John F. May, démographe: “Nous pourrions assister à une croissance démographique négative dans certains pays”

JOHN F. MAY: "Cette crise aura un impact plus grave et plus profond que celle de 2008." © Christophe Ketels

Tout en augmentant les décès, l’épidémie fait aussi baisser la natalité et la migration.

Confiné aux Etats-Unis dans sa résidence de Bethesda dans le Maryland, le démographe belgo-américain John F. May ne chôme pas. Avec Jean-Pierre Guengant, un collègue français, il met la dernière main à un nouvel ouvrage sur les problèmes démographiques de l’Afrique subsaharienne qui sera publié à l’automne prochain par l’Académie royale de Belgique. Il rédige aussi plusieurs chapitres pour des ouvrages collectifs avant de se lancer, en compagnie de son collègue Jack A. Goldstone de la George Mason University, dans l’édition d’une encyclopédie sur les politiques de population qui sera publiée par Springer.

TRENDS-TENDANCES. Alors, comment un démographe appréhende-t-il la crise sanitaire mondiale que nous vivons aujourd’hui ?

JOHN F. MAY. Nous pouvons réfléchir à la question à partir des trois composantes principales de la croissance démographique, à savoir la mortalité, la fécondité et les migrations.

En ce qui concerne la mortalité, il y a évidemment une surmortalité due au Covid-19. Mais si certains pays souffrent d’une forte surmortalité (comme l’Espagne, l’Italie, la France), d’autres s’en sortent beaucoup mieux, comme l’Allemagne, et nous n’avons pas encore très bien compris pourquoi. Beaucoup d’explications sont possibles : confusion entre le taux de létalité des ” cas ” et celui des ” infections ” ; structure de la population, plus vieille dans certains pays qui fait que les gens sont plus à risque ; tests systématiques dans certains pays comme l’Allemagne et la Corée du Sud, et pas dans d’autres. On explique aussi que si les statistiques belges sont plus mauvaises que dans d’autres pays, c’est parce que ces statistiques sont plus précises et que l’on ne comptabilise pas toutes les personnes décédées du Covid-19 dans certains pays. On compare souvent des pommes et des poires…

Il y a toujours un mythe récurrent, celui d’un babyboom qui surviendrait lorsque l’on est confiné. C’est de la fantaisie.

Il reste que nous avons de grands différentiels de mortalité, allant d’une personne décédée par million d’habitants à Taiwan à 80 personnes aux Etats-Unis. Et il n’y a pas encore beaucoup d’explications à ces écarts.

Un autre phénomène aussi à prendre en compte est celui de substitution. Des gens qui ont des pathologies comme des maladies cardiovasculaires, des diabètes de type 1, des problèmes respiratoires, etc., sont très vulnérables. Ils ont succombé au Covid-19, mais ils seraient probablement morts rapidement d’autre chose. L’interprétation des statistiques de mortalité est donc extrêmement difficile, d’autant que nous n’avons pas beaucoup de recul.

Que nous enseignent les épidémies plus anciennes ?

J’avais étudié une épidémie de peste au 16e siècle à Bruxelles, Louvain et Malines et on se rend compte que les mesures prises alors sont très similaires à celles d’aujourd’hui. On confine, on essaie de se protéger avec des masques ou des écharpes (les fameux masques de peste des médecins d’autrefois), on essaie de trouver des endroits pour soigner les gens en créant des lits d’hôpitaux. A l’époque, certains ordres religieux, comme les Soeurs noires, s’occupaient des malades qui étaient regroupés dans des couvents, parfois à deux par lit. On établissait des espaces de traitement dans des lieux aérés parce que l’on pensait que la maladie était transportée par l’air, et à proximité d’une rivière pour nettoyer l’hôpital plus facilement. Et après l’épidémie, on levait des impôts supplémentaires pour payer les coûts engendrés par la lutte contre la maladie.

Nous sommes actuellement dans le même schéma : on confine les gens, on se protège comme on peut et l’Etat s’endette davantage (aujourd’hui, on fait d’abord tourner la planche à billets avant sans doute de lever de nouveaux impôts) et nous n’avons pas de solutions médicales immédiates.

Comment voyez-vous l’évolution de l’épidémie ?

J’ai l’impression que nous sommes dans une situation où, après le confinement actuel, puis après un premier déconfinement, nous aurons peut-être une deuxième vague d’infections. Nous aurons alors à ” reconfiner “, avec probablement l’instauration de mesures barrières dans les interactions sociales. Et on verra certainement de très grandes modifications dans le tourisme de masse. Ces grands bateaux qui embarquent plusieurs milliers de croisiéristes ne vont probablement pas pouvoir continuer. Quant à l’évolution de la maladie, nous n’en avons aucune idée. Elle a démarré en Chine, l’épicentre s’est déplacé en Europe et se trouve sans doute aujourd’hui aux Etats-Unis. Mais qui nous dit que cet épicentre ne va pas glisser vers l’Afrique ou l’Inde ? Cela y entraînerait une surmortalité gigantesque et un marasme économique.

Le virus aura un impact démographique chez nous ?

Aujourd’hui, dans beaucoup de pays européens, vous avez un accroissement démographique naturel (qui est la différence entre les taux bruts de natalité et de mortalité) très proche de zéro. En Belgique, selon le Population Reference Bureau, le taux brut de mortalité était, en 2019, de 10 décès pour 1.000 habitants pour un taux brut de natalité de 10 naissances. Comme il existe une précision en raison des ” arrondis “, le taux d’accroissement naturel de la population belge est en réalité de 0,1 pour 1.000. Mais le taux net d’accroissement s’élève à 0,4 à cause du solde migratoire positif.

Aux Etats-Unis, la population d’origine latino-américaine avait par le passé un taux de fécondité élevé. Mais les Latinos ont rejoint plus ou moins le taux de fécondité de la population caucasienne et les Etats-Unis connaissent, depuis la crise de 2008, une baisse assez considérable de la fécondité. Ils sont désormais à 1,7 enfant par femme alors qu’il en faut deux au moins pour remplacer les générations. La Belgique est à 1,6 enfant. La France à 1,8. Nous pourrions donc, dans certains pays, assister à une croissance démographique négative pendant plusieurs mois si le déconfinement est réalisé trop rapidement ou mal effectué, entraînant un retour de la surmortalité.

John F. May, démographe:
© photos : Christophe Ketels

Cela ne serait-il pas compensé par un taux de fécondité en hausse car le confinement inciterait à faire des enfants ?

Il y a toujours un mythe récurrent qui est un peu de la sex-fiction, c’est celui d’un babyboom qui surviendrait lorsque l’on est confiné. C’est de la fantaisie. Lorsqu’il y a eu une grande panne d’électricité à New York en 1977, certains ont prétendu qu’il avait provoqué un babyboom, mais plusieurs études ont montré qu’en réalité, il n’avait jamais existé.

Avant de mettre des bébés en route, les gens attendent des circonstances favorables : c’est le cas lorsque le mari ou la femme viennent d’avoir confirmation que leur emploi était prolongé en contrat à durée indéterminée, ou lorsque le couple vient d’obtenir le crédit immobilier lui permettant d’acheter un logement. Mais lorsque vous avez une incertitude économique (et aux Etats-Unis, au moment où nous nous parlons, il n’est pas impossible que nous atteignions bientôt 35 ou 40 millions de chômeurs), la fécondité fléchit. Il existe donc une corrélation entre l’évolution économique et le niveau de fécondité. Il faut des conditions économiques favorables, une certaine stabilité, une certaine confiance dans l’avenir, pour que les gens soient incités à avoir des enfants. Si nous avons une récession prolongée (certains comparent la situation actuelle à celle de 1929), nous pouvons imaginer qu’après l’épidémie, le taux de fécondité baisse encore avant une éventuelle reprise.

De plus en plus de pays ferment et fermeront leurs frontières. Et forcément, les transferts d’argent des migrants vers leur pays d’origine baisseront également.

Et sur le plan migratoire, la crise aura-t-elle un impact ?

Elle va jouer un rôle majeur. Nous devrions assister au ralentissement de la migration internationale. Vous avez aujourd’hui à peu près 3,5% de la population mondiale, soit environ 272 millions de personnes selon le chiffre des Nations unies de 2019, qui sont considérées comme des migrants internationaux. Ce sont des personnes qui sont nées dans un pays mais habitent depuis plus d’un an dans un pays différent de celui de naissance.

Après la récession de 2008, nous avions déjà assisté à un fléchissement de la migration internationale. Il en est de même aujourd’hui : à l’heure actuelle, le gouvernement des Philippines empêche ses infirmières de partir travailler à l’étranger. De plus en plus de pays ferment et fermeront leurs frontières. Et forcément, les transferts d’argent des migrants vers leur pays d’origine baisseront également.

Ces fermetures de frontières, c’est du long terme ?

Non, l’immigration devrait reprendre. Les pays industrialisés ont une double attitude vis-à-vis de l’immigration. Ils accueillent des migrants pour occuper des petits boulots que les résidents nationaux ne veulent pas effectuer mais aussi des immigrants très qualifiés pour faire marcher l’économie. Comme aux Etats-Unis, où il y a un double système d’immigration, avec beaucoup d’informaticiens – Indiens ou d’autres pays, dans la Silicon Valley – mais aussi beaucoup d’étrangers occupant des fonctions de services aux personnes (aux personnes âgées, travaux domestiques, etc.).

Si l’on résume, il y aura donc, temporairement, davantage de mortalité, moins de natalité et moins de migration.

Je dirais plutôt que nous avions déjà assisté à un fléchissement des courbes de natalité et de migration après 2008 et que nous pourrions observer un renforcement de ces tendances qui seraient aggravées par l’épidémie de coronavirus. Une épidémie qui amène un phénomène supplémentaire : une surmortalité. Vous avez peut-être entendu parler des travaux de l’économiste Angus Deaton (qui a reçu le prix Nobel d’économie en 2015) et de son épouse Anne Case qui ont écrit un livre sur les ” morts par désespoir ” (” Deaths of Despear and the Future of Capitalism “, publié en février 2020, Princeton University Press, Ndlr). Ils ont mis notamment l’accent sur la crise des opioïdes, les addictions diverses, sur les comportements d’abandon (les gens qui ne se soignent plus, par exemple) qui causent un surcroît de mortalité, spécialement dans la population blanche peu éduquée qui subit un phénomène de déclassement. Ces gens le ressentent pour eux-mêmes et pour leurs enfants. ils craignent que ces derniers trouvent des emplois bien moins satisfaisants que les leurs et soient condamnés à être des burger flippers (littéralement, des ” retourneurs de hamburgers “, autrement dit des cuistots dans un fast-food, Ndlr). Ce scénario de 2008 pourrait se reproduire à plus grande échelle car cette crise sanitaire aura un impact plus grave et plus profond que la crise de 2008.

Vous qui êtes un spécialiste de l’Afrique subsaharienne, quelles seraient les conséquences pour cette région du monde si l’épidémie s’y répandait ?

Aujourd’hui, nous ne savons pas avec précision quelle est l’étendue de l’épidémie là-bas en raison de l’absence d’appareil statistique fiable. Le problème de l’Afrique est que si, entre 2000 et 2015, le continent a connu une assez forte croissance économique grâce notamment à la demande de matières premières, ce n’est plus le cas. La croissance dans de nombreux pays est plus faible que la croissance démographique. Autrement dit, ces pays ne parviennent plus à augmenter leur PIB par tête. Et avec le Covid-19, les dernières projections du FMI sont pessimistes : quatre pays seulement sur les 48 que compte l’Afrique subsaharienne connaîtront une croissance positive cette année. Interrogé par le Financial Times, le président rwandais Paul Kagame estime qu’il pourrait falloir au moins une génération pour que l’Afrique se remette de la crise sanitaire si le continent était frappé par l’épidémie.

Profil

– Diplômé en histoire et en démographie à l’UCL. Doctorat en démographie à l’Université de Paris V (1996)

– Travaille à la Banque mondiale de 1997 à 2012

– De 2012 à 2017 : chercheur invité au Population Reference Bureau (ONG américaine)

– Après avoir enseigné à l’université de Georgetown de 2008 à la fin de l’an dernier, il est aujourd’hui professeur à la George Mason University. Il est également senior fellow, depuis 2018, au Population Institute, à Washington

– Membre associé de l’ Académie royale de Belgique

– Son livre World Population Policies : Their Origin, Evolution and Impact (éditions Springer, 2012) est un ouvrage de référence dans le domaine

Partner Content