Filtrer les investissements étrangers: “C’est nécessaire, mais attention à l’usine à gaz belge”

Le terminal gazier de Fluxys à Zeebruges: un enjeu stratégique © Belga
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Jean-Quentin De Cuyper, avocat au Barreau de Bruxelles, associé au sein du cabinet Willkie Farr & Gallagher LLP, met en garde contre la complexité du mécanisme envisagé dans notre pays pour préserver nos intérêts stratégiques.

La Belgique se met en ordre de marche pour filtrer les investissements étrangers et éviter que des pays hostiles ne mettent la main sur des sociétés présentant des intérêts stratégiques pour le pays. Un accord politique est enfin intervenu le 1er juin dernier, alors que la Commission européenne pousse en ce sens depuis des années. Bien des domaines sont concernés : énergie, eau, santé, communications médias, aérospatiale, défense, infrastructures électorales ou financières, technologies, etc.

Jean-Quentin De Cuyper, avocat au Barreau de Bruxelles depuis trente ans, associé au sein du cabinet Willkie Farr & Gallagher LLP à Bruxelles, a étudié cette législation en gestation. Spécialiste du droit des affaires, il y voit une nécessité stratégique, mais craint aussi que la complexité institutionnelle belge ne constitue un frein et un désavantage concurrentiel face aux autres pays européens.

Craignez-vous que cette législation n’augmente encore le risque de litiges commerciaux ?

Etant donné que l’on contrôle davantage les investissements, c’est très clairement une crainte. Beaucoup de législations mettent, de façon générale, de plus en plus de responsabilités sur les conseils d’administration des sociétés, notamment en matière de finance durable. Effectivement, cette façon que l’on a de réguler de plus en plus la mondialisation donne lieu à un nombre croissant de litiges. C’est un mouvement généralisé partout en Europe et dans le monde occidental.

Ce filtrage des investissements étrangers représente-t-il un risque particulier pour la Belgique ?

C’est évidemment une évolution importante pour un petit pays comme la Belgique, ouvert, pour lequel les investissements étrangers représentent un apport fondamental. On sait aussi qu’avec la Russie et la Chine, certains de ces investissements sont effectués par des personnes qui ne sont pas nécessairement bien intentionnés. Bien sûr, la liberté des capitaux est essentielle pour le développement, pour la croissance et l’emploi, mais il convient de faire très attention à nos intérêts stratégiques. On voit encore ces derniers temps avec la question énergétique toute l’importance d’une telle réflexion : si on laisse nos entreprises ou nos réseaux de distribution à des investisseurs russes ou chinois, on est en droit de se poser des questions.

Voilà pourquoi un règlement européen a été adopté en 2019. Il est général et fixe les grandes lignes de cette nécessité de filtrer les investissements étrangers, mais il appartient aux Etats de mettre en oeuvre des règlementations nationales. Un premier rapport de la Commission européenne a fait un état des lieux de la situation dans les Etats qui ont déjà adopté une telle législation.

Qu’en ressort-il ?

Publié en 2021, il concerne l’année 2020. Sept Etats membres avaient déjà adopté une législation applicable. 1793 dossiers avaient été examinés. Seuls 362 d’entre eux, soit 20%, ont été examinés de façon plus approfondie parce qu’il y avait peut-être un problème. Parmi eux, 91% ont été approuvés, avec ou sans conditions. Seulement 2% des dossiers ont finalement été interdits et 7% ont été abandonnés par les investisseurs pour des raisons diverses. Le nombre de dossiers est donc relativement important, mais le filtrage final est réduit.

Que peut-on déduire pour la Belgique ?

Le texte belge attend encore l’avis du conseil d’Etat, il va revenir en deuxième lecture auprès des neuf entités concernées dans notre pays : l’Etat fédéral, les trois Régions, les trois Communautés et les Commission communautaires à Bruxelles. L’objectif est d’avoir un vote de la part des différents parlements concernés avant le 1er janvier 2023. Nous avons évidemment un processus de décision qui est assez compliqué.

L’objectif consiste bien à protéger la sécurité nationale et les intérêts stratégiques de ces différentes entités concernées. Dans les législations déjà en application – en France, en Italie, en Allemagne -, on vise les infrastructures dans le secteur de l’énergie, des communications technologiques, les réseaux utilisés par les forces de l’ordre, les médias également pour assurer la pluralité, le matériel de santé… C’est très large.

On ne vise que les investissements étrangers hors Union européenne. C’est la règle, mais il s’agit aussi de déterminer qui est le vrai propriétaire de la société : donc, une entreprise belge dont le propriétaire final (“Ultimate Beneficial Owner”) se situe hors de l’Union peut également être concernée. Cela est valable si on acquiert 25% des droits de vote dans la société belge, quelle que soit le chiffre d’affaires de l’entreprise (sauf pour les Biotechs pour lesquels on a un seuil de 25 millions d’euros), ou 10% des droits de vote pour une entreprise dont le chiffre d’affaires est supérieur à 100 millions d’euros.

Comment l’examen se fera-t-il ?

La Belgique va créer une Commission de filtrage interfédéral (CFI) composé de neuf membres et présidé par un responsable du SPF Economie pour superviser tout cela. Trois phases sont prévues. Premièrement, la notification du dossier et son examen par le secrétariat, avec des questions éventuelles, mais un souci à mes yeux, c’est qu’aucun délai n’est prévu s’agissant de la confirmation de ce que le dossier est complet. Ensuite, si le dossier est considéré comme complet, une période de quarante jours s’ouvre pour voir s’il pose réellement problème ou pas. S’il y a un problème, on passe à une troisième phase de screening, dans le détail : d’après ma compréhension, il peut y avoir jusqu’à cinq mois pour évoquer cela entre les différentes entités. L’Etat fédéral peut intervenir et dispose d’un droit de veto… In fine, le dossier peut être accepté, accepté sous conditions ou refusé.

C’est une “usine à gaz” à la belge ?

Voilà, exactement. Ce ne sera ni la première, ni la dernière fois. Mon conseil aux entreprises qui font des investissements, c’est de tenir compte du délai qu’implique l’obligation de saisir la CFI et d’obtenir une décision de celle-ci et de négocier les conséquences éventuelles de bouleversements économiques ou autres durant la période de filtrage. Potentiellement, il y aura donc des négociations assez complexes, surtout pour les gros dossiers. Cela existait déjà en matière de contrôle des concentrations, en matière de concurrence. Ici, on en remet une couche. Même s’il ne faut pas dramatiser : dans les pays où cela est déjà en cours, cela se passe plutôt bien.

Même si ce filtrage se justifie, ne risque-t-il pas d’être un frein pour les investissements, singulièrement avec cette complexité belge ?

Je pense qu’aujourd’hui, personne ne conteste en effet la nécessité d’imposer un filtrage de ce type d’investissements. Sur le principe, c’est une règlementation adéquate, qui s’imposait d’autant plus au vu de ce qui s’est passé ces derniers mois. Par contre, oui, le régime en projet, caractérisé par la complexité institutionnelle belge, soulève quelques doutes, en particulier s’agissant des délais dans lesquels une décision doit être adoptée.

Et pour éviter que ce ne devienne un désavantage concurrentiel par rapport à des pays où cela se décide plus vite ?

Exactement. En France, par exemple, tout doit être réglé en septante-cinq jours ouvrables. Si, comme le prévoit le texte actuel, on peut aller au-delà de cinq ou six mois chez nous, je crains en effet que cela ait un impact négatif pour les investissements étrangers en Belgique.

Le projet prévoit en outre que la CFI peut encore intervenir dans les cinq ans de l’investissement, si elle estime que la sécurité nationale ou les intérêts stratégiques du pays sont en danger. Du point de vue de la sécurité juridique, à nouveau, cette possibilité est problématique.

Des secteurs sont-ils particulièrement sensibles en Belgique, selon vous ?

Il y a certainement tout ce qui concerne les infrastructures, les réseaux énergétiques qui passent par notre territoire, gérés par Fluxys, Elia etc. Des investisseurs étrangers pourraient être intéressés. Tout ce qui est télécommunication également : une prise de pouvoir de Proximus, par exemple, serait certainement l’objet de discussions. Il y a aussi l’armement ou l’aéronautique. Ce sont clairement des domaines sensibles.

Pour le reste, on verra la pratique. En France, des discussions ont eu lieu après la volonté d’une prise de participation dans Carrefour. C’est évidemment une décision politique, mais c’est peut-être un peu excessif. Je ne suis pas sûr qu’une telle prise de participation poserait de réelle difficulté en Belgique. Mais la Commission de filtrage pourrait très bien estimer que pour assurer l’approvisionnement alimentaire du pays, c’est un investissement stratégique.

Un des risques, en Belgique, vu la multiplication des acteurs et les majorités différentes, ne serait-il pas que des jugements divergents entre les niveaux de pouvoir ne paralyse cette commission interfédérale ?

Là, vous mettez à mes yeux le doigt sur le risque le plus important. Imaginez qu’un investisseur étranger souhaite racheter une usine d’armement, que les Flamands approuvent et que les Wallons s’insurgent, cela pourrait tout bloquer. C’est sur ce point-là que je suis le plus sceptique. Maintenant… la Belgique ne fonctionne quand même pas si mal et la culture du compromis est de mise. Je pense que l’on s’en sortira, comme d’habitude. Mais soyons vigilants.

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