Michel Claise, juge d’instruction: “La crise renforce l’argent sale”

Michel Claise: "La cybercriminalité? Je mets quiconque au défi chez nous, en Belgique, de dire que nous sommes à la hauteur de l'immensité du problème." © BELGAIMAGE
Sebastien Buron
Sebastien Buron Journaliste Trends-Tendances

Les circuits criminels profitent-ils de la crise? Pour le savoir, nous avons posé la question au juge d’instruction bruxellois Michel Claise, qui alerte une fois de plus quant aux moyens insuffisants dont la justice dispose pour lutter contre la délinquance économique et financière.

Les crises sont généralement du pain bénit pour les criminels. Celle que nous vivons actuellement n’échappe pas à la règle. Dans un entretien qu’il nous a accordé (par téléphone, Covid oblige), le juge d’instruction bruxellois Michel Claise le constate aujourd’hui avec l’apparition du coronavirus. “L’impact immédiat, lance-t-il, ce sont d’abord les infractions aux aides financières visant à soutenir les victimes de la crise. On voit par exemple des sociétés qui se créent avec du personnel fictif. Certains ont réussi à détourner jusqu’à trois millions d’euros avec une facilité dérisoire. Une bande a été arrêtée récemment. Plusieurs personnes ont été mises en prison. C’est typique de l’utilisation d’une situation de crise de ce genre. Mais indépendamment de cela, le dérèglement économique conduit à un renforcement du pouvoir de l’argent sale. Il en profite pour remonter dans les circuits licites suivant les techniques traditionnelles de blanchiment. La fragilisation du système économique et de santé entraîne aussi une montée des pratiques de corruption de manière très, très forte.

Le dérèglement économique entraîne une montée des pratiques de corruption.

Fâché contre Vivaldi

Au-delà de ces effets directs du Covid sur l’économie et la société en général, Michel Claise souligne aussi le manque d’ambition de la nouvelle coalition Vivaldi en matière de lutte contre la fraude. Chaque année, dit-il, ce sont pourtant 30 milliards d’euros qui échappent à l’impôt en Belgique par le biais de la fraude simple et organisée. “A ma plus grande stupéfaction, alors que des partis de gauche font partie du gouvernement, on a jugé bon de supprimer les deux secrétariats d’Etat en charge de la lutte contre la fraude fiscale et contre la fraude sociale. Que dire alors de la criminalité financière? Il n’y a rien dans la déclaration du gouvernement la concernant alors que le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne a très justement épinglé les conséquences financières du trafic de drogue passant par le port d’Anvers en s’inquiétant de son impact sur notre société sur le plan économique.”

6% : les 30 milliards d’euros par an d’évasion fiscale représentent plus ou moins 6% du PIB.

Ne mâchant pas ses mots, le magistrat estime que le monde politique n’a pas conscience de la situation dramatique dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. “Les fonctionnaires de l’administration fiscale sont complètement démotivés. Il y a un manque de moyens criant au sein de l’Inspection spéciale des impôts. Si, comme je l’ai dit, des sociétés se créent avec du personnel fictif et passent au travers des mailles du filet, c’est par manque d’efficacité des contrôles. En termes de magistrature, c’est une vraie catastrophe. Les grandes affaires connaissent des dérives inimaginables par manque de moyens humains.” Et d’enfoncer le clou: “J’observe dans le chef des déclarations qui ont été faites dernièrement par certains hommes politiques une méconnaissance totale du phénomène, de ses conséquences démocratiques et des moyens nécessaires pour lutter contre les criminels. On taxe les comptes-titres, etc. Mais la fraude fiscale n’est qu’un petit atome de la molécule que constitue l’argent sale. Il est temps d’ouvrir les yeux, bon sang! Il faut aller chercher l’argent qui a disparu dans la poche des criminels financiers et pas dans celle des contribuables.”

20.000 dossiers non traités

Pourtant, ce n’est pas l’argent qui manque. Ne vivons-nous pas dans un pays où l’Etat s’accapare la moitié de la richesse produite via un niveau de taxation qui figure parmi les plus élevés du monde? “Raison de plus pour fermer le robinet, rétorque-t-il. Les 30 milliards par an d’évasion fiscale représentent plus ou moins 6% du PIB. De combien a-t-on besoin pour un bon budget? Pas tant que ça.” D’un autre côté, l’équipe De Croo a aussi définitivement enterré le secret bancaire en prévoyant dans sa déclaration gouvernementale l’obligation pour les banques de dorénavant communiquer le solde des comptes au fichier central de la Banque nationale. “Oui, c’est une arme en plus…”

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Des progrès ont également été accomplis au niveau international. La coopération entre pays s’est renforcée. L’échange d’informations est devenu une réalité. On a multiplié les lois anti-blanchiment. Les professions chargées de dénoncer les opérations douteuses à la CTIF (la cellule qui traque l’argent sale) sont de plus en plus nombreuses (notaires, banquiers mais aussi conseillers fiscaux, etc.). Au point, pour les banques, de pester contre ce poids réglementaire grandissant et gourmand en moyens humains. A tort? “Non, au niveau national, elles jouent le jeu et dénoncent beaucoup plus par rapport à d’autres professions comme les avocats, les conseillers en placements et les diamantaires qui, eux, dénoncent peu. Mais au final, qui s’occupe de la gestion de ces déclarations de soupçon de blanchiment? C’est le parquet, auquel la CTIF a transmis les dossiers. Mais 90% de ces dossiers transmis par la CTIF ne sont pas examinés par manque de moyens. La justice est noyée par toutes les affaires et donc forcément aussi par les dossiers financiers. Nous manquons cruellement de policiers. A Bruxelles, c’est le collège des procureurs généraux qui le dit, 20.000 dossiers en tous genres, en ce compris les dossiers financiers, sont classés sans suite. Pourquoi? Parce que l’institution judiciaire n’a pas les moyens humains pour les poursuivre. C’est là que le bât blesse!”

Pas de moteur dans la Maserati

En ces temps de crise, il s’inquiète aussi de l’essor de la cybercriminalité. “Une véritable plaie!” Selon lui, personne n’a conscience de l’ampleur du phénomène. “Je mets quiconque au défi chez nous, en Belgique, de dire que nous sommes à la hauteur de l’immensité du problème. On ne se rend pas compte du nombre de hackings, de phishings et de ransomwares (demandes de rançon virtuelle, Ndlr) qui nous tombent dessus chaque jour. Nous ne sommes absolument pas armés sur le plan numérique et technologique pour combattre les organisations criminelles sur ce terrain-là.”

Pour terminer, Michel Claise nous renvoie aux 22 recommandations émises l’an dernier à l’encontre de la Belgique par le groupe d’Etats contre la corruption (Greco) afin que notre pays se mette en ordre en la matière. Résultat des courses? “Aucune de ces recommandations n’a été prise en compte, aucune n’a été exécutée, assène-t-il. Certes, des tas de nouvelles règles existent ou ont été renforcées, mais si on ne met pas de moteur dans la Maserati, elle ne roulera jamais. C’est terrible! Si aujourd’hui, avec la crise que nous connaissons, on ne considère pas que la lutte contre la criminalité financière est prioritaire, je pense alors qu’il y a une complicité des personnes de l’Etat dans le système lui-même.”

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