Coronavirus – Bertrand Piccard: “Nous avons une chance unique de bâtir quelque chose de nouveau”
Les moyens engloutis dans la lutte contre les impacts sanitaires et socioéconomiques du Covid-19 vont-ils conduire les Etats et les entreprises à mettre entre parenthèses les investissements de verdissement de l’économie ? Ce serait une erreur, selon Bertrand Piccard. Les patrons de Coexpair (Namur) et Cosucra (Tournai) abondent dans le même sens.
Bertrand Piccard parcourt le monde entier pour tenter de convaincre les responsables politiques et les chefs d’entreprise que le défi climatique représente ” le marché industriel du siècle “. Il est plus que jamais convaincu de la nécessité de reconstruire ” quelque chose de plus efficient et de plus propre “.
TRENDS-TENDANCES. Avec cette crise et l’économie mondiale qui tourne au ralenti, les émissions polluantes ont été considérablement réduites. Est-ce une nouvelle dont nous pouvons nous réjouir ?
BERTRAND PICCARD. Non, c’est une nouvelle très dangereuse. Elle fait croire à beaucoup que pour protéger l’environnement, il faudrait détruire l’économie, l’industrie, le commerce et les transports. Détruire l’économie, c’est des millions de personnes au chômage, des faillites, des souffrances, une augmentation des inégalités. Cette crise nous apporte la preuve que la décroissance ne peut pas fonctionner pour l’humanité.
Par contre, nous avons une chance unique de rebâtir quelque chose de nouveau. Des centaines de milliards de dollars et d’euros sont déversés pour soutenir ceux qui en ont besoin. Faisons en sorte que cela contribue à construire un nouveau modèle, à sortir d’une société qui pollue et qui est finalement – nous le voyons – très fragile. Il est financièrement rentable de moderniser nos infrastructures archaïques, de remplacer ce qui pollue par des installations propres et efficientes.
Des moyens considérables ont été mobilisés pour aider les citoyens et les entreprises face au coronavirus. Avons-nous encore les ressources suffisantes pour financer la transition écologique de l’économie ?
La transition est beaucoup plus rentable que le statu quo. Dans l’économie linéaire actuelle, les déchets ne sont pas valorisés, ils sont perdus. L’énergie non renouvelable que nous consommons est gaspillée. C’est très cher de faire cela. En investissant aujourd’hui dans la transition écologique, nous aurons des infrastructures efficientes. Un bâtiment isolé, doté d’une pompe à chaleur et de panneaux solaires, cela réduit votre facture énergétique et permet de rembourser l’investissement de départ. Tout cela en créant de l’emploi.
Les trésoreries mises à mal par la crise peuvent-elles à la fois financer ces investissements de moyen et long terme et les besoins immédiats des hôpitaux ou des gens qui ont perdu leur emploi ?
Si nous voulons survivre, il faudra faire les deux, en mettant certaines priorités. Entre verser de l’argent pour remettre en route une raffinerie ou pour construire une centrale solaire, éolienne ou biomasse, nos choix doivent être orientés vers le futur.
Pensez-vous que la dégradation de l’environnement soit l’une des causes de l’actuelle pandémie ?
Non, la cause de cette pandémie, comme beaucoup d’autres par le passé, c’est le rapprochement excessif entre certains animaux sauvages et l’homme. En plus d’être inhumain, c’est extrêmement dangereux d’entasser dans des conditions parfois atroces des animaux sauvages pour les vendre. Ces marchés populaires sur lesquels on vend des chauve-souris, des pangolins et d’autres animaux que l’on ne devrait jamais manger font courir des risques à la population. Des voix s’élèvent maintenant pour les interdire mais les réticences sont vives car tout cela est très ancré dans des traditions. Si d’autres pandémies surgissent, elles seront très probablement liées au même problème.
La modernisation de notre monde peut être autofinancée par les économies de déchets, de ressources naturelles et d’énergie.
Il y a aussi un autre danger lié directement au réchauffement climatique : la fonte du permafrost. On parle d’un terrain congelé depuis des centaines de milliers d’années et dont la fonte libérerait des virus qui n’existent plus à l’état libre et risquent de contaminer la population. C’est une très grave menace dont nous devons aussi tenir compte quand nous parlons du réchauffement climatique.
Dans cette crise sanitaire, les gouvernements ont assez vite écouté et suivi les recommandations des experts. Pourquoi, selon vous, nos gouvernants écoutent-ils moins les experts en matière de climat ?
Une épidémie, c’est du très court terme, il faut la combattre aujourd’hui. Pour le climat, les dirigeants se disent souvent qu’ils peuvent attendre la prochaine élection. Je vais prolonger votre comparaison : quand un être humain prend deux degrés de température, on l’amène aux urgences. Quand la planète prend 2 degrés, beaucoup de gouvernements s’en moquent ! Or, la hausse de la température de la planète devrait être considérée comme une urgence absolue sur le plan mondial.
Cela étant, les gouvernements ont écouté les experts sanitaires de manière très différente. Hong Kong et la Corée du Sud n’ont pas fermé leurs magasins, tous les habitants portent des masques et on ne confine que les personnes à risque. En Europe, on ne porte quasi pas de masques et on confine tout le monde. On verra à la fin ce que cela donne. Mais aujourd’hui, Hong Kong n’a que quelques morts dus au coronavirus et continue à fonctionner. L’Europe compte plusieurs dizaines de milliers de morts et une économie à plat…
Autre leçon de cette pandémie : nous avons montré que nous pouvons changer subitement nos comportements. Peut-on s’appuyer là-dessus pour la lutte en faveur du climat ?
Complètement. Cette pandémie révèle une interdépendance excessive, liée à la délocalisation. Nous sommes en rupture sur certains biens car leur production a été délocalisée à l’autre bout du monde pour gagner quelques centimes de plus sur chaque tee-shirt, chaque médicament ou chaque pièce électronique. Cette recherche du gain à court terme coûte très cher à long terme, c’est un message fondamental que nous devons retenir. Nous devrions fonctionner avec une économie plus locale, avec beaucoup moins de trajets et beaucoup moins de pollution. Le monde de l’après-Covid-19 doit en tenir compte.
L’un des éléments positifs de cette situation, c’est peut-être la solidarité spontanée entre des entreprises, qui se prêtent des lignes de production, du matériel etc. Comment prolonger cette solidarité au-delà de la crise sanitaire ?
C’est l’urgence qui crée la solidarité, et celle-ci disparaîtra probablement quand la routine se réinstallera. Par contre, il faut montrer que nous allons tous y gagner avec la transition écologique, que l’environnement ne sera pas le seul vainqueur. Nous devons entrer dans une croissance qualitative, qui permet de créer de l’emploi et de faire du profit en remplaçant ce qui pollue par ce qui protège l’environnement. Nous devons sortir de notre société de gaspillage et d’excès de consommation. C’est possible dans la mobilité, la construction, la production d’énergie, les processus industriels, l’agriculture etc. Et en plus, c’est rentable. La modernisation de notre monde peut être autofinancée par les économies de déchets, de ressources naturelles et d’énergie.
Il ne s’agit pas de faire un sacrifice pour construire un monde meilleur. Une partie de l’ancien monde s’est écroulé. Ne reconstruisons pas à l’identique mais bâtissons quelque chose de plus efficient et de plus propre. C’est fondamental. C’est cela qui nous permettra d’avoir une meilleure qualité de vie, une société avec plus d’emplois, plus de profits et plus d’égalité entre tous les habitants.
Vous y oeuvrez avec la fondation Solar Impulse qui ambitionne de mettre en avant 1.000 solutions réalistes pour cette transition. Lors de votre dernière interview à ” Trends-Tendances “, l’automne dernier, vous en étiez à 230 projets labellisés. A quel stade êtes-vous aujourd’hui ?
Cela a quasiment doublé, nous en sommes à 433 solutions labellisées. Les innovateurs, les entreprises commencent à comprendre vraiment ce que nous faisons. Le monde politique aussi : je viens d’être nommé conseiller spécial de la Commission européenne afin de contribuer au Green Deal grâce à toutes les solutions technologiques que la fondation a sélectionnées. Je crois beaucoup à ce Green Deal, porté par Ursula von der Leyen et Frans Timmermans, car c’est une politique de croissance économique, mais qui protège l’environnement.
” Dans l’aéronautique, il y a périodiquement des chocs. Ma société a été dimensionnée pour pouvoir y résister “, déclare André Bertin, CEO et fondateur de Coexpair (Namur). A court terme, le leader mondial dans la fabrication de matériaux composites pour l’aviation ne subit pas trop les conséquences de la crise du coronavirus. Il a d’importants contrats en cours, reçoit désormais des demandes du secteur automobile et mobilise plus que jamais ses ressources pour la R&D. ” Les entreprises qui s’en sortiront le mieux sont celles qui pourront continuer à miser sur la recherche et l’innovation et qui, en sortie de crise, seront en mesure de produire ce que le grand public voudra à ce moment-là “, explique André Bertin.
Dans cette optique, il ne croit pas du tout à une mise entre parenthèses du verdissement de notre économie. Que du contraire. ” Les gens se recentrent sur la vie humaine et cela va conforter la demande de produits plus respectueux de l’environnement, poursuit-il. Les entreprises qui répondront à cette demande auront un impact très fort. Les autres risquent d’être complètement dépassées. ” Il espère ainsi que les Etats européens continueront à soutenir les programmes d’Airbus, aujourd’hui en panne de liquidités, en vue de produire des avions plus propres. ” Si nous arrivons à sortir dans les cinq ans un avion qui consomme 20% de moins, le nouvel avion chinois, le Comac, sera complètement obsolète “, estime André Bertin.
Coexpair fut l’une des premières entreprises wallonnes à partager ses compétences techniques pour réaliser dans l’urgence du matériel pour les hôpitaux belges. Avec Safran, Herstal, Sonaca et d’autres, son entreprise fabrique des pièces pour les respirateurs. ” Cela va changer l’image de notre industrie, estime André Bertin. On sous-estime notre capacité de mobilisation ou notre force logistique. Je pense que cela laissera des traces positives. C’est incroyable le monde que j’ai rencontré ces trois dernières semaines. ” Le monde hospitalier ignorait largement que des usines belges pouvaient produire les équipements et matériels dont il a besoin. ” Je ne dis pas qu’il faut tout relocaliser ici, précise le patron de Coexpair. Mais nous pouvons mettre en place une coopération stratégique pour ne plus être dépendants à 100% de l’étranger, et pouvoir compenser toute éventuelle rupture dans les chaînes d’approvisionnement. ”
Ardent défenseur de la cause climatique, Jacques Crahay, CEO de Cosucra et président de l’Union wallonne des entreprises, redoute-t-il que la lutte contre le Covid-19 ne relègue les défis environnementaux au second plan ? ” Ce serait une mauvaise réaction et je ne pense pas que le public voudra cela, répond-il. Repartir comme avant, ce serait repartir avec l’assurance de retomber, peut-être encore plus lourdement, après. ”
ll est convaincu que la démondialisation, qui était en cours, va s’accélérer ; que les entreprises vont repenser la gestion de leurs stocks et de leurs chaînes d’approvisionnement ; qu’elles ont appris, durant cette crise, à mieux connaître des fournisseurs et des partenaires potentiels plus proches. Mais de là à rêver d’un autre monde, il y a un pas que l’économie n’effectuera pas seule, estime Jacques Crahay. ” La règle économique restera le prix, soutient-il. Si les questions d’autonomie, de résilience, de solidarité doivent gagner en importance, cela ne viendra pas de la volonté économique mais de l’évolution de la société. Ce sont les réflexions des citoyens eux-mêmes qui pousseront la machine. De lui-même, le système économique ne le fera pas. ”
Il en ira de même pour le climat : l’accélération ou le ralentissement des mesures dépendra des aspirations de chacun ou en tout cas de la majorité des consommateurs. ” Il y a des similitudes entre la crise sanitaire et la crise environnementale, précise notre interlocuteur. Mais il y a aussi une différence fondamentale : une crise sanitaire, on en sort après quelques mois, un an ou deux au maximum. La crise climatique, on n’en sort pas. Si nous ne faisons rien, il n’y aura pas de solution de rechange. Face à l’urgence, nous acceptons de changer soudainement nos habitudes et d’être confinés. Mais face au défi climatique, on tergiverse. Ici, on ne parle pas en mois mais en décennies. Il faut bien percevoir cela pour réagir. ”
Entreprise agroalimentaire, Cosucra (sise à Warcoing, près de Tournai) peut poursuivre ses activités pendant le confinement. ” Cela a nécessité beaucoup de réflexion sur l’organisation humaine pour scinder les équipes et adapter les postes aux règles de distanciation, explique Jacques Crahay. Nous avions heureusement anticipé sur les mesures gouvernementales. ” L’entreprise, qui exporte 95% de sa production (des ingrédients à base de pois et de chicorée utilisés notamment dans les barres protéinées), n’a en outre pas connu de rupture de sa chaîne logistique.
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