je comprends qu’il faille déminer et que cela prenne un peu de temps. Mais ce que je ne comprends pas, c’est cette manière de cultiver l’idée qu’on ne peut pas parler avec la N-VA. Je fais toujours la distinction entre ce parti et le Vlaams Belang, même si l’attitude d’un Theo Francken contribue à brouiller les cartes. J’entends les présidents du PS et d’Ecolo dire : ” Nous n’avons rien à faire avec la N-VA, nous n’avons rien de commun avec ce parti “. A mon avis, nous avons au moins une chose à faire avec la N-VA : maintenir l’Etat.

Ce qui suppose qu’un parti nationaliste veuille vraiment maintenir cet Etat…

La N-VA, qui historiquement prônait l’indépendance de la Flandre, a pris la même position que celle du CD&V et de l’Open Vld, c’est-à-dire le confédéralisme. Cela signifie le maintien d’une Belgique sous une forme différente, forme qui peut, j’admets l’idée, constituer un sas vers l’indépendance mais qui n’est pas l’indépendance. Bart De Wever a pris ce cap au début des années 2000 et, depuis, il campe sur cette position confédéraliste.

Depuis des décennies, on a maintenu l’Etat belge en suivant une logique de dégraissement de l’Etat central au profit des entités fédérées. Le confédéralisme, c’est la poursuite de cette logique. Si on estime ne plus avoir rien à faire avec eux, peut-être réussira-t-on à dégager au forceps une majorité alternative de type arc-en-ciel. Mais que fera-t-on en 2024 ? Nous aurons réussi à rapprocher la N-VA du Vlaams Belang et à renforcer Theo Francken par rapport à Bart De Wever.

Pour éviter cela, il faut bien entendu montrer des signes de redressement réel de la Wallonie, cela enlèvera des arguments aux nationalistes. Et accepter de négocier avec les nationalistes, pas sur leur programme mais sur les deux ou trois étapes qui nous conduiront vers le confédéralisme.

Pas sur le programme de la N-VA, dites-vous. Mais le confédéralisme, c’est leur programme.

Bart De Wever peut dire tant qu’il veut que Bruxelles n’est pas une Région à part entière, il y a une loi spéciale qui affirme le contraire et qu’on ne pourra modifier qu’avec une majorité des deux tiers et une majorité dans chaque rôle linguistique. On ne pourra donc y toucher qu’avec le consentement des francophones. La Belgique confédérale, je la vois avec quatre Régions. A Bruxelles, il n’y aurait plus deux enseignements communautaires mais un enseignement régional totalement bilingue. Dans ce cadre-là, la Flandre pourrait déplacer sa capitale vers Gand ou Anvers. Cela ne me paraît pas impensable.

Profil

– Né à Charleroi en 1954.

– Diplômé en Histoire (ULiège) et en Prospective (Université de Houston).

– Maître de conférence en Histoire (UMons) et en Prospective (UMons et Université de Reims).

– Directeur général de l’Institut Jules Destrée depuis 1987.

– Chef de cabinet adjoint du ministre fédéral de la Politique scientifique Jean-Maurice Dehousse (PS) de 1992 à 1995.

Il a publié une dizaine d’ouvrages. Le dernier en date est une ” Histoire de la Belgique contemporaine “, parue cette année aux éditions Larcier.

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