Comment Trump a transformé la justice américaine
Toute une génération de jeunes juges fédéraux conservateurs pourraient bloquer les lois passées par un futur congrès démocrate.
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Début septembre, quand il s’est remis au travail après les congés d’été, le Sénat américain s’est retrouvé face à un dossier colossal. Le bilan quotidien national du coronavirus avait dépassé les 1.000 morts pendant plusieurs jours et un grand nombre des mesures économiques d’urgence destinées à aider les Américains à surmonter la crise avaient expiré. Mais alors que les partis se déchiraient sur les nouveaux stimuli économiques, les sénateurs républicains ont poursuivi discrètement la tâche qui les avait occupés pendant la majeure partie de la présidence de Donald Trump: installer de jeunes juges conservateurs de confiance dans les cours fédérales.
Fin septembre, plus d’une douzaine de juges de district (qui président les tribunaux fédéraux de première instance) ont ainsi été nommés à des postes à vie, parmi les 217 juges désignés par Donald Trump durant son mandat – presque un record. Le président a dû également nommer le successeur de Ruth Bader Ginsburg à la Cour suprême. Décédée le 18 septembre, cette libérale était seulement la deuxième femme à siéger à la plus haute instance juridique du pays. Le Sénat ayant confirmé sa décision de nommer Amy Coney Barrett, il s’agit de la troisième désignation de Donald Trump à la Cour suprême. Celle-ci a ainsi complètement basculé au profit des conservateurs, qui y disposent d’une majorité confortable de six juges contre trois. Mais même en faisant abstraction de cette victoire décisive, les quatre ans de mandat de Donald Trump auront permis aux législateurs républicains de refondre totalement le système judiciaire en y installant des juges orientés à droite à un rythme presque inégalé dans l’histoire américaine.
A la différence des démocrates avant eux, les républicains n’ont eu de cesse de pourvoir aux postes vacants dans les tribunaux, en particulier les cours d’appel.
Une ligne plus conservatrice
Les juges de Donald Trump, sélectionnés avec soin pour leur obédience idéologique, ont déjà commencé à remodeler le droit américain dans une ligne plus conservatrice sur des questions aussi diverses que le contrôle des armes, le droit de vote, la protection de l’environnement, l’avortement et l’immigration. On pourrait ainsi imaginer un scénario dans lequel un futur Congrès contrôlé par les démocrates passerait des lois sur le changement climatique ou les soins de santé qui seraient immédiatement rejetées par des juges conservateurs au motif qu’elles outrepasseraient les prérogatives de l’Etat.
Cette mécanique disciplinée de nomination de juges est une des principales raisons pour lesquelles les républicains au Congrès ont accordé un soutien aussi loyal à Donald Trump, y compris dans sa réponse chaotique à la propagation de la pandémie. Aujourd’hui, près d’un tiers des juges fédéraux actifs dans les cours d’appel américaines ont été désignés par Donald Trump. Au niveau des cours de district (la première ligne dans les affaires civiles et criminelles), Mitch McConnell, le leader de la majorité au Sénat, n’a cessé de confirmer les nominations de Donald Trump à un train d’enfer. “Ne laissez aucun poste vacant derrière vous”, a déclaré Mitch McConnell plus tôt cette année.
Mike Davis, un ancien éminent conseiller juridique au Sénat républicain qui a aidé à confirmer un grand nombre des désignations du président au sein de l’appareil judiciaire, a rappelé que Donald Trump avait fait campagne en 2016 sur la promesse de “transformer l’appareil judiciaire fédéral avec le concours de juges conservateurs”. “Le président Trump a parfaitement tenu cette promesse, poursuit-il. C’est l’accomplissement le plus significatif de son mandat. “
Retour de balancier
Pour la grande majorité des Américains ou des entreprises qui comparaissent devant des tribunaux fédéraux, le collège de trois juges qui instruit les appels des décisions prises au sein des cours de district fait figure d’arbitre final. Peu d’affaires sont réentendues “en banc”, c’est-à-dire par tous les juges qui composent chacune des 13 cours d’appel – connues sous le nom de cours de circuit – et moins encore arriveront devant la Cour suprême. C’est dans ces cours d’appel clés, qui ont été la priorité des républicains, que se fait le plus sentir l’impact des désignations de Donald Trump. Dans ces collèges de trois juges sélectionnés au hasard qui tranchent la grande majorité des appels, il est désormais de plus en plus probable de trouver au moins deux juges conservateurs pour interpréter la loi.
La cour d’appel du neuvième circuit, qui couvre les affaires instruites en Californie et dans d’autres Etats de l’Ouest, était jadis un bastion libéral. Sous Donald Trump, l’ancienne majorité de 11 juges désignés par les démocrates a été ramenée à trois… En août, un collège de trois juges du neuvième circuit, dans une décision partagée à deux voix contre une, a ainsi invalidé une loi californienne sur le contrôle des armes qui mettait hors la loi des armes dotées d’un chargeur de grande capacité. Kenneth Lee, le juge s’exprimant au nom de la majorité, avait été désigné par Donald Trump en 2019. “L’autodéfense armée est un droit fondamental enraciné dans la tradition et le texte du second abonnement”, a écrit Kenneth Lee dans la motivation de son jugement. Le procureur général de la Californie, Xavier Becerra, a demandé au neuvième circuit de réentendre l’affaire en banc.
Ailleurs, les juges désignés par Donald Trump ont consolidé les majorités républicaines dans quatre des 13 cours d’appel et fait basculer trois autres majorités dans le camp républicain. Parmi ces juridictions où la majorité a basculé, il y a la cour d’appel du 11e circuit, qui inclut la Floride. En 2018, les électeurs de l’Etat avaient modifié la constitution de la Floride pour accorder le droit de vote aux anciens condamnés. Les législateurs républicains de l’Etat ont ensuite restreint la réforme à ceux qui avaient acquitté leurs amendes.
217 juges : le nombre de magistrats fédéraux de district, de circuit et à la Cour suprême nommés par Donald Trump. A l’exception de Jimmy Carter qui avait étendu les cours, jamais aucun président américain n’avait nommé autant de juges durant un premier mandat.
Le rythme effréné auquel la machinerie républicaine a mis en oeuvre ce bouleversement (seul le président démocrate Jimmy Carter, sous lequel les tribunaux ont été étendus pour pouvoir supporter une plus grande charge de travail, devance Donald Trump en nombre de désignations judiciaires pendant un premier mandat) a ébranlé les libéraux. “Ils ont vraiment fait un numéro dans la transformation des tribunaux, commente Léna Zwarensteyn, directrice de campagne de la Leadership Conference on Civil and Human Rights. Ils y ont occasionné énormément de dégâts qui devront être réparés.”
Pour Donald Trump, ces nominations ont constitué un argument clé de son programme visant à convaincre les électeurs conservateurs de le réélire contre Joe Biden.
Postes vacants
La transformation de tribunaux fédéraux sous Donald Trump trouve ses origines dans la présidence de Barack Obama. Jusqu’en 2013, les règles du Sénat imposaient une majorité de 60 voix pour confirmer la nomination d’un juge à une cour d’appel. Face aux vétos opposés aux juges désignés par Barack Obama par les républicains dirigés par Kenneth McConnell, Harry Reid, le leader de la majorité démocrate, avait ramené ce seuil à la majorité simple. Résultat: quand les républicains ont repris le Sénat en 2015, les confirmations se sont presque arrêtées.
Le Sénat républicain n’a confirmé que deux juges de cour d’appel désignés par Barack Obama. Au cours de ses huit ans de mandat, Barack Obama est ainsi parvenu à nommer 55 juges dans les cours d’appel – à peine deux de plus que Donald Trump en moitié moins de temps. La stratégie déployée par Kenneth McConnel culminera dans son refus d’autoriser ne serait-ce que des auditions – a fortiori un vote – de Merrick Garland, désignée par Barack Obama pour pourvoir au poste vacant à la Cour suprême après le décès d’Antonin Scalia en 2016. Conséquence: une foule de postes de juges étaient en attente d’être pourvus quand Donald Trump a accédé à la présidence. Le premier juge de cour d’appel qu’il a confirmé, Amul Thapar, a pris ses fonctions dans le sixième circuit en 2017. Le siège était vacant depuis quatre ans.
Ce qui était jadis un processus fondé sur un certain consensus bipartisan est désormais un combat impitoyable où le parti qui contrôle le Sénat bloque les nominations de l’opposition.
A la différence des démocrates avant eux, les républicains sous Donald Trump n’ont eu de cesse de pourvoir aux postes vacants dans les tribunaux, en particulier les cours d’appel. Don McGahn, qui a été le premier conseiller de Donald Trump à la Maison-Blanche, a même centralisé le contrôle du processus de sélection et de désignation dans son bureau. “Trop de cuisiniers gâtent la sauce”, a-t-il déclaré dans un discours l’an dernier. La plupart des juges de cour d’appel sélectionnés avaient des liens avec la Federalist Society, un groupe judiciaire conservateur et libertarien, a révélé le New York Times en mars. Ils présentent un net biais blanc et mâle, et une ligne idéologique plus dure que les juges désignés par les précédents présidents républicains.
Les anciens présidents républicains parlaient souvent de “réduire la taille de l’Etat”, a déclaré Don McGahn dans un discours donné à la conférence de la Federalist Society à Philadelphie en 2019, mais ils “avaient tendance à sélectionner des juges qui avaient une grande déférence vis-à-vis du pouvoir exercé par le gouvernement”. Avant d’ajouter: “Pour faire court: ce n’est pas notre cas”.
Projets d’expansion?
Les démocrates se sont retrouvés totalement impuissants face à l’avalanche de désignations judiciaires de ces quatre dernières années. Mais la réussite remarquable de ce projet a aussi altéré la dynamique politique en matière de désignations judiciaires, du moins pour les cours d’appel. Ce qui était jadis un processus fondé sur un certain consensus bipartisan est désormais un combat impitoyable où le parti qui contrôle le Sénat confirme les juges désignés par son président et bloque les nominations de l’opposition.
Quand les démocrates reprendront le Sénat, “ils diront que le moment est venu de payer la note”, explique Russel Wheeler, membre de la Brooking Institution qui a analysé les nominations judiciaires. Selon Christopher Kang, qui a travaillé sur les nominations judiciaires sous l’administration Obama et est à présent conseiller en chef du groupe de défense Demand Justice, les républicains ont instauré de nouvelles règles en matière de nomination des juges. “Et les démocrates comptent bien les appliquer la prochaine fois qu’ils seront au pouvoir”, commente-t-il. Certains démocrates évoquent ouvertement la nécessité d’étendre la Cour suprême pour diluer l’impact des nominations de Donald Trump. Selon Christopher Kang, le parti devrait aller encore plus loin et accroître la taille des cours d’appel. “Nous devrons être plus agressifs dans la manière dont nous cherchons à rétablir l’équilibre”, explique-t-il.
Ces arguments reflètent une question plus essentielle posée par les nominations judiciaires de Donald Trump: ont-elles significativement limité la capacité de démocrates à mettre en oeuvre des réformes auxquelles s’opposent les conservateurs, comme des règles plus strictes en matière électorale, un contrôle des armes ou une extension des soins de santé?
Qu’importe le résultat de l’élection présidentielle, qu’importe la future majorité au Sénat, les juges installés au cours de ces quatre dernières années pourront servir de rempart au pouvoir conservateur. “Les républicains ont compris que le système judiciaire fédéral était la dernière ligne de défense contre les excès du gouvernement et la voyoucratie”, répond Mike Davis, l’ancien conseiller républicain au Sénat qui dirige aujourd’hui un groupe de défense judiciaire, l’Article 3 Project.
Certains voient des risques dans cette guerre politique sur le contrôle de tribunaux. Ian Bassin, un ancien conseiller à la Maison-Blanche sous l’administration Obama, a rappelé qu’un système judiciaire indépendant et fiable était est un “pivot d’une démocratie saine et fonctionnelle”. “L’histoire est remplie d’exemples de pays qui ne sont jamais arrivés à installer un tel système ou l’ont perdu pour avoir autorisé des coups de force visant à capturer et corrompre les tribunaux”, ajoute celui qui dirige aujourd’hui le groupe Protect Democracy. “Une fois qu’un parti l’a fait, l’autre répond et c’est une véritable spirale de la mort qui s’enclenche.”
Un article de Kadhim Shubber (Financial Times).
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