” Nous n’avions pas la boîte à outils “

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Il est aujourd’hui ministre des Affaires étrangères, mais à l’époque de la crise, Didier Reynders était le grand argentier du gouvernement d’Yves Leterme. Il est aux premières loges quand, le week-end du 27-28 septembre 2008, la crise frappe la Belgique de plein fouet. Il a alors bien peu d’outils pour faire face aux événements.

Le vendredi 26 septembre, Fortis sombre. Quelques jours plus tard, Dexia prend l’eau. KBC, Ethias connaissent de grandes difficultés, et les déposants de la succursale belge de Kaupthing, rattachée à la filiale luxembourgeoise du groupe finlandais, devront être sauvés. Dix ans après ces événements, Didier Reynders se rappelle : l’absence du management de Fortis, l’arrogance néerlandaise, et la gorge un peu sèche quand il faut engager la garantie du pays à hauteur d’une centaine de milliards pour sauver Dexia…

TRENDS-TENDANCES. Quand avez ressenti la réelle gravité de la crise ?

DIDIER REYNDERS. Il y a d’abord eu divers signaux qui se sont allumés dans certains endroits. Nous avions suivi l’évolution des événements aux Etats-Unis et au Royaume-Uni dès 2007, comme la faillite de Northern Rock. A l’Eurogroupe ( réunion des ministres des Finances de la zone euro, Ndlr) et à l’Ecofin ( conseil des ministres des Finances de l’Union européenne, Ndlr), nous avions des discussions régulières et des points d’infos avec la Banque centrale européenne (BCE). Le volet des crédits hypothécaires américains était donc évoqué. Les problèmes de Northern Rock, au Royaume-Uni, aussi. Mais nous nous disions : c’est triste ce qui arrive là-bas. Les banques belges avaient le même regard. Peu après les problèmes de Northern Rock, Fortis procédait à l’augmentation de capital qui devait financer le rachat d’ABN Amro. Il y a eu ensuite la faillite de Lehman Brothers. On a vu alors que cette crise devenait plus inquiétante. Le gouvernement américain avait fait le choix de montrer que l’on pouvait ne pas faire confiance à une très grande institution bancaire, avec le risque d’assécher le marché du crédit interbancaire. Puis il y a eu la surprise de l’ampleur des problèmes. Elle s’est manifestée lors du match Standard-Anderlecht le vendredi 26 septembre. Nous étions à Seraing avec le gouverneur de la Banque nationale Guy Quaden et Yves Leterme quand on nous a annoncé les difficultés de Fortis. Ce qui était le plus saisissant à l’époque n’était pas que Fortis ait des problèmes, mais le fait que le marché interbancaire ait été tellement asséché et qu’on nous dise que Fortis ne passerait pas le lundi.

Dès le début, avec le Premier ministre Yves Leterme, nous avons poursuivi un objectif central : qu’aucun épargnant ne perde un euro.

Les jours précédents, aucun banquier n’était venu vous trouver pour évoquer cette situation ?

Non. Et cela a été aussi une des difficultés : non seulement ils n’étaient pas venus nous trouver auparavant, mais ils étaient partis ! Chez Fortis, le CEO Jean-Paul Votron avait démissionné en juillet. Je n’ai plus vu Herman Verwilst ( qui était devenu CEO), et le président Maurice Lippens était souffrant. Il n’y avaient plus que Philipe Bodson, au conseil d’administration, et Filip Dierckx, au comité de direction, plus quelques responsables néerlandais, pour assumer. Dans les premières heures, il a été très difficile d’avoir une information de qualité sur la structure et sur les produits. Toutefois, dès le début, avec le Premier ministre Yves Leterme, nous avons poursuivi un objectif central : qu’aucun épargnant ne perde un euro.

Il y avait une cohésion au sein du gouvernement sur la marche à suivre ?

Nous avons pu avancer avec les équipes, avec Peter Praet ( alors directeur à la BNB), Jean-Paul Servais ( qui préside la Commission bancaire), Koen Van Loo ( qui dirige la SFPI, la Société fédérale de participations et d’investissement), Olivier Henin ( chef de cabinet), Pierre Wunsch ( autre membre du cabinet), etc. J’ai pu compter pendant toute cette période sur une forte relation de confiance avec Yves Leterme. Chaque fois qu’il a fallu, il a assumé son rôle. Il était là lorsque nous avons dû négocier avec le Premier ministre néerlandais Jan Peter Balkenende la vente de Fortis ( le prix de cession de la partie néerlandaise de Fortis aux Pays-Bas a été négocié lors d’un tête-à-tête entre les deux Premiers ministres, Ndlr), ou quand il a fallu aller à l’Elysée pour choisir un nouveau dirigeant pour Dexia. Mais on sent bien que, lorsqu’il s’agit de décision importante, la cohésion a des limites. Comme ministre des Finances, je l’ai surtout ressenti lorsqu’il a fallu signer pour Dexia une garantie de 100 milliards d’euros ( le Luxembourg, la France et surtout la Belgique avaient garanti le financement de Dexia à hauteur de 90 milliards en octobre 2008, puis de 150 milliards en novembre, Ndlr). Mais ce qui a joué beaucoup pour convaincre le gouvernement est le fait que, grâce au carnet d’adresses que j’avais constitué étant aux Finances depuis 1999, nous avons pu faire venir le président de la BCE Jean-Claude Trichet, Jean-Claude Juncker ( alors Premier ministre luxembourgeois) et Christine Lagarde ( alors ministre française des Finances). Parce que quand le problème Dexia est arrivé, on a compris qu’il devenait impossible pour la Belgique de supporter l’effort seule. On parlait de banques dont la taille de bilan était un multiple du PIB du pays. D’où la décision, dans le dossier Fortis, de travailler avec BNP Paribas et de mobiliser les actionnaires de Dexia.

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Pourquoi la Belgique a-t-elle été un des premiers pays européens touchés par la crise ? Erreur de management des banques ?

Il y a un ensemble d’éléments, mais le point de départ est l’abondance de liquidités. Fortis, Dexia ou KBC ont financé l’économie belge, mais avaient tellement de dépôts qu’elles pensaient à autre chose. Du côté de Fortis, c’était le vieux rêve de racheter les Néerlandais d’ABN Amro. Du côté de ce qui s’appelait encore le Crédit Communal, c’était de s’allier au Crédit Local de France et de monter un groupe international de financement aux collectivités. Du côté de KBC, c’était l’expansion en Europe de l’Est. Puis à ces politiques, se sont greffées des prises de risques. Comme je l’ai dit au Parlement, le monde bancaire avait en cette période connu trois époques. Celle où un banquier expliquait à un client un produit qu’ils comprenaient tous les deux. Puis celles où le banquier expliquait un produit que le client ne comprenait plus. Puis celle, et nous y étions à ce moment-là, où ni le banquier ni le client ne comprenaient le produit, mais tant que le rendement était bon…

Les spéculateurs ne se sont pas dit qu’il était plus facile d’attaquer les banques de petits pays dont les capacités budgétaires ne sont pas illimitées ?

Le marché a-t-il ciblé la Belgique ? C’est possible. Pourtant notre pays n’était pas le plus mal placé en termes de capacités financières. Nous avions réduit notre endettement, nous nous rapprochions des 80 % du PIB et surtout de la moyenne européenne, alors que nous étions à 140 % du PIB au début des années 90. La crise nous a fait repasser au-dessus des 100 %, mais nous sommes toujours dans la moyenne européenne.

Le fait d’avoir été touché le premier a eu aussi un impact : nous n’avons pas pu créer un plan de sauvetage global pour les banques. Nous avons dû développer des plans au cas par cas, ce qui nous a obligés à négocier chaque fois avec la Commission européenne. Peut-on le regretter ?

Oui, on peut le regretter. Mais nous n’avions pas la boîte à outils qui a été créée par la suite au niveau européen. Nous avons dû agir au coup par coup.

La crise n’a-t-elle pas rompu une certaine harmonie entre partenaires européens ? Les relations avec les Pays-Bas se sont par exemple à un moment tendues (lire l’encadré “Le plus mauvais souvenir : les Néerlandais”).

On a en effet senti la volonté de travailler chacun chez soi, ce qui explique la grande difficulté de mettre en place des outils européens. Ce n’est que deux ans plus tard, en 2010, sous la présidence belge, que l’on mettra en place les trois structures européennes de contrôle des marchés, des banques et des assurances et que l’on chargera la BCE de contrôler le volet systémique ( la BCE devenant plus tard le superviseur bancaire, Ndlr). Aujourd’hui encore, nous ne sommes pas au bout de l’Union bancaire et du mécanisme de résolution des crises.

Des regrets ?

Sur le processus, non, pas vraiment. On peut discuter de la justesse des prix et de chaque mesure dans le détail. Mais je le répète, nous n’avions pas de boîte à outils.

Vous ne vous êtes pas dit à un moment : nous n’y arriverons pas ?

Non. Quand on est dans un tel flux de décisions à prendre, heure par heure, on ne peut faire qu’avancer. Et je me considérais comme bien entouré. Tant sur le plan interne que sur le plan européen, nous avions des contacts pour conforter nos analyses. Les décisions n’étaient pas prises à la légère. Et nous savions que nous les prenions pour garantir l’épargne. Je ne parle pas de l’impact économique général de la crise mais lorsque je regarde aujourd’hui le résultat sur sur le plan financier – avec les dividendes, les reventes de Fortis, d’actions BNP, les remboursements des prêts, etc. – je constate que nous sommes rentrés dans nos frais, sans compter ce que nous avons demandé aux banques en termes de taxation supplémentaire. Bien sûr, il reste un risque sur Dexia. Mais plus sur Fortis, KBC, Belfius, etc. Aujourd’hui, quand on s’interroge sur Belfius, c’est pour se demander quel sera le montant de la plus-value que nous ferons lors de la vente. On ne parle pas de perte.

Lors de la crise, chaque régulateur a vu des feux orange s’allumer au-dessus de l’une ou l’autre institution. Mais personne n’avait vu que les feux clignotaient un peu partout.

La crise a montré la faiblesse du système bancaire. Est-il réparé aujourd’hui ?

Je ne vais pas entrer dans le détail de toutes les mesures qui ont été prises, et il y en a beaucoup. Mais la crise a montré que malgré leur solvabilité et leur respect des réglementations de l’époque, les banques pouvaient avoir d’énormes problèmes de liquidités. L’accent a donc été mis sur ce sujet. Aujourd’hui, les institutions sont regardées de plus près, elles sont soumises à des stress-tests. La coordination internationale a également été améliorée. Lors de la crise de 2008, chaque régulateur a vu des feux orange s’allumer au-dessus de l’une ou l’autre institution. Mais personne n’avait vu que les feux clignotaient un peu partout. Le rôle des structures de supervision européenne a donc été renforcé. Nous pouvons désormais avoir une vue générale.

La crise a aussi montré la faiblesse de la zone euro…

Elle est passée au travers des turbulences. Nous avons pris des mesures de soutien et de solidarité dans la résolution des crises bancaires et des crises de dettes souveraines. Mais nous ne sommes pas au bout, ni de l’union bancaire, ni de la création d’un vrai ministère des Finances, d’une véritable trésorerie et d’une vraie capacité d’action à l’échelon européen. Il subsiste toujours ce débat entre ceux qui disent que l’Europe est un échec et ceux qui, comme moi, pensent que nous n’allons pas assez loin dans l’intégration européenne. Nous avons une Banque centrale et une politique monétaire intégrée, mais comment peut-on faire vivre cette zone monétaire si l’on refuse indéfiniment de progresser dans le domaine budgétaire et de contrôle du secteur financier ?

Nous sommes suffisamment armés pour affronter une autre tempête ?

J’espère qu’une nouvelle crise de cette ampleur n’arrivera pas avant plusieurs générations ! Mais nous sommes mieux armés pour détecter les signaux et corriger et prévenir certains éléments afin d’éviter de se retrouver à nouveau dans un stade de football en se demandant ce que l’on doit faire. Nous avons mis en place une solidarité européenne – même si elle n’est pas parfaite – afin de ne pas revivre ce que nous avons vécu avec les Pays-Bas sur Fortis. Nous nous rendons compte que nous avons intérêt à travailler davantage ensemble. Mais cela reste un débat de fond sur la construction européenne : nous sommes toujours à la merci du refus de certains partenaires de bouger. D’où aussi cette idée d’un fonds monétaire européen. Certains disent que l’Europe est la cause de tout et donc qu’il faut tout arrêter. Je suis au contraire d’avis que nous n’avons pas assez avancé. Sur l’immigration, la zone euro ou l’état de droit, nous devons oser le débat européen. Sinon, c’est le repli individuel et le populisme.

Le plus mauvais souvenir : les Néerlandais

Pour Didier Reynders, avec le recul, le moment le plus désagréable de cette crise aura été celui où le ministre néerlandais des Finances Wouter Bos expliquait triomphalement aux médias que les Pays-Bas, après avoir rompu un premier accord et refusé de sauver l’ensemble de Fortis, avaient racheté les gezonde delen (les parties saines) du groupe.

” J’étais le 5 octobre à l’Ethias Trophy à Mons, se souvient Didier Reynders, et je suis sorti des tribunes pour le rappeler et lui dire : ‘Ça ne va pas. ‘ Cela serait-il vrai, on n’humilie pas publiquement un partenaire avec qui l’on vient de faire un deal. Et ensuite, cela n’était pas vrai. La suite l’a montré : nous avons fait des plus-values sur nos participations, nous avons montré la solidité du partenariat. De leur côté, les Pays-Bas ont dû assumer pas mal de problèmes, chez ABN Amro, chez ING ensuite… ” Didier Reynders poursuit : ” Les Luxembourgeois ont été tout à fait corrects dans le dossier Fortis et cela a créé un climat favorable à l’opération Kaupthing par la suite. Mais avec les Pays-Bas, nous avons senti une volonté de séparation et une arrogance “.

Après ces déclarations de Wouter Bos, il n’y a d’ailleurs plus eu de réunions Benelux pendant un temps. ” Nous n’étions plus vraiment demandeurs, dit Didier Reynders. Ensuite, les majorités ont changé. Les personnes aussi. ” Et le Benelux se réunit à nouveau…

Arco : “Nous savions dès le début que nous étions à la limite”

Nous avons rencontré Didier Reynders quelques jours avant la décision du gouvernement de reporter l’introduction en Bourse de Belfius. Mais sur ce dossier, le vice-Premier libéral nous avait réitéré sa conviction qu’il fallait séparer le dossier du remboursement des coopérateurs d’Arco et celui de la mise en Bourse de la banque publique. Et il avait rappelé que, dès le début, ce compromis politique était “limite”. Il comportait donc un risque de ne pas passer l’obstacle européen…

” Moi, ce que je voulais, c’était réussir l’opération Dexia. Je n’étais pas demandeur de trouver une solution spécifique pour les coopérateurs d’Arco ou Ethias, note aujourd’hui Didier Reynders. A l’époque, j’avais comme responsabilité de voir des millions de clients de Fortis, de Dexia, puis KBC en difficultés. Il fallait régler la situation des épargnants. C’était une démarche d’intérêt général. Puis, il y a le débat politique sur les conditions que chacun a imposées pour que l’opération se fasse. Nous avons terminé la négociation sur Dexia au palais d’Egmont pendant la nuit du 8 au 9 octobre 2008. Il y a eu un kern au petit matin dans ce qu’on appelle le ” salon des dames “, au cours duquel certains ont formulé une demande sur Arco ( garantir les parts de coopérateurs, Ndlr) et sur le compte First d’Ethias ( assimiler cette police d’assurance à un compte bancaire pour qu’il puisse bénéficier de la garantie sur les dépôts, Ndlr). On a considéré que l’on pouvait assimiler les coopérateurs aux épargnants. Mais j’ai dit que cela devait ensuite partir vers l’Europe. Nous savions dès le début que nous étions à la limite.”

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