Comment le Covid brouille les statistiques

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Composition de l’indice des prix, calcul du PIB, estimation du chômage ou des faillites, le Covid a créé un brouillard statistique qui risque de durer encore un certain temps.

Ce 28 janvier, le SPF Economie annoncera la nouvelle composition du panier de produits à partir duquel on calcule l’inflation. On y sera attentif car ce panier de la ménagère permet de calculer pendant un an l’évolution des prix et donc, le cas échéant, les indexations de salaires. Mais le covid n’a pas simplifié la procédure. De même, la pandémie a perturbé les chiffres du PIB, de l’inflation, du chômage, des faillites, etc.

La crise a donné un coup d’accélérateur sur la production de statistiques existantes.

Bien sûr, face au covid, les instituts statistiques ne sont pas restés les bras croisés. “La production statistique ne s’est pas arrêtée, rassure-t-on chez Statbel, l’office belge des statistiques. Au contraire, en plus de la publication des statistiques récurrentes de haute qualité, suivant le planning établi, des efforts ont été faits pour publier encore plus rapidement et pour proposer de nouvelles données. De nouveaux chiffres ont, par exemple, été établis sur la mortalité totale hebdomadaire, sur les faillites hebdomadaires, ou encore sur des estimations mensuelles rapides sur le marché du travail et les starters”, précise Statbel qui a également abreuvé en données les divers groupes de travail qui ont aidé au pilotage de l’économie sur cette mer chahutée. La crise a même donné un coup d’accélérateur sur la production de statistiques existantes (comme le chiffre d’affaires dans les commerces de détail ou la production industrielle) ou sur l’isolement numérique.

Le big data en soutien

On sait que Statbel livre aussi des chiffres mensuels sur le nombre d’entreprises créées et regroupées par activité économique, des chiffres sur l’emploi et le chômage, sur les voyages effectués par la population, ou un aperçu socioéconomique des secteurs des soins de santé et de l’horeca. Entre autres. Ceci étant, la pandémie a réduit la visibilité dans pas mal de domaines. “En 2020, pendant le confinement, la qualité des données était très mauvaise, note Philippe Ledent, senior economist auprès d’ING Belgique. Les entreprises avaient des délais pour rentrer leurs déclarations de TVA qui servent aux indices de productions industrielles. Par ailleurs, le taux de réponse des enquêtes auprès des entreprises a été moins important que d’habitude. Et puis, comment calculer l’inflation quand il n’y a pas de consommation?”

La pandémie a généré deux défis principaux pour la mesure de l’inflation, notent des économistes de la Banque centrale européenne qui ont réalisé une étude sur le sujet. “Premièrement, elle a provoqué des changements inhabituels dans les habitudes de dépenses des ménages, qui ne sont pas reflétés dans les indices agrégés des prix à la consommation. Deuxièmement, la collecte des prix a été affectée par le confinement, et l’on doit donc compter avec des observations manquantes.”

Il n’y a pas que l’inflation ou le panier de la ménagère. La vue sur le calcul du PIB est aussi brouillée par les soins de santé.

Heureusement, avec le temps, la récolte est de plus en plus digitale, Statbel utilisant davantage les données scannées aux caisses ou la collecte automatique de données recueillies sur les pages web de magasins, notamment les magasins de vêtements. “Environ 33% du panier est désormais basé sur des prix collectés au moyen de big data”, soulignait Statbel voici un an, et ce pourcentage devrait continuer à augmenter.

Mais que faire quand les commerces sont fermés? Dans les secteurs où les prix ne varient pas selon la saison mais qui étaient temporairement fermés (comme les coiffeurs, les restaurants, les concessionnaires de véhicules, etc.), on a simplement repris les derniers prix disponibles. Et dans les secteurs sensibles aux variations saisonnières (comme les hôtels, les billets d’avion, etc.), on a repris les évolutions saisonnières des années précédentes. Ces problèmes de collecte n’ont cependant été aigus que pendant le sévère confinement du printemps 2020. “Depuis le deuxième semestre 2020, je n’ai plus entendu parler d’une alerte sur la qualité des données”, ajoute Philippe Ledent.

Il y a quoi dans le panier?

Un autre problème est toutefois plus persistant. Celui de la composition du panier de la ménagère. Pour calculer la hausse des prix à la consommation, on se base sur un “panier de la ménagère” type, qui comprend un certain volume de biens et services. La composition du panier et la pondération de chaque produit sont chaque année basées sur l’estimation des dépenses de consommation moyennes de l’année précédente.

Or, la pandémie a fortement perturbé les habitudes. Le panier de la ménagère n’a plus la même composition en 2020 qu’en 2018 (voir graphique ci-dessous). La fermeture des restaurants a fait bondir les achats de produits alimentaires puisque l’on a mangé davantage chez soi. Le confinement et le télétravail ont poussé les gens à rester chez eux, et les achats de biens relatifs au logement ont également été plus soutenus. En revanche, les dépenses en billets de théâtre, de concert, d’avion, etc., ont été fortement réduites.

Comment le Covid brouille les statistiques

Mais en 2021, on a tablé sur un retour rapide aux habitudes de consommation d’avant. “Le modèle de consommation ‘normal’ a été sérieusement biaisé en 2020 par la pandémie de coronavirus”, admet Statbel. Mais pour construire le panier de 2021, les statisticiens sont partis du principe que “les métiers de contact et l’horeca rouvriront dans le courant de cette année et que les habitudes de consommation de 2021 se conformeront graduellement à celles des années antérieures plutôt qu’à celles de 2020”. Du coup, le calcul de la pondération des produits ne s’est pas appuyé sur les données de 2020, mais plutôt sur celles de 2018 et l’enquête sur le budget des ménages qui avait été effectuée alors.

Rien ne dit toutefois que certaines habitudes n’ont pas profondément changé. Les prix des restaurants résisteront-ils à la hausse des matières premières et au manque de main-d’oeuvre dans l’horeca? Pour survivre, les théâtres et les cinémas ne devront-ils pas aussi modifier leurs tarifs? Les achats de biens d’équipement pour la maison vont-ils continuer à croître? La montée en puissance de l’e-commerce n’a-t-elle pas une influence sur les prix et les habitudes de consommation?

Et puis il y a aussi le sujet devenu majeur des prix de l’énergie, conséquence de la crise et du choc subi par les chaînes d’approvisionnement. “Si on attribue en 2022 le poids des produits consommés en 2021, cela créera une distorsion, souligne Philippe Ledent Je ne sais pas comment le SPF Economie (qui chapeaute la Commission de l’indice, Ndlr) organisera la correction.” On l’a dit, la composition du nouveau panier de la ménagère utilisé pour calculer l’inflation cette année ne sera connue que ce 28 janvier. “Mais effectivement, on peut déjà dire que le poids de l’énergie y sera plus important”, affirme Nicolas Gillard, porte-parole du ministre de l’Economie Pierre-Yves Dermagne.

Un effet retour

Il n’y a pas que l’inflation. La vue est aussi brouillée sur le calcul du PIB par les soins de santé, ajoute Philippe Ledent. “En 2020 et 2021, cette activité a été largement en retrait. Cela peut paraître paradoxal parce que jamais les hôpitaux n’ont été autant sollicités, dit-il. Mais ils étaient concentrés sur le traitement du covid et ils ont été obligés de fermer d’autres services. Or, par exemple, un patient opéré du coeur représente pour l’hôpital un chiffre d’affaires plus important qu’un patient atteint du covid.” Les reports d’opérations et de soins et la fermeture de services ont donc contribué à la faiblesse du PIB. “Quand les hôpitaux pourront fonctionner à nouveau plus normalement, nous devrions nous attendre à un boom de croissance causé par un effet de rattrapage de ce secteur”, ajoute l’économiste.

Ce n’est pas le seul effet de rattrapage qui devrait perturber les statistiques dans un proche futur. Un phénomène similaire devrait également toucher les chiffres du chômage et des faillites parce que les mesures de soutien du gouvernement ont interrompu l’évolution “naturelle” dans ces domaines. “Il y a eu 11.224 faillites en 2019, 7.533 en 2020 et 6.615 en 2021, observe Pascal Flisch, qui dirige la recherche chez Trends Business Information. Ces deux dernières années, nous avons donc eu près de 10.000 faillites de moins. Avec la fin des mesures de soutien, je ne m’attends pas à une vague de faillites mais à une ou deux grosses années correspondant au rattrapage des faillites qui n’ont pas eu lieu.”

Un rattrapage qui pourrait toucher aussi les chiffres du chômage. Dans les statistiques, les chômeurs temporaires pour raison économique ou pour force majeure ne sont pas des demandeurs d’emploi et ne viennent donc pas gonfler le taux de chômage. “Le chômage temporaire a toujours existé, mais il a explosé avec le ‘chômage corona’, souligne Philippe Ledent. Alors qu’avant la crise, on comptait en moyenne entre 90.000 et 100.000 chômeurs temporaires, ils étaient plus d’un million en avril et mai 2020, au plus fort de la crise. Et ils étaient encore plus de 210.000 en novembre 2021 (derniers chiffres disponibles). “Des entreprises qui, en temps normal, auraient licencié du personnel (parce que l’entreprise périclite) les ont mis en chômage corona. Je ne serais pas étonné qu’une fois que l’on repassera en mode normal, on assiste à quelques retours de flamme car les entreprises devront prendre une décision. Il n’est pas certain qu’elles réembaucheront tous ceux qui auront été mis en chômage corona“, observe Philippe Ledent. Mais ce n’est pas sûr. “Nous observons un tel manque de main-d’oeuvre dans tous les secteurs que je ne crois pas que cela pèsera sur le taux de chômage”, estime de son côté Pascal Flisch. Une certitude toutefois: l’épidémie a réduit un peu plus encore la visibilité statistique sur notre économie.

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