Bernard Keppenne (CBC): “Les signes d’une récession économique sont là pour 2023, voire avant”
Le chief economist insiste sur la nécessité de “ne plus être naïf” au sujet de la Russie et de la Chine, évoque l’importance de se préparer et assène: “L’Europe est le dindon de la farce”.
Bernard Keppenne, chief economist à la CBC, souligne combien il ne “faut pas être naïf” au sujet du contexte international et des risques que cela fait peser sur l’économie mondiale. Avec l’Europe comme victime collatérale.
Dans le dernier article sur votre blog, vous invitez à “ne plus être naïf”, alors que certains sont plus rassurants. Pourquoi?
Ce qui s’est passé avec l’Ukraine doit nous apprendre que quand on a des signaux, il faut les entendre. La problématique de la dépendance de l’Europe est une évidence depuis la crise du Covid, on doit en prendre conscience et l’intégrer de façon totale. Ce qui se passe à Taïwan fait partie de ce à quoi on doit se préparer.
Ce sont des alertes. Un autre front pourrait s’ouvrir après la question énergétique avec la Russie?
L’impact d’une guerre à Taïwan serait bien plus violent sur le plan économique que la guerre en Ukraine. Sans les semi-conducteurs, tout s’arrête! Ce serait le pire des scénarios que l’on puisse envisager aujourd’hui. Taïwan et la Chine repréesentent quasiment 85% de l’ensemble du marché des semi-conducteurs. Si la Chine envahit Taïwan, on va prendre des mesures de rétorsion à son encontre, ce sera toute l’économie qui s’arrêtera parce que rien ne peut fonctionner sans semi-conducteurs.
On voit bien les problèmes que l’on a eu avec de “simples” ruptures dans les chaînes d’approvisionnement, notamment pour l’industrie automobile. Imaginez une absence totale de semi-conducteurs, on serait dans une position… inimaginable aujourd’hui, ce serait un cataclysme.
La Russie et la Chine ont en main des leviers disproportionnés par rapport à nos économies.
C’est nous-mêmes qui nous sommes liés pieds et poings par rapport à ces deux pays. Rappelons aussi que les importations européennes de pétrole russe ont augmenté entre 2014 et 2021, alors qu’il y avait eu la crise de Crimée. D’ailleurs, le chancelier allemand Olaf Scholz a rappelé dans un discours au parlement allemand que l’on s’est trop lié à la Russie, alors qu’il y avait des signaux très clairs.
Aujourd’hui, entend-on les signaux? Des mesures sont prises en matière énergétique…
Je suis sceptique. Avez-vous regardé les mesures pour réduire de 15% les importations de gaz? C’est de la poudre aux yeux, ce n’est pas ça qui va modifier fondamentalement notre consommation. On va diminuer le chauffage à 19° dans les administrations: OK, on va aller loin avec ça… Quand on voit les gouffres énergétiques que sont la plupart des bâtiments des administrations en Belgique, je ne suis pas sûr que l’on va gagner grand-chose.
On voit bien qu’il n’y a pas eu de politique claire, on n’a rien anticipé alors que nous sommes au pied du mur. L’Europe réagit en catastrophe, mais n’a pas des mesures fermes par rapport aux décisions à prendre.
Même chose par rapport à ce qui pourrait se passer à Taïwan? Il y a eu de premiers investissements pour relocaliser certaines productions…
Il faut être clair: on ne va pas construire une usine de semi-conducteurs du jour au lendemain. Il faut prévoir les investissements pour en produire d’ici trois ou quatre ans. Mais il faut le faire maintenant.
Je ne pense pas que demain, la Chine va envahir Taïwan: ils sont dans la provocation aujourd’hui, après la provocation des Américains. Mais la question n’est désormais plus de savoir s’il va y avoir une invasion chinoise de Taïwan, mais la question, c’est “quand?”. L’ambassadeur de Chine en France a tenu des propos très forts en parlant de la nécessité d’une “rééducation, après l’invasion”. C’est très violent. Tout est dit, ce ne sont pas des propos qui sont tenus en l’air, c’est très mesuré.
Oui, on va faire des investissements de notre côté, le président américain Joe Biden a annoncé qu’il allait débloquer 700 millions de dollars pour une usine de semi-conducteurs, mais en attendant, Taïwan est aussi pour eux un enjeu essentiel au niveau économique, mais aussi de la stratégie géopolitique pour endiguer l’extension de la Chine. Cela pourrait générer un conflit très lourd, avec l’Europe qui serait à nouveau perdante dans l’histoire parce que nous sommes extrêmement dépendants.
Dans toutes les tensions géopolitiques du moment, l’Europe est le dindon de la farce!
Absolument. Parce que nous n’avons rien anticipés, nous sommes trop dépendants.
A-t-on fait preuve de naïveté par rapport à des partenaires avec lesquels nous étions prêts à travailler?
Oui et nous le payons. Les Chinois payent aujourd’hui leur baril de pétrole 23 dollars en moins que nous. Il en va de même pour le gaz. Nous sommes davantage pénalisés que les autres, ce n’est pas pour rien que les prix à la production sont plus élevés en Europe par rapport aux Etats-Unis ou à la Chine. Cela pénalise nos industries.
Les résultats des entreprises chez nous ne sont pourtant pas mauvais. Le calme avant la tempête?
Tout d’abord, il y a toujours un effet de rattrapagne par rapport à la crise Covid. Cela joue en faveur des entreprises. Ensuite, une grand partie des entreprises arrivent à répercuter ces hausses de prix et même à augmenter leurs marges dans certains secteurs. Au milieu d’une hausse généralisée des prix, cela passe au bleu, cela ne se voit pas. Cela explique les excellents résultats des sociétés.
Vous parlez dans votre blog de “réduflation”: c’est inédit?
Il y a déjà eu cela dans le passé, mais je vous invite aujourd’hui à prendre un folder de supermarché et à faire attention aux volumes, vous verrez que l’on diminue tout. Les industriels réagissent pour garder des marges conséquentes.
C’est donc le consommateur qui est perdant?
Evidemment. Cela signifie aussi que la hausse des prix ne s’arrête pas: le mouvement inflationniste est en train de s’auto-entretenir. Quand on parle d’une baisse rapide de l’inflation, je pense que l’on se trompe totalement. Le secteur de la grande distribution a déjà annoncé des hausses de prix pour les produits alimentaires au mois de septembre.
On ne parle plus de sorie de crise, mais de nécessité de s’adapter.
Oui, parce que l’on sait que la politique des banques centrales va entraîner de façon inéluctable un ralentissement de l’activité économique. Elle a changé de cap le 21 juillet avec la décision de la Banque centrale européenne. La Banque d’Angleterre a augmenté cette semaine ses taux de 0,5%, ce qui n’était plus arrivé depuis 1995. 0,5%, c’est devenu la norme aujourd’hui. C’est un vrai changement, quelles qu’en soient les conséquences économiques.
Les craintes de récessions sont-elles là, a fortiori si cela se tend en Asie?
En dehors de l’Asie même, si on regarde les prévisions du FMI pour 2023, une croissance annuelle de 2,9%, c’est considéré comme une récession. Ce n’est pas un taux suffisant au nouveau mondial pour assurer la prospérité. Aux Etats-Unis, on peut dire que l’on est en récession puisque l’on est en récession technique. Le gros paradoxe, c’est que l’on a un marché de plein emploi aux Etats-Unis: c’est quelque chose que l’on n’a jamais connu au niveau économique et on va voir comment cela va évoluer ces prochains mois. On a aussi une inversion de la courbe des taux aux Etats-Unis: c’est un signal de récession.
En Europe, clairement, onvoit le ralentissement de la croissance et les indicateurs PMI ont montré que l’industrie manufacturière était en récession. Le secteurs des services ralentit, l’effet de rattrapage s’amenuise. Si on a un arrêt de la livraison de gaz russe, cela ne fera plus l’ombre d’un doute: on sera en récession. Tous les facteurs vont vers une récession en 2023, voire même avant, sans même tenir compte de Taïwan.
Quel message envoyez-vous à vos clients dans ce contexte? Il faut faire le gros dos?
Il y a deux messages. Pour les sociétés, il faut avoir une trésorie solide, faire extrêmement attention au cash flow. Ce sont ceux qui ont une gestion saine qui pourront traverser cette crise. Deuxièmement, il faut être prudent dans le portefeuille de leurs clients et veilleur à leur stabilité financière. Ce n’est pas l’heure des aventures, mais de la prudence et de la consolidation.
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