Mensonges et vérités du PIB: est-il encore la bonne mesure?
Ce n’est pas seulement la force de l’habitude, le poids des conventions et parfois la volonté d’imposer une conception marchande du monde qui expliquent la longévité exceptionnelle du produit intérieur brut, malgré ses imperfections. Retour sur la riche histoire de l’indicateur roi de l’économie, secoué comme jamais par la pandémie du Covid-19.
Un article de Jean-Marc Vittori (Les Echos du 8 octobre 2020)
C’était le 22 mai 2020. Lunettes à monture dorée, cravate bleu roi sur costume sombre, Li Keqiang parle devant les 2.980 membres de l’Assemblée nationale populaire chinoise. Pour une fois, le Premier ministre ne promet pas seulement des lendemains qui vont chanter et une puissance chinoise qui va encore croître. Il annonce aussi une rupture : “Nous n’avons pas fixé une cible spécifique pour la croissance cette année”. L’exécutif ciblera désormais l’emploi et l’inflation, comme une vulgaire banque centrale.
A première vue, c’est un détail. Rien que de très logique en apparence : l’épidémie provoquée par le coronavirus en Chine puis dans le monde a engendré un terrible brouillard d’incertitudes. Elle a aussi eu le tort de faire tomber le PIB chinois de 7% au premier trimestre, alors que la crise financière de 2008 déclenchée par la faillite de la banque Lehman Brothers l’avait juste freiné… Mieux vaut fermer les yeux, passer à autre chose.
Sauf que la croissance de la production était l’indicateur le plus éclatant de la réussite chinoise depuis que Deng Xiaoping avait pris le pouvoir à Pékin à la fin des années 1970. “Peu importe que le chat soit noir ou blanc, tant qu’il attrape des souris”, avait dit le leader chinois. Quand il a lancé l’ouverture du pays, le PIB est devenu le compteur officiel des souris capturées par la libéralisation de l’économie. Un compteur qui s’était emballé, comme l’avait résumé le journaliste Erik Izraelewicz dans son best-seller sur la Chine il y a 15 ans : “Jamais dans l’histoire économique on n’a vu un pays aussi peuplé (1,3 milliard d’habitants) connaître une croissance aussi forte (de l’ordre de 8% à 9% l’an) pendant une période aussi longue (25 ans)”.
Le PIB n’est plus ce qu’il était. Calculé depuis les années 1930, il est éreinté depuis plus d’un demi-siècle.
Bonheur national brut
Mais le PIB n’est plus ce qu’il était. Calculé depuis les années 1930, il est éreinté depuis plus d’un demi-siècle. Les critiques ont changé d’échelle en 2008. Pas à cause de la crise financière, mais parce que le Bhoutan, un petit pays niché dans l’Himalaya, a inscrit cette année-là dans sa Constitution le Bonheur national brut comme objectif de l’action gouvernementale, reléguant le Produit intérieur brut au second plan. Et parce que Nicolas Sarkozy, le président français de l’époque, a commandé un rapport sur le sujet à trois économistes, Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi. Une dispute d’experts est ainsi devenue débat international.
Plus récemment, les très gros écarts d’un pays à l’autre dans les chutes de PIB au deuxième trimestre 2020, qui s’expliquent notamment par des règles différentes adoptées pour évaluer la baisse de la production dans la fonction publique pendant les confinements, ont rappelé à quel point cet indicateur dépend de conventions discutables.
Schématiquement, le PIB souffre selon ses détracteurs de deux défauts fatals. D’abord, un indicateur ne saurait tout résumer. Pas plus qu’on ne peut conduire une voiture en regardant seulement le compteur de vitesse, on ne peut évaluer une économie en ne s’intéressant qu’à sa production. Ensuite, il est très difficile de déterminer ce qui fait partie du PIB et ce qui en est exclu. Ce débat sur la frontière de la production n’est pas nouveau. Il existe depuis l’élaboration des premiers comptes de la nation, d’où est issu le PIB. En fait, il existait… avant même le PIB, depuis plus de trois siècles, quand les Etats ont commencé à vouloir évaluer la production pour lever l’impôt et afficher leur puissance.
Le précurseur, William Petty
L’histoire commence par une jambe cassée en 1637. Celle de William Petty, un Anglais brillant mais issu d’un milieu modeste. A 14 ans, il parle déjà latin et grec, et décide d’embarquer comme mousse sur un navire pour voir du pays. C’est là qu’il se casse la jambe, ce qui lui vaut d’être débarqué sur la côte normande et donc de prendre une autre voie. Les jésuites de Caen repèrent le latiniste doué, le forment aux mathématiques et à l’astronomie. Désormais doté d’un solide bagage intellectuel, l’aventurier s’initie à l’anatomie en Hollande, devient médecin en Angleterre, accompagne l’armée de Cromwell en Irlande. Le chef de guerre lui confie une mission qui bouleverse sa vie : partager les terres conquises sur l’île entre ses différents soutiens.
Petty commence à calculer pour répartir au mieux. Il ne s’arrêtera plus. Il cherche d’abord à évaluer la population (il est considéré aujourd’hui comme l’un des fondateurs de la démographie). Bientôt, il veut jauger les revenus de l’Angleterre pour conseiller le pouvoir en guerre contre la Hollande sur la façon la plus équitable d’accroître l’impôt. Il multiplie la population par le revenu moyen qu’il a lui aussi estimé. Il chiffre ainsi le revenu national à 40 millions de livres en 1665. C’est le premier chiffre de PIB de l’histoire. Car il y a trois manières d’estimer le PIB, censées parvenir au même résultat : par les revenus, par la production et par les dépenses.
Le champ du PIB n’a cessé de s’élargir. Il prend davantage en compte la finance, les activités militaires, la recherche-développement, le trafic de drogue, la prostitution.
Le débat entre revenus et production
L’Anglais touche-à-tout n’est pas le seul à s’aventurer sur ces nouvelles terres. De l’autre côté de la Manche, le marquis de Vauban cherche lui aussi à chiffrer le revenu national pour mieux le taxer. Et peut-être aussi pour prouver que la France est plus prospère que l’Angleterre – nous sommes quelques décennies après les traités de Westphalie de 1648, qui mirent fin aux guerres de religion en plaçant les nations au centre du jeu géopolitique. Au 21e siècle, les comparaisons de PIB entre la France et le Royaume-Uni restent suivies de près…
Un autre Français fera une avancée décisive, un siècle après Petty. Comme l’Anglais, François Quesnay est médecin et navigue dans les eaux du pouvoir – il soigne notamment la marquise de Pompadour et guérit le dauphin du roi de la petite vérole. De la médecine naîtra son intuition : et si l’économie fonctionnait comme le sang dans le corps humain, avec de l’argent et des marchandises circulant d’une classe à l’autre ? Quesnay forge un Tableau économique, publié en 1758, décrivant la circulation des flux annuels entre paysans, propriétaires et artisans. Sa description inspirera bien des économistes comme Karl Marx au 19e siècle ou Wassily Leontief au 20e siècle.
Petty et Quesnay n’ont pas seulement une différence d’approche. Ils ont un désaccord de fond, qui annonce les débats à venir. L’Anglais évalue la richesse produite dans son pays par le côté revenu. Il intègre donc tous les revenus : ceux des agriculteurs, des propriétaires fonciers, des artisans et des commerçants. “On gagne beaucoup plus par l’industrie que par l’agriculture, et plus par le commerce que par l’industrie”, affirme-t-il.
Les productifs et les “stériles”
Le Français, lui, cherche l’origine des richesses du côté de la production. A ses yeux, leur seule source est l’agriculture. “La terre est la mère de tous les biens”, résume Mirabeau, l’un de ses amis. Un grain de blé planté donnera bientôt cinq grains. Tout le reste, tout ce qui n’est pas agricole, n’est que transformation – Quesnay parle de “classe stérile”. Le raisonnement peut paraître obsolète. Pourtant, il n’est pas si éloigné des propositions actuelles sur l’économie circulaire ou la décroissance poussées jusqu’au bout de leur logique.
Un Ecossais va bientôt apporter un troisième avis. Adam Smith a rencontré François Quesnay lors de son tour d’Europe. Lui s’intéresse à la richesse des nations – c’est l’expression qu’il choisit pour titrer son livre publié en 1776. Dès sa première phrase, il rompt frontalement avec la conception centrale de la richesse à l’époque : pour lui, ce n’est pas un stock mais un flux, non pas l’or et l’argent détenu par l’Etat mais le produit du “travail annuel de chaque nation”. Il cherche aussi à comprendre les “causes du progrès des puissances productives”, en commençant par la division du travail. Autrement dit, il forge les deux grands concepts du débat actuel : le PIB et sa croissance.
Pour Smith, l’industrie fait partie de la production – il commence son livre par la description d’une usine d’épingles. L’agriculture aussi. Mais les services sont improductifs car ils “périssent et disparaissent à l’instant même où ils sont rendus”. Figurent donc dans la classe stérile les fonctionnaires, “les ecclésiastiques, les gens de loi, les médecins et les gens de lettres de toute espèce, ainsi que les comédiens, les clowns, les musiciens, les chanteurs, les danseurs d’opéra, etc.”
Changement de donne au 20e siècle
Tout change à partir des années 1920, pour trois raisons. La première est économique. La croissance que cherchait Smith commence à être sensible après plusieurs décennies de révolution industrielle. La deuxième est politique. Le conflit de 1914-1918 a été la première guerre industrielle avant même d’être mondiale, entraînant une montée sans précédent des dépenses militaires. Le poids des Etats dans l’économie a brutalement grimpé et il faut de nouveaux outils pour piloter son action. La troisième est technique : la statistique a fait des progrès décisifs.
Le mouvement démarre… dans la toute nouvelle URSS. Pour passer de l’économie de marché à une planification centralisée, il faut avoir une idée des masses en jeu. En 1924, un organe du Soviet suprême ordonne l’établissement d’un bilan du pays. S’inspirant des schémas de Karl Marx, les statisticiens établissent la “balance” de l’économie avec une vision purement matérielle, venant d’une interprétation sans doute un peu rapide des travaux de Marx.
Ironiquement, les chercheurs de Moscou retiennent donc la définition de la production d’Adam Smith, auquel Marx s’était vigoureusement opposé. Seules méritent d’être comptabilisées l’agriculture et l’industrie. Ils décident cependant d’intégrer un service, les transports, tout comme Smith avait fait une exception pour le commerce. La “Comptabilité du produit matériel” vivotera jusqu’à l’implosion du système soviétique dans les années 1980, sans convaincre au-delà du monde communiste.
A l’Ouest, un autre choc va accélérer le mouvement : la Grande Dépression qui suit le krach financier de 1929. Des millions de femmes et d’hommes sont au chômage. L’Etat ne peut rester les bras ballants. Dès 1930, le gouvernement britannique demande au statisticien Colin Clark de réaliser la première estimation officielle du revenu national.
L’année suivante, alors que les Etats-Unis s’enfoncent dans une profonde récession, le gouvernement américain confie la même mission à un jeune économiste d’à peine 30 ans, Simon Kuznets, émigré d’URSS quelques années plus tôt. Avec son équipe, il évalue le total des revenus versés en 1932 à 49 milliards de dollars, 40% de moins qu’en 1929. D’une plume limpide, le chercheur explique pourquoi il n’a pas pris en compte le travail domestique, les loyers correspondant aux logements occupés par leurs propriétaires, le travail au noir, le trafic de drogue.
Kuznets fait aussi preuve d’une maturité étonnante en alertant sur ce qu’il appelle les “usages et abus des mesures du revenu national”. Une alerte encore valable de nos jours : cet indicateur n’évalue que ce qui est sur le marché, au prix du marché, sans donner d’éclairage sur la répartition. Un étudiant en sciences sociales, affirme-t-il, ne saurait s’en contenter : “Le bien-être d’une nation ne peut pratiquement pas être déduit d’une mesure du revenu national telle que nous l’avons définie”.
L’impact de John Maynard Keynes
La machine du PIB est cependant lancée. Simon Kuznets recevra bien plus tard l’un des premiers Nobel d’économie, en 1971, pour “son interprétation empiriquement fondée de la croissance économique”. Un autre économiste joue un rôle décisif : l’Anglais John Maynard Keynes. Comme Adam Smith, il forge des concepts sans mettre les mains dans le cambouis des chiffres, du moins pas au début.
Dans sa fameuse Théorie générale parue en 1936, l’Anglais éclaire le troisième côté du PIB : les dépenses. L’Etat doit soutenir la demande pour sortir de la récession, explique Keynes, qui décompose cette demande en consommation, investissement, dépense publique et exportations (nette des importations).
Quatre ans plus tard, l’économiste s’indigne dans son pamphlet Comment payer la guerre : le Trésor britannique n’a pas les outils statistiques pour piloter l’effort de guerre sans affamer la population ! Il est entendu. Le budget 1941 est présenté avec des comptes nationaux établis selon les catégories définies par Keynes, sous la houlette de deux jeunes économistes, distingués plus tard comme Kuznets par le Nobel (dont Richard Stone en 1984 pour ses “contributions fondamentales au développement des systèmes de comptes nationaux”).
Les Etats-Unis accélèrent eux aussi, non sans débat sur ce que doit contenir le PIB. Kuznets soutient, par exemple, que les dépenses d’armement ne devraient pas être incluses dans la production, car elles visent à détruire. Il perd cet arbitrage.
Après-guerre, les comptes nationaux se répandent dans les pays industrialisés, tenus d’en établir pour bénéficier du plan Marshall. Sous l’égide de la toute jeune Onu, des normes de calcul sont définies. Ces comptes renforcent l’idée même de politique économique, comme l’explique Diane Coyle, professeur à l’université de Manchester : “La disponibilité de comptes nationaux a fait apparaître le pilotage de la demande comme non seulement faisable, mais aussi scientifique”.
Les chiffres de la croissance révèlent le boom économique des décennies d’après-guerre, celles qui seront baptisées les 30 glorieuses par l’économiste Jean Fourastié. L’harmonisation internationale se renforce, facilitant les comparaisons entre pays. Le champ du PIB ne cesse de s’élargir. Il prend davantage en compte la finance, les activités militaires, la recherche-développement, le trafic de drogue, la prostitution. Et même les loyers fictifs que devraient payer les propriétaires s’ils louaient leurs logements, rejetés au départ par Kuznets.
Mais l’élargissement ne suffit pas. Le PIB ne peut pas tout raconter. L’Américain Bob Kennedy le proclame dans un discours en mars 1968, lors de sa campagne pour l’investiture démocrate : “Il n’inclut ni la beauté de notre poésie ou la force de nos mariages, l’intelligence de notre débat public ou l’intégrité de nos fonctionnaires. Il ne mesure ni notre esprit ni notre courage, ni notre volonté ni nos connaissances, ni notre compassion ni notre dévouement envers notre pays, en bref il mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut d’être vécue.” Peu après, en mai 1968, un graffiti percutant exprime la même idée sur un mur parisien : “On ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance“.
Les critiques prennent de l’ampleur dans la décennie suivante. En 1972, deux économistes réputés de l’université américaine de Yale, James Tobin et William Nordhaus, publient La croissance est-elle obsolète ? Dans cet article, ils proposent d’amender le calcul du PIB. Le temps de loisirs devrait l’accroître, le temps des embouteillages le réduire.
Un rapport rédigé la même année par des scientifiques va plus loin. Titré Les Limites de la croissance (abusivement traduit en français par Halte à la croissance ! ), il pose la question de la soutenabilité, pointant à la fois l’épuisement des ressources naturelles et les risques de pollution. L’extraction de pétrole fait monter le PIB, mais sa disparition du sous-sol n’y est pas comptabilisée, pas plus que les gaz émis par sa combustion qui encombrent nos bronches et changent le climat. Les comptes nationaux n’indiquent pas si nous pourrons continuer à faire demain ce que nous faisons aujourd’hui.
Comme au début de son histoire il y a plus de trois siècles, le PIB reste précieux pour tous les Etats soucieux de plastronner dans les classements.
Le paradoxe d’Easterlin
L’autre assaut contre le PIB vient en 1974 d’un certain Richard Easterlin, dans un article titré La croissance économique améliore-t-elle le sort humain ? Cet ancien élève de Kuznets constate qu’au-delà d’un certain seuil, la progression du PIB par tête ne s’accompagne plus d’une progression du bonheur exprimé par les habitants du pays (dans les sondages). Easterlin avance une explication par les inégalités de revenus. D’autres chercheurs ont remarqué plus prosaïquement que l’échelle du bonheur a un plafond (elle est souvent étalonnée de 1 à 10), contrairement au PIB. Quoi qu’il en soit, Easterlin a soulevé le loup du bonheur, désormais installé dans la bergerie du PIB.
Il est vrai que bien-être et produit intérieur brut ne font pas toujours bon ménage, comme l’avait souligné Kuznets. Le PIB monte quand il y a davantage d’accidents de circulation, de guerres, de maladies, d’incendies, de catastrophes naturelles (celui des Etats-Unis a connu un sursaut après l’ouragan Katrina en 2005). Symétriquement, il descend quand Wikipedia fait disparaître les encyclopédies papier, quand une personne décide de prendre en charge son parent âgé à la place d’un employé à domicile. Ou, pour reprendre un exemple du siècle dernier, quand une femme épouse son médecin.
Mais le PIB reste le roi des indicateurs économiques. C’est le plus commenté dans les médias, le plus utilisé par les chercheurs. Quand les pays de l’Est de l’Europe sortent du communisme à la fin des années 1980, leur premier souci est de l’adopter puis de le faire grossir aussi vite que possible.
Des économistes cherchent cependant des alternatives, d’autant plus que beaucoup de citoyens contestent une hausse du PIB par tête qu’ils retrouvent de moins en moins dans leurs revenus. En 1990, la Banque mondiale, conseillée par le professeur Amartya Sen (nobélisé en 1998 “pour ses contributions à l’économie du bien-être”), lance l’Indice du développement humain (IDH), composé non seulement du revenu par tête, mais aussi de l’espérance de vie et des années passées à l’école.
Dans les années 2000, des pays comme la Nouvelle-Zélande tentent de piloter l’économie à partir d’un tableau de bord où figure une série d’indicateurs ne pouvant être ramenés à une valeur monétaire. L’OCDE, le cercle de réflexion des pays avancés créé dans le sillage du plan Marshall, rassemble des foules d’experts dans des colloques sur le sujet. Un tableau de bord sortira de cette effervescence, baptisé l’Indicateur du vivre mieux.
La crise financière de 2008 confirme le péril de l’obsession du PIB. Les années précédentes, il avait monté assez régulièrement. Les économistes avaient alors théorisé la “grande modération” des variations du PIB, oubliant de regarder la montée de la dette qui avait permis ce lissage – et qui va exploser.
Un indicateur qui fait de la résistance
Les statisticiens, eux, s’efforcent de compléter leurs dispositifs d’observation. L’économiste Thomas Piketty, spécialiste des inégalités, a lancé un programme ambitieux de “PIB en déciles”, qui montre les revenus allant aux 10% les plus aisés, puis aux 10% suivants. Mais quand le coronavirus pousse les gouvernements à anesthésier l’activité au printemps 2020, la mesure du choc économique la plus spectaculaire sera encore et toujours celle du PIB. Une chute sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale !
C’est n’est pas seulement la force de l’habitude, le poids des conventions et parfois la volonté d’imposer une conception marchande du monde qui expliquent la longévité exceptionnelle d’un indicateur si imparfait. Comme au début de son histoire il y a plus de trois siècles, le PIB est toujours précieux pour des Etats soucieux de plastronner dans les classements internationaux et d’évaluer la masse sur laquelle ils vont lever l’impôt (et désormais avoir une vision synthétique des dépenses). Il constitue aussi un client parfait pour les médias : un seul nombre, facile à commenter, qui recouvre une réalité concrète (production, revenu, dépenses) et qui bouge chaque trimestre.
Deux autres raisons plus techniques expliquent sa résistance. Si le PIB est bien sûr une construction sociale reposant sur des centaines d’hypothèses et de postulats contestables, il est aussi le fruit des comptes nationaux qui constituent un système de calcul très cohérent, assemblant une foule de statistiques de nature différente. Et le PIB est davantage corrélé à toute une série d’indicateurs que n’importe quelle autre grandeur économique : espérance de vie, niveau d’éducation, émissions de CO2, qualité de la vie, efficacité des institutions… et aussi bonheur. Même une Chine encore plus puissante n’arrivera pas à l’enterrer.
Un indicateur bien imparfait
Le PIB progresse quand…
- les hôpitaux se remplissent
- le plombier vient réparer la chasse d’eau
- les exportations d’armes augmentent
- des tempêtes et des incendies détruisent des maisons
- l’administration embauche des fonctionnaires bien payés à ne rien faire (heureusement, ça n’arrive pas), ou quand les fonctionnaires ont une augmentation de salaire
Le PIB recule quand…
- il y a moins d’accidents de voiture
- Wikipedia fait disparaître les encyclopédies papier
- une femme épouse son médecin
- une chaudière plus efficace diminue la consommation de gaz.
Le PIB ne bouge pas quand…
- les inégalités augmentent
- la combustion du pétrole émet des gaz à effet de serre nuisibles à l’équilibre du climat
- l’espérance de vie s’accroît
- des espèces vivantes disparaissent
- une belle journée nous rend heureux.
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