Paul Vacca

“Comme des sportifs mal entraînés, on finit par perdre de la dextérité dans l’argumentation et le débat”

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Nous avons tous pu noter la prolifération d’experts du dimanche qui, à la faveur de la crise sanitaire, se découvraient subitement sur les réseaux sociaux des compétences innées d’épidémiologistes ou d’infectiologues. Or, le phénomène fait tache d’huile. Récemment, un quotidien s’est donné la peine d’interroger par voie de sondage un échantillon de Français pour recueillir leur avis sur… l’efficacité thérapeutique de l’hydroxychloroquine.

Passe encore que nous tous donnions notre avis via les ” cafés du commerce numériques ” – une façon comme une autre d’exorciser notre malaise – mais qu’un journal estime intéressant de recueillir, et surtout de publier, notre avis de parfaits ignorants nous fait passer dans une autre dimension.

A l’inverse, sur les chaînes d’information en continu, les scientifiques se voient souvent sommés par les présentateurs de sortir de leur réserve scientifique. On les appelle à partager ” leur sentiment “, à faire part de leur ” avis personnel “, à se ” mouiller “, quand ce n’est pas tout simplement à se livrer au jeu du ” pronostic ” sur l’objet de leurs études. Au point que le problème désormais n’est pas tant que les gens se comportent comme des scientifiques sur Twitter, mais que des journalistes interrogent des scientifiques comme si c’étaient des gens sur Twitter.

On peut y voir un réflexe acquis face aux politiques. Cette habitude de les faire sortir de leurs précautions oratoires pour fendre la langue de bois et atteindre la vérité derrière le vernis rhétorique. Or, la précaution oratoire pour un scientifique, ce n’est pas du vernis, c’est au contraire sa façon de rester dans le strict périmètre de la vérité, à savoir de ce qu’il connaît avec certitude. Mais si les journalistes agissent ainsi, c’est aussi à cause de nous : ” les spectateurs veulent savoir ” est souvent le sésame. Ils s’emploient à satisfaire notre impérieuse volonté de savoir, surtout dans des contextes comme ceux que nous vivons. Pas notre libido sciendi – cette soif de connaissances – mais notre besoin reptilien d’obtenir des réponses définitives.

De fait, le virus n’est qu’un révélateur. Il ne fait que mettre au jour une situation qui préexistait à son apparition : notre totale intolérance au doute. Notre capacité individuelle à éliminer toute contamination de l’incertain. Car nous sommes tous absolument certains d’être capables de reconnaître, sans l’ombre d’un doute, le ” vrai ” du ” faux “, un fait d’une désinformation, une information d’une fake news. Et qu’il suffit de mettre en place les bons ” gestes barrière ” pour s’en protéger : en imposant une ” politique sanitaire ” stricte sur Internet, en ” décontaminant ” les discours infectés grâce au fact-checking, en respectant une ” distanciation sociale ” face aux trolls, populistes et complotistes. Et surtout en respectant le ” confinement ” dans nos propres certitudes.

Les blockbusters Marvel se révèlent moins manichéens que nous : les super-héros, eux, sont parfois traversés par la lueur d’un doute existentiel alors que nous sommes certains de reconnaître infailliblement le vrai du faux. A notre décharge, reconnaissons que nous avons été mal formés ces derniers temps. A force de ferrailler continuellement contre les vociférations ubuesques du locataire de la Maison Blanche, de nous opposer à des approximations grossières des populistes ou de nier des théories infantiles comme celles de la Terre plate, nous avons fini par attraper de mauvais réflexes. Comme des sportifs mal entraînés, on finit par perdre de la dextérité dans l’argumentation et le débat. En pensant lutter contre le faux, nous avons été vaccinés contre le doute.

L’habitude des oppositions ” pavloviennes ” nous a accoutumés à attendre de la science les mêmes réponses immédiates, mécaniques et manichéennes. A croire que c’était un répertoire de vérités absolues et irréfutables. Confortés en cela par des fictions scientifiques où – tension narrative oblige – toute trace de doute se trouve évacuée : le savant qui détient la vérité seul contre tous les obscurantismes ; les luttes narcissiques entre chercheurs pour la gloire ou même la narration romantique du ” consensus scientifique ” où le doute a été unanimement terrassé… Et chemin faisant, on finit par admettre l’idée que le doute est le virus à combattre et non le vaccin qui peut nous guérir de nos fausses certitudes.

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