Europe – Russie: “Les guerres économiques peuvent se transformer en guerre réelles”

Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Tanguy de Wilde (UCLouvain) salue la réaction européenne après l’invasion de l’Ukraine, décode les raisons d’une crispation maximale et “le choc des mentalités”. Au niveau des relations internationales, il faut absolument rétablir rapidement des “mesures de confiances”. Un aperçu en profondeur d’enjeux vitaux.

Tanguy de Wilde est professeur à l’Institut des sciences politiques Louvain – Europe de l’UCLouvain. Fin connaisseur des relations internationales, il analyse pour Trends Tendances la réaction européenne face à l’invasion russe en Ukraine et la stratégie de Vladimir Poutine.

Que pensez-vous de la réaction européenne face à l’invasion russe ?

Tant l’Union européenne que les Etats-Unis annonçaient des sanctions économiques sans précédent, dévastatrices. Il faut constater que l’on a fait ce que l’on a dit, dans une ampleur inédite et avec une accélération sans précédent des phases de sanctions. Vu l’ampleur de l’opération des Russes, on a passé toutes les étapes alors qu’après la Crimée, en 2014, cela avait été graduel.

Cela fait des années que l’on affirme que l’Union européenne est géant économique, mais un nain politique. Nous disposons d’un levier économique mais, jusqu’ici, on avait peur de l’effet boomerang. Mais nous n’avons plus peur de ce retour potentiel de bâton au vu de l’ampleur de ce qui se passe. La Russie n’est pas l’Iran en terme de taille, mais l’isolement à laquelle on la condamne soudainement est comparable.

Cela peut-il changer quelque chose ?

Cela fait de nombreuses années que j’analyse les mesures coercitives et cela a toujours un impact, ne fut-ce que parce qu’on lance un signal politique fort sur la scène internationale. Cela va même au-delà des russes, c’est l’expression de la doctrine de l’Union européenne.

Ces sanctions ont le potentiel de créer un dommage économique majeur, même si ce n’est pas après six jours qu’on le constate. Sauf, bien sûr, avec les bourses et les cours du change qui surréagissent, mais on dit souvent que cette surréaction est une anticipation de ce qui peut arriver.

Je tempère cela avec cette remarque qui concerne le noeud de ces sanctions : nous analysons cela avec une rationalité cartésienne occidentale et nous n’intégrons pas forcément la perception russe. Le poète russe Fiodor Tiouttchev écrivait : “On ne peut pas comprendre la Russie par la voie de la raison”. En Occident, si un dirigeant constate que son pays va subir un dommage économique, il s’inquiète pour sa population et est susceptible de modifier sa politique, en bon démocrate. En Russie, un dirigeant peut très bien constater le dommage économique, mais considérer que les intérêts et la sécurité de son pays sont en jeu.

Vladimir Poutine n’est pas aussi isolé mentalement que Saddam Hussein l’était : il connaît le monde, il parle l’anglais et l’allemand. Il n’est pas non plus aussi psychorigide que ne l’était Slobodan Milosevic, en Serbie. Mais malgré tout, ce pari des sanctions économiques dépendra de lui.

Cela peut-il même avoir un effet aggravant ? Au ministre français Bruno Le Maire qui parlait de “guerre économique”, l’ex-président russe Medvedev a rétorqué que les guerres économiques pouvaient se transformer en guerre réelle…

C’est vrai. On évoque souvent dans nos cours l’exemple du Japon dans les années 1930, qui aurait été poussé à la guerre après avoir été isolé économiquement suite à son forfait en Chine : en tant qu’Etat insulaire, il devait aller chercher des matières premières. Nous ne sommes pas à la même époque, bien sûr. Mais il faut éviter d’utiliser de tels termes. D’autant que Medvedev est encore plus “moderne” que Poutine, il vient du monde des affaires.

Il est vrai que des sanctions d’une telle ampleur, c’est au minimum une confrontation, un conflit économique. Alors que généralement, les sanctions sont plutôt là pour être dans la symbolique. On ne pouvait pas ne rien faire, mais ici, nous sommes bien au-delà. Quand l’Union soviétique intervenait dans certains pays, ce qui était bien pire, on continuait à commercer avec elle.

Le résultat pourrait être ce fameux effet de “citadelle assiégée”. Poutine aura beau jeu de se présenter comme le paria du monde…

C’est un risque réel ?

Oui, oui. En outre, quand on subit de telles sanctions on passe traditionnellement à une économie de pénurie, voire de rationnement et le paradoxe, c’est que cela renforce le pouvoir : c’est lui qui a en main les circuits d’approvisionnement et qui peut présenter ce qui se passe comme l’effet de l’action de l’étranger.

Je suis curieux de voir parce que la Russie a des élites économiques, la Russie a une jeunesse, ce n’est plus le gros bloc monolithique qu’elle a pu être d’antan. Ce n’est pas comparable à la Lybie de Kadhafi voire à l’Irak de Saddam Hussein. Mais j’ai pu avoir quelques contacts avec des intellectuels russes après la reconnaissance des deux républiques, certes avant la guerre, ce n’était pas des “poutinolâtres”, mais ils comprenaient les préoccupations de sécurité. La masse, elle, subit sa propagande.

Certains m’ont demandé si Poutine pouvait tomber avec les sanctions : si elles durent vingt ans, peut-être… Mais en six jours non et en six mois pas non plus.

Etes-vous de ceux qui mettent en garde contre une possible extension du conflit ?

Nous sommes dans une phase assez singulière parce que tout va très vite. Par exemple, je trouve que les pourparlers ont eu lieu très rapidement. Il y a toujours des discussions pendant les guerres, ce n’est pas inédit, mais les exigences de Poutine ne sont finalement pas excessives : la reconnaissance de la Crimée, de la neutralité de l’Ukraine qui l’est de facto…

Je ne pense pas qu’il y aura une extension, que l’on ira au-delà des sanctions ou de l’aide militaire, mais c’est une forme de non-intervention directe comme pendant la guerre d’Espagne entre 1936 et 1939.

Mais Poutine peut-il avoir un autre agenda ?

Ses demandes sont tellement peu exorbitantes qu’on se demande pourquoi il fallait faire la guerre. Je suis étonné qu’il ne demande pas un Donbass élargi et sécurisé. Certains évoquent une possible extension du conflit à la Transnistrie ou à la Géorgie, qui ont été des conflits violents avant d’être gelés, mais j’y crois un peu moins. Quel serait leur intérêt de déstabiliser davantage ces situations ?

Les Européens disent qu’il faut arrêter Poutine en Ukraine pour éviter qu’il ne poursuive plus loin, s’agit-il d’une réaction excessive au-delà de la légitime émotion du moment ?

L’ampleur de la réaction européenne s’explique quand on regarde les différents stades auxquels nous avons assisté. En 2008, avec la Géorgie, on a voulu faire la négociation pour le moindre mal. Le président français, Nicolas Sarkozy, avait intercédé et on avait élaboré un plan. Avec la Crimée, en 2013-2014, on avait pris des mesures tout de même pénalisantes, qui ont réduit le commerce entre l’Union européenne et la Russie, mais on n’a jamais trouvé la parade. Deux ans après, on a sorti une stratégie conservant les mesures coercitives, avec un travail sur les accords de Minsk et la recherche d’un intérêt commun avec la Russie. Cela a tenu pendant cinq ans.

En 2021, nous sommes arrivés à une stratégie en trois points : repousser les tentatives de déstabilisation de la Russie, continuer à appliquer les sanctions et, dans un troisième temps seulement, pratiquer un dialogue. Sergei Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, qui est un habile matou diplomatique, très expérimenté, a répliqué qu’il ne voyait pas la cohérence politique de cela, que ça partait dans tous les sens, il a parlé de “kama sutra” politique. Nous étions arrivés à une sorte d’impasse. Ce qui arrive aujourd’hui est la dernier stade d’un très grand fossé que s’est créé au fil des années.

Dites-vous que l’on paye aujourd’hui une gestion hasardeuse de la chute de l’Union soviétique, l’élargissement de l’Otan et un manque de respect à l’égard de la Russie ?

C’est le discours des Russes, évidemment. Il y a une part de réalité, tout de même, si l’on tient compte de ma théorie au sujet de ce fossé qui s’est progressivement creusé. Quand l’Union soviétique explose, la Russie salue son “retour dans la communauté des nations civilisées”. L’idée, c’était que la Russie reste une puissance avec une espèce de condominium américano-russe bienveillant pour régler les problèmes du monde. L’Union européenne, elle, s’engageait à aider la Russie à devenir une économie de marché.

L’affaire en Tchétchénie a été le premier couac : les Européens ont insisté sur l’importance de respecter les droits de l’homme et les libertés fondamentales, ce à quoi les Russes ont insisté sur l’importance de l’intégrité territoriale. S’en est suivi l’émancipation des nouveaux Etats indépendants, issu du bloc de l’Est ou de l’Union soviétique. La Russie, elle, voulait garder des choses en commun, à travers une Communauté des Etats indépendants, une sorte de commission du divorce.

Le Kosovo a été un autre moment clé. Du point de vue russe, ce n’est pas tellement l’Otan qui intervient, mais ce qui la dérange, c’est qu’on intervienne sans son accord dans les Balkans. On voit alors apparaître une sorte de doctrine Monroe à la russe : dans l’ancien espace soviétique, c’est ma Russie qui intervient. Hormis les pays baltes, qui étaient déjà partis, mais la Biélorussie, l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie… Avec un malentendu fondamental puisque du côté européen, on insiste sur le respect du choix souverain de ces Etats. Quand les révolutions colorées ont eu lieu, Poutine a soupçonné une intervention de l’Occident.

Tout ce qui se passe était écrit, en somme ?

Oui, mais pas l’ampleur de l’intervention russe en Ukraine, ni l’ampleur de la réaction européenne.

Avec une crispation inédite ?

Une crispation maximale, oui. Attention : l’intérêt réciproque de la Russie et de l’Union européenne serait de collaborer. Vu le statut de la Russie, s’il y avait une percée des négociations, on aurait un magnifique atout à jouer qui est la levée progressive des sanctions, conditionnée au respect du protocole des négociations. De toute façon, on devra arriver à un compromis : ce n’est pas la guerre qui règle un problème, cela le transforme. Une fois que les armes vont se taire, on verra où nous en serons.

Faut-il craindre une fuite en avant de la part de Vladimir Poutine ?

Nous ne sommes évidemment pas Nostradamus. Je crois que ce qui est en jeu, c’est un choc des mentalités : nous vivons un peu dans des mondes parallèles. Chez nous, qui avons été traumatisés par les deux guerres mondiales, l’usage de la force est devenu un tabou, cela nous répugne. Tandis que du côté russe, il y a une sorte d’habitude de souffrance.

Nous, nous savons ce qu’est une alliance défensive, qui ne sert qu’à défendre et pas attaquer. C’est d’ailleurs faux de dire que l’on a attaqué la Serbie avec le Kosovo : c’était une façon de protéger une population qui était massacrée. En Afghanistan, c’était pour lutter contre le terrorisme. Mais cette perception-là, elle n’existe pas en Russie. Quand l’Ukraine affirme qu’il envisage d’entrer dans l’Otan, Poutine traduit cela comme une volonté de récupérer la Crimée. Le président russe a exprimé à plusieurs reprises sa crainte.

Il y a plus de continuité logique et stratégique qu’on ne le pense ?

Oui et il y a aussi une instrumentalisation dans le discours. Quand il dit qu’il va dénazifier, c’est évidemment excessif. Il y a des groupes à l’ouest de l’Ukraine qui recyclent parfois des slogans ou des uniformes de collaborateurs nazis, mais c’est ultra-minoritaire.

Ces différences de perception, il faudra bien les mettre sur la table, un jour…

Tout à fait. La question de l’Ukraine est tragique, mais au niveau des relations internationales, il faut absolument rétablir ce que l’on appelait des “mesures de confiance” et de construction de la confiance. C’était le grand accord de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, à laquelle a succédé en 1995 l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe.

Dans les mesures de confiance, il peut y avoir le fait d’indiquer une forme de neutralité du pays, mais aussi un désarmement avec un contrôle mutuel. Il s’agit aussi d’établir une forme de connivence entre soi pour ne pas se regarder en chiens de faïence et ne pas mal interpréter les signaux de l’autre. Ce serait un point de départ. Il faut faire en sorte, comme dirait Schuman, que la guerre ne soit pas seulement impensable, mais qu’elle soit aussi impossible.

C’est évidemment impossible de dire cela aujourd’hui, mais le fait que l’Ukraine se tourne vers l’Union européenne ne doit pas l’empêcher de poursuivre des relations qui sont historiques, linguistiques, culturelles… avec son voisin.

Le discours du président ukrainien, Vlodymyr Zelinski, devant le parlement européen était un moment fort, plein d’émotion. N’est-ce pas susceptible d’être perçu comme une provocation par Moscou ?

Cela peut apparaître d’être un chiffon rouge pour Moscou, notamment le fait de parler d’adhésion à l’Union européenne. Ursula Von der Leyen était dans son rôle en déclarant ça, comme Charles Michel l’est est étant plus prudent dans une logique intergouvernementale. Soyons clair, l’adhésion, ce n’est pas pour demain : il y a trente-cinq chapitres à ouvrir, l’Ukraine est un pays où la corruption est systémique, qui n’est pas encore économiquement et démocratiquement prêt… ce n’est pas un pays qui est prêt pour le destin commun européen à l’heure actuelle, il y a encore du chemin.

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