Jean-Marc Jancovici: “Ceux qui ont fait le choix du gaz n’ont plus que leurs yeux pour pleurer”

Jean-Marc Jancovici "Ce que nous avons coutume d'appeler la désindustrialisation en Europe est en réalité une externalisation de l'industrie dans un certain nombre de pays." © Belgaimage

Consultant, essayiste, conférencier, Jean-Marc Jancovici prend depuis des années son bâton de pèlerin pour expliquer que, dans notre monde fini, la parenthèse des énergies fossiles se referme et qu’il vaut mieux s’y préparer. Autrement dit, ne pas suivre l’exemple belge.

Vous n’arriverez pas à mettre Jean-Marc Jancovici dans une case. L’homme conseille les grandes entreprises, il est proche de nombreux industriels mais il explique que notre monde fini est voué à la décroissance. Il est ingénieur, conférencier, professeur, il est l’inventeur au début des années 2000 du “bilan carbone”, norme utilisée désormais pour compter les émissions de gaz à effet de serre des entreprises, mais il est aussi devenu une star médiatique dans son domaine. Certains le rangent dans la case “écolo” mais la plupart des “verts” lui jettent un regard noir parce qu’il est pronucléaire et le traite de réactionnaire parce qu’il “défend le système économique et politique en place”.

S’il était si facile de créer une civilisation industrielle avec les seules énergies renouvelables, nous n’aurions pas attendu le pétrole pour y arriver.

Jean-Marc Jancovici est aussi un excellent vulgarisateur qui a réussi la gageure de faire, avec son complice le dessinateur Christophe Blain, une BD qui s’arrache comme des petits pains (près de 400.000 exemplaires vendus). Pourtant, cela ne va pas de soi quand on parle de la loi de la conservation de l’énergie ou du réchauffement climatique.

Dans Le monde sans fin (*), Jancovici et Blain expliquent que notre société est basée sur une mobilisation de flux et de machines dont nous n’avons généralement pas idée. Dès notre réveil, ce sont des machines qui ont permis de faire le plastique de notre brosse à dents, de filtrer l’eau, de produire l’électricité qui éclaire notre salle de bains, grâce à une ampoule fabriquée par des machines… Et tout cela n’est rendu possible que grâce à l’énergie abondante, facile à transporter et bon marché. Dans un litre d’essence, explique Jean-Marc Jancovici, “vous avez la même capacité de transformer l’environnement que dans 10 à 100 jours de travail de force d’un être humain. Ce que nous avons coutume d’appeler la technique, ce sont les machines, ajoute-t-il. Car il ne s’agit pas seulement d’inventer et fabriquer des objets. Il faut aussi avoir la capacité de les diffuser. Et cette capacité repose sur les machines et l’énergie”.

Profil

· Naissance en 1962

· Ingénieur diplômé de l’Ecole polytechnique (1981) et de l’Ecole nationale supérieure des télécommunications (1986)

· En 2007, il cofonde la société Carbone 4.

· Depuis 2008, professeur à Mines Paris.

· En 2010, il fonde l’association The Shift Project, un think tank qui oeuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone.

TRENDS-TENDANCES. On parle pourtant de la fin de l’âge industriel, de l’entrée dans le monde des services…

JEAN-MARC JANCOVICI. Le monde des services n’a pour but que de gérer des machines. Un service est une gestion de la complexité. Dans un monde très simple, vous n’avez pas besoin d’autant de services. Le monde des services n’apparaît que par-dessus le monde des machines, pour vendre, financer, organiser, etc. Mais il ne le remplace pas. Et ce que nous avons coutume d’appeler la désindustrialisation en Europe est en réalité une externalisation de l’industrie dans un certain nombre de pays.

Même le monde digital ne s’affranchit pas des contraintes physiques?

La totalité du système digital dans le monde émet autant de dioxyde de carbone que la flotte mondiale de camions, ou deux fois plus que l’ensemble de la marine marchande, ou encore les deux tiers des émissions des voitures. Ce n’est pas du tout négligeable et cela augmente assez vite.

Le monde est donc soumis à ces contraintes. Est-ce que l’on en atteint progressivement les limites?

Tout dépend de ce que l’on appelle une limite. Les chocs pétroliers de 1973 et 1979 n’ont pas enclenché une décrue de l’activité économique mais un ralentissement. Par contre, en Europe, le deuxième gros choc pétrolier, celui de 2006 qui a précédé la crise des subprimes, a marqué une réelle inversion de tendance. Depuis cette époque, la production industrielle européenne a globalement tendance à baisser. Cela se voit au travers de certains indicateurs, comme le nombre de tonnes chargées par les camions ou la quantité de mètres carrés construits dans l’année, qui ont atteint un maximum en 2007 et baissent depuis. Si vous avez moins de machines au travail, vous extrayez moins de matériaux, vous en transformez moins, vous dégagez moins de surplus. Vous continuerez à construire des logements mais moins ou moins grands. Une contraction sur les approvisionnements énergétiques se voit à un moment où l’autre dans la baisse des flux physiques de production.

Face à cette baisse, il va donc falloir changer de modèle?

Il est déjà en train de changer. Cet hiver, il changera assez vite!

C’est la guerre en Ukraine qui a enclenché ces changements?

L’Ukraine n’a été qu’un accélérateur de tendance. Avant même le conflit, il y avait déjà un sujet sur l’approvisionnement en pétrole et en gaz de l’Union européenne. A partir du moment ou un tiers du pétrole et 40% du gaz viennent de Russie et que vous savez que les gisements ne sont pas éternels, la seule question était de savoir à partir de quand nous allions en avoir moins.

Jean-Marc Jancovici
Jean-Marc Jancovici “L’ensemble des déchets à longue vie et forte activité produits depuis 50 ans par le parc nucléaire français ne vont pas nous sauter à la figure comme un Zébulon diabolique!”© Belgaimage

Les énergies éoliennes ou solaires ne permettront pas de combler ce manque?

Elles ne changeront pas considérablement la donne. Les énergies renouvelables sont celles dont nous sortons, celles avec lesquelles l’humanité a vécu jusqu’à voici deux siècles. S’il était si facile de créer une civilisation industrielle avec les seules énergies renouvelables, nous n’aurions pas attendu le pétrole pour y arriver. Beaucoup d’entre elles ont des inconvénients. Certaines sont peu denses, d’autres ne sont pas disponibles à la demande, d’autres sont difficiles à transporter. C’est beaucoup plus compliqué de transporter de grandes quantités de bois sur terre que de grandes quantités d’énergie sous forme de pétrole.

Les deux énergies renouvelables qui peuvent fournir de la puissance pilotable sont l’hydro-électricité et le bois. Mais pour avoir un barrage, encore faut-il qu’il pleuve, et nous commençons à observer des baisses de production en Europe et au Brésil. Quant au bois, il est intéressant si vous êtes, comme la Suède ou la Finlande, dans un pays relativement peu peuplé, disposant de surfaces qui font plusieurs fois la Belgique.

Nous n’arriverons donc pas à remplacer dans les mêmes quantités les énergies fossiles par du renouvelable. Pour vous, il est donc difficile de se passer du nucléaire?

Tout dépend de ce que vous voulez. Si vous voulez conserver la plus grande part possible d’activités industrielles dans un monde sans combustible fossile, vous ne pouvez pas en effet vous passer du nucléaire. Si vous acceptez d’avoir des moulins à vent et des moulins à eau un peu améliorés par rapport à ceux du Moyen Age, vous pouvez, mais le monde industriel s’en va. L’essentiel s’en ira de toute façon sans combustible fossile. Le nucléaire ne va pas faire les plastiques, les fibres synthétiques, la mobilité de 1,2 milliard de voitures individuelles… Le nucléaire ne pourra en faire qu’une partie.

Mais le nucléaire fait peur. C’est une peur irrationnelle?

Disons qu’elle n’est pas basée sur des faits. Mais elle a été très largement entretenue par les médias qui ont globalement les plus grandes difficultés à séparer les faits des opinions.

Nous avons voulu faire rentrer la fourniture électrique dans un système qui n’est pas fait pour lui, et c’est parti en vrille. Ce n’est d’ailleurs que le début.

Il y a quand même eu des catastrophes: Tchernobyl, Fukushima.

Vous avez eu beaucoup plus de morts à cause des ruptures de barrage qu’à cause des accidents nucléaires. Mais vous n’avez pas en permanence dans la presse des articles pour dire qu’il pourrait avoir une rupture de barrage. Alors oui, il y a eu des accidents. Mais citez-moi une activité où il n’y en a pas! Pour zéro risque, il faut aussi interdire les jouets pour enfants, les bonbons, les piscines, l’alcool, la sédentarité, les voitures ou les hamburgers… Si nous voulons commencer à parler risque, la seule attitude qui ait du sens est de parler chiffres. Et de ce point de vue, le nucléaire est très très loin d’être un sujet de préoccupation majeur!

Une autre peur est la gestion des déchets.

Nous avons tendance à un peu tout mélanger dans les déchets. L’ensemble des déchets à longue vie et forte activité produits depuis 50 ans par le parc nucléaire français tient dans une piscine olympique. Et ces déchets ne vont pas nous sauter à la figure comme un Zébulon diabolique! Une fois confinés dans une couche géologique stable, ces déchets ne seront vraiment pas un gros souci. La longue durée de vie de certains déchets nucléaires est parfois invoquée comme une raison de ne pas en créer. Mais vider une mine est créer une conséquence de plus long terme encore! Rappelons que ce sont souvent les mêmes journalistes qui couvrent les aspects scientifiques et les aspects militants pour l’environnement. Et entre les militants et les scientifiques, le journaliste va donner la priorité aux bons clients qui disent des choses simples et compréhensibles, même si elles sont fausses. Cela contribue parfois à entretenir des craintes non basées sur des faits.

Selon vous, le monde politique serait trop paresseux pour ne pas expliquer correctement ces choses?

C’est plus souvent de la démagogie que de la paresse. Le monde politique a un objectif: se faire porter au pouvoir, et ensuite se faire réélire. Il lui faut donc plaire à une majorité. Et cela suppose de lui faire des promesses sympathiques. Dans un monde sans limites, il n’y a pas de problèmes à empiler les promesses les unes sur les autres. Dans un monde limité, vous êtes obligés de faire des choix. Et continuer à ne pas vouloir en faire commence à poser des difficultés. Cependant, nous ne pouvons pas complètement nous défausser sur le monde politique. A partir du moment où l’on comprend son mode de fonctionnement qui est de faire des promesses qui nous plaisent, si nous lui envoyons des demandes complètement contradictoires, il ne faut pas s’étonner que le comportement du monde politique soit totalement incohérent.

Cela suppose que nous fassions nous-mêmes le tri entre ce que nous voulons garder et pas garder?

Absolument. Et c’est compliqué.

Vous n’êtes pas tendre non plus sur la politique européenne. Pourquoi?

Depuis longtemps l’Europe marche sur deux jambes. L’une aime réglementer, l’autre aime libéraliser. En ce qui concerne l’énergie, l’Europe a fait tomber cette activité du côté libéral. Tous les systèmes électriques doivent entrer dans le champ concurrentiel. Or, un système électrique se gère sur un pas de temps de plusieurs décennies, voire de siècles. Le marché soit-disant libre et non faussé ne sait en fait pas gérer des infrastructures à l’échelle du siècle. Nous avons voulu faire entrer la fourniture électrique dans un système qui n’est pas fait pour lui et c’est parti en vrille. Ce n’est d’ailleurs que le début. Quand le système commencera à vraiment dysfonctionner, nous ne le remettrons pas d’équerre en un an. En Belgique, vous allez vous en rendre compte!

(*)
(*) “Le monde sans fin”, Jancovici-Blain, Dargaud, 196 p., 28 euros.

Le fait d’arrêter les centrales nucléaires pour les remplacer par des centrales au gaz comme en Belgique, qu’est-ce que cela vous évoque?

Je n’ai pas besoin de commenter dans le contexte actuel! Cela fait 10 ans que j’explique que remplacer des centrales nucléaires par des centrales au gaz est doublement contre-productif, sur le plan du CO2 et sur celui de la sécurité d’approvisionnement. Et maintenant, les gens qui ont fait ce choix n’ont plus que leurs yeux pour pleurer.

Vous ne croyez pas que le progrès pourrait nous sortir par le haut?

Ce n’est pas historiquement ce qui s’est passé. L’accumulation de trouvailles n’a pas conduit à diminuer les pressions environnementales.

On a quand même inventé le nucléaire…

Oui, d’accord. Cela a diminué quelques problèmes. Mais c’est local et transitoire. En France, au moment de la mise en place du parc nucléaire, les émissions de CO2 ont baissé. Mais cela n’a pas fait baisser l’artificialisation des sols, ni le nombre de voitures en circulation, ni la construction. Cela n’a pas encouragé la préservation des espaces naturels.

Quels conseils donneriez-vous aux chefs d’entreprise?

Il faut leur rappeler que gouverner, c’est prévoir. Or, pour “prévoir”, il faut se rappeler que les prix d’hier sont beaucoup moins prédictifs des prix et des quantités de demain que la physique! Regarder les flux physiques de l’économie permet donc d’avoir un jugement plus assuré sur comment l’économie pourrait se comporter demain. Si nous voulons nous mettre en conformité avec un monde dans lequel les émissions vont beaucoup baisser, nous devons voir ce qui pourrait arriver à une activité s’il se met à avoir des contraintes fortes sur les hydrocarbures.

C’est ce que vous faites dans votre travail de consultant?

Oui. Nous commençons par établir l’état des lieux, voir comment les choses se passent physiquement pour obtenir les résultats économiques. Un bilan carbone, c’est cela: tracer les flux physiques qui permettent à une activité d’exister. Nous ne sommes pas capables de dire “dans 20 ans, votre activité risque de ne plus exister” mais nous pouvons dire “voilà, dans 20 ans, comment pourraient évoluer les pressions physiques sur vos activités, voilà ce que peut signifier une baisse, subie ou choisie, de la disponibilité en énergies fossiles”… Il y a toutefois des activités pour lesquelles il sera impossible de faire autrement. Par exemple, le transport aérien dans un monde sans pétrole deviendra presque inexistant.

Vous ne croyez pas à l’avion à hydrogène?

Nous l’avons déjà: il s’appelle la fusée Ariane! Plus sérieusement, cela dépend de qui contrôlera le monde. Si ce sont les super riches, cela ne les dérangera pas de conserver un peu d’énergie pour faire des avions à hydrogène, ce qui correspond à un arbitrage où les dirigeants conservent du superflu en privant d’autres du nécessaire. Si le monde est géré de manière équitable, il n’y aura pas d’avion à hydrogène. On voyagera en bateau.

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