La France connaitra-t-elle un black-out cet hiver?

Daan Killemaes Economiste en chef de Trends Magazine (NL)

Au moment où la France a le plus besoin de ses centrales nucléaires, celles-ci sont indisponibles. Le calvaire du parc nucléaire français aggrave la crise énergétique européenne et met la pression sur les marchés de l’électricité des pays voisins, et celui de la Belgique en particulier. La situation est encore gérable, selon les experts, à moins qu’un hiver très rigoureux ne vienne couronner cette crise.

Sur la ligne à haute tension entre Avelgem et Avelin, l’activité est élevée et atypique. En principe, l’électricité circule régulièrement de la France vers la Belgique, mais ces derniers mois, les électrons ont pris, à plein régime, la direction du sud sur le connecteur entre les réseaux électriques français et belge. La Belgique peut désormais exporter 2 et bientôt 4 gigawatts vers la France de son propre parc de production d’environ 15 gigawatts. C’est beaucoup. Les Français rachètent l’électricité de leurs voisins parce que la moitié de leurs 56 centrales nucléaires est actuellement hors service pour maintenance, inspection ou réparation. En temps normal, ces centrales fournissent 70 % de la demande d’électricité française et il en reste suffisamment pour approvisionner régulièrement les pays voisins, surtout en été. Pour la Belgique également, les centrales nucléaires françaises constituent une solution stratégique de secours, en cas de panne inattendue des centrales nucléaires sur notre territoire.

Depuis un certain temps déjà, les rôles sont inversés. La France n’est plus la prise de courant de l’Europe. Cette année, le parc nucléaire d’EDF a produit moins que l’année dernière (plus de 15% en moins). La situation est désastreuse depuis un certain temps déjà. En 2015, la production tournait encore à plein régime, à 400 térawattheures par an. Cette année, l’entreprise n’atteindra pas les 300 térawattheures, le niveau le plus bas depuis trente ans. Pour l’année prochaine, EDF table sur une production de 300 à 330 térawattheures, a déclaré son PDG Jean-Bernard Lévy. Mais ce n’est pas une certitude. Au cours des cinq dernières années, EDF a généralement produit beaucoup moins d’électricité que prévu. De plus, en raison de la sécheresse persistante, la production des centrales hydroélectriques reste bien en deçà des attentes. Le résultat est qu’au lieu d’avoir trop d’électricité, la France en a maintenant trop peu. Sans importations des pays voisins, les pénuries de courant sont imminentes.

Qu’est-ce que cela signifie pour la Belgique ?

La Belgique survivra-t-elle à l’hiver lorsque son voisin s’accrochera avec avidité à son réseau électrique ? “Même si nous ne dormons pas sur nos deux oreilles, rien n’indique que nous aurons des problèmes d’approvisionnement cet hiver”, déclare Filip Carton, responsable du centre de contrôle national du gestionnaire du réseau à haute tension Elia Transmission. “Le parc nucléaire belge est en assez bon état. Même si Doel 3 ferme en octobre et Tihange 2 en février comme prévu, il nous reste 4 gigawatts de capacité nucléaire. Ce n’est pas rien. Grâce à notre approvisionnement en gaz naturel, nos usines ne manqueront pas de gaz non plus. Le prix de celui-ci est bien sûr une autre histoire, mais la sécurité de l’approvisionnement est garantie.”

Grâce à la disponibilité de ses centrales nucléaires, la Belgique peut voler au secours de la France. Si la Belgique était un importateur au cours de la dernière décennie, elle sera maintenant un exportateur d’électricité, dont 2,6 térawattheures nets vers la France. L’approvisionnement du marché d’Europe occidentale est également soutenu par la remise en service d’anciennes centrales électriques. Certaines d’entre elles sont des centrales électriques au charbon, et donc elles sont plus polluantes, mais nécessité fait loi. “Cela renforce nos perspectives pour l’hiver. La hausse des prix pèsera également sur la consommation. Les familles réduisent déjà leur consommation d’énergie et de nombreuses entreprises envisagent de cesser leurs activités. Si la consommation diminue de 7 % en Europe, 20 à 30 gigawatts seront épargnés. C’est une grande différence”, déclare Filip Carton.

“En principe, la capacité de production est suffisante en Belgique pour faire le job et les problèmes d’approvisionnement français ne constituent pas une menace pour notre propre approvisionnement énergétique. Si la Belgique a acheté de l’électricité à la France durant les derniers hivers, c’est parce que l’électricité y était moins chère. Ce n’était donc pas une question d’insuffisance de capacité sur le marché intérieur”, explique Joannes Laveyne, expert en énergie à l’UGent. Les grands consommateurs industriels belges suivent également de près la situation en France. “C’est ennuyeux quand un pays voisin connaît ainsi des pénuries. Cela fait monter le prix de l’électricité pour nous aussi. Si la France est vraiment en difficulté, elle devra tourner l’interrupteur sans nous”, déclare Peter Claes de la fédération sectorielle Febeliec.

La situation n’est pas nouvelle. L’hiver dernier aussi, la production française d’électricité était au plus bas et l’hiver dernier aussi, la France a eu recours à l’électricité des pays voisins. “Mais heureusement, l’hiver dernier n’a pas été rigoureux”, déclare Filip Carton. “Une vague de froid intense cet hiver sera le plus grand risque. Quand ils commencent à parler d’un “Elfstedentocht”, il est temps de s’inquiéter. Dans ce cas, la décision sera prise in extremis. En effet, de nombreux Français se chauffent avec des radiateurs électriques. Pour chaque degré perdu dehors, la France a besoin d’une capacité supplémentaire de 2 000 mégawatts, soit la production d’environ deux centrales nucléaires. Comme les ménages français bénéficient d’un tarif plafonné, ils n’ajustent guère non plus leur consommation lorsque le prix du marché augmente.”

Si nous passons les mois de janvier et février, le pire devrait être derrière nous. D’ici février, la plupart des centrales nucléaires françaises devraient être à nouveau opérationnelles. Le temps d’arrêt de celles-ci est normal, car les réparations sont assez complexes et donc sujettes à des retards. “EDF est également très réticent à donner des informations, car l’entreprise ne veut pas faire monter les prix”, explique Joannes Laveyne. La marge d’erreur est également limitée. Lorsque plusieurs centrales nucléaires sont tombées en panne de manière inattendue à l’hiver 2018, la Belgique n’a pu éviter un black-out que de justesse, grâce notamment aux importations d’électricité en provenance de France. Ce garde-fou n’existe pas aujourd’hui. “Un autre risque est un black-out totalement hors de contrôle en France, et qui pourrait également se propager aux pays voisins. C’est le scénario cauchemardesque par excellence”, prévient Joannes Laveyne.

Si jamais une pénurie d’électricité devait arriver en Europe occidentale, il sera important de répartir équitablement la charge. “En cas d’urgence, la Belgique n’est pas obligée d’exporter de l’électricité si cela risque de poser des problèmes pour le marché belge”, explique Filip Carton. Lorsque la France et la Belgique ont toutes deux besoin d’électricité et que celle-ci n’est plus disponible en suffisance dans les pays voisins, un mécanisme de solidarité assure une répartition équitable. “Supposons que la France manque de 10 000 mégawatts et la Belgique de 1 000 mégawatts, mais qu’il n’y ait que 10 000 mégawatts disponibles dans les pays voisins. Dès lors, la puissance disponible sera répartie au prorata des besoins. Il manquera alors 900 mégawatts à la France et 100 mégawatts à la Belgique, mais c’est gérable. C’est pourquoi nous ne sommes pas trop préoccupés par la sécurité de l’approvisionnement”, déclare Filip Carton.

Solidarité européenne : électricité contre gaz

Mais un autre scénario de solidarité européenne pourrait être mis en place si nécessaire. La France risque le black-out si elle ne trouve pas un moyen d’importer les gigawatts manquants, mais… l’Allemagne est elle aussi en difficulté à cause de sa dépendance au gaz russe et peine à remplir ses cuves en prévision de l’hiver. Selon Latribune.fr, “les deux puissances économiques comptent l’une sur l’autre pour les prémunir chacune d’une pénurie énergétique dont les conséquences seraient dramatiques.”

Alors que partout en Europe, les termes “économies d’énergie” et “solidarité entre les membres” sont plus que jamais d’actualité, cet “arrangement” était également évoqué par l’AFP. Emmanuel Macron a annoncé que la France s’engageait à livrer davantage de gaz à l’Allemagne, qui pourrait lui fournir de l’électricité en retour, si la crise énergétique le nécessitait cet hiver.

Comment en est-on arrivé là ?

Les prochains mois en France seront donc une lutte pour chaque kilowatt. Les prix de l’électricité sur du marché français parlent d’eux-mêmes. Fin août, le prix de l’électricité (avec livraison sur un an) a dépassé les 1 000 euros par mégawatt, avant de se calmer quelque peu ces derniers jours. Les prix de jour et les prix en heure de pointe sont passés à 1 500 euros et plus. Normalement, vous payez 40 à 50 euros par mégawatt. Ces prix de demande sont supérieurs au coût de toute méthode de production. En d’autres termes, le marché s’attend à ce que, bientôt, l’offre ne soit plus en mesure de répondre à la demande. “Les marchés anticipent une pénurie d’électricité en France cet hiver. Cela ne peut être résolu qu’en consommant moins, éventuellement par des plans de déconnexion contrôlée. Dans le pire des cas, les coupures de courant sont imminentes”, déclare Joannes Laveyne.

Est-il besoin de dire que la pénurie d’électricité en France arrive à un moment particulièrement inopportun ? Les centrales nucléaires françaises auraient pu apporter un certain soulagement à la production, mais elles font désormais partie du problème. La pénurie doit être comblée par des centrales au gaz naturel, ce qui fait grimper encore plus le prix du gaz naturel et de l’électricité, et pas seulement en France. Les marchés des pays voisins se sont également lancés dans une quête fébrile à l’achat d’électricité. “Surtout pendant l’heure de pointe du soir, le prix belge augmente pour tendre vers le prix français qui est élevé. Pendant les heures creuses, l’électricité est moins chère en Belgique”, explique Filip Carton.

Mais comment se fait-il que la moitié des centrales nucléaires en France soient en panne au même moment ? “C’est une coïncidence”, dit Joannes Laveyne. “En raison du covid, l’entretien de 25 centrales a été reporté. Les syndicats n’ont pas voulu y faire travailler les équipes. Cette année, cette maintenance sera rattrapée, mais ce sont souvent des exercices complexes et longs.”

En plus des interruptions de production pour cette maintenance planifiée de longue date, des problèmes inattendus sont apparus. L’année dernière, la corrosion du circuit de refroidissement d’une centrale nucléaire a été découverte, ce qui a entraîné l’arrêt et l’inspection de 11 autres centrales similaires. Les problèmes s’accumulent. Le parc nucléaire a été construit dans les années 1980 et est donc relativement ancien, mais l’entretien nécessaire a été négligé. “Le gouvernement français a longtemps considéré EDF comme une vache à lait. De plus, le gouvernement oblige la société à revendre à bas prix de l’électricité à d’autres fournisseurs, ce qui protège les consommateurs français des prix élevés du marché. Mais le prix obtenu par EDF était trop faible pour investir suffisamment dans l’entretien et le renouvellement du parc”, déclare Joannes Laveyne.

L’heure de la renaissance nucléaire

Pour EDF, cette crise signifie la fin de son statut de société cotée. Le gouvernement français, qui détenait déjà une participation de 84 %, n’a pas d’autre choix que de nationaliser entièrement EDF, cet automne, pour diverses raisons. La situation financière est catastrophique. Au cours du premier semestre de cette année, la société a enregistré une perte de 5,3 milliards d’euros et sa dette nette a augmenté pour atteindre 43 milliards d’euros. La politique du gouvernement français consistant à utiliser EDF comme “bouclier” pour protéger les ménages français de factures d’électricité trop élevées n’était plus compatible avec les intérêts des actionnaires minoritaires.

La France s’en tient à sa stratégie d’indépendance énergétique avec une capacité de production nucléaire accrue, qui lui permet également de limiter les émissions de CO2. Le président Emmanuel Macron a annoncé un programme d’investissement de 52 milliards d’euros pour remplacer systématiquement les vieilles centrales nucléaires par 14 nouvelles centrales de type EPR (réacteur pressurisé européen) d’ici 2035. La durée de vie des installations existantes devrait être portée à plus de quarante ans dans la mesure du possible. “Il est temps de renouer avec le nucléaire”, a déclaré M. Macron.

Cette renaissance menace d’être une naissance difficile. Le premier réacteur de type EPR devait initialement entrer en service en 2011 à Flamanville, mais il ne devait être mis à l’essai que cet hiver et ne devenir pleinement opérationnel qu’en 2025. Le coût de l’investissement a largement dépassé le budget. EDF construit également un réacteur de ce type à Hinkley, au Royaume-Uni, et ce projet est lui aussi miné par des années de retard et des milliards de coûts supplémentaires. De nombreux experts s’inquiètent du fait que ces dernières années, EDF a perdu beaucoup de connaissances et de compétences pour mener à bien de tels projets.

Pour la Belgique, une difficile relance du nucléaire français serait un gros revers à long terme. Si notre sortie du nucléaire se déroule comme prévu, dans quelques années, la Belgique devra à nouveau compter sur l’importation d’électricité des pays voisins. D’autres pays comptent également sur l’énergie nucléaire française pour jeter un pont vers un approvisionnement énergétique à faible intensité de carbone. Et puis sans un excédent d’énergie nucléaire française, le marché de l’électricité ne retrouvera pas une certaine stabilité.

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