“Les métiers du futur feront ressortir nos capacités les plus humaines”

Christophe De Caevel
Christophe De Caevel Journaliste Trends-Tendances

L’empathie, l’analyse critique ou la créativité seront des compétences de plus en plus recherchées par les employeurs, à l’ère de l’intelligence artificielle. Nicolas Hazard invite travailleurs, entreprises et pouvoirs publics à réinventer les modes de formation pour se préparer aux métiers de demain.

Psychologue de robots, sportif augmenté, réensauvageuse, nostalgiste, neuromanager… Nicolas Hazard s’est amusé en imaginant la dénomination de 21 métiers du futur. Mais rassurez-vous, il ne s’est pas contenté de s’amuser. Les métiers décrits dans Qu’est-ce qu’on va faire de toi? illustrent en effet des tendances probables du marché du travail à court terme (il parle de l’horizon 2030! ). Le message de Nicolas Hazard, c’est d’une part que la plupart de ces métiers vont améliorer notre vie quotidienne et préserver l’habitabilité de la planète ; et d’autre part qu’il serait très utile de chercher à se former à ces métiers du futur, que l’on ait déjà un emploi ou pas.

TRENDS-TENDANCES. Quand on lit les intitulés des métiers de demain dans votre livre, une question vient à l’esprit: ces métiers seront-ils réservés aux geeks?

NICOLAS HAZARD. Les geeks trouveront leur place dans le monde de demain, il n’y a pas vraiment de doute à cet égard. Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’y a pas qu’eux: la transformation de la plupart des secteurs d’activité fait que nous allons nous recentrer vers des métiers plus humains. Toutes les tâches qui demandent de la créativité, de l’inventivité, du sens critique, de la communication vont continuer à se développer. Les entreprises de la quatrième révolution industrielle auront toujours besoin de l’humain et même peut-être plus qu’avant.

Vous imaginez d’ailleurs des métiers centrés sur la relation entre l’humain et la technologie, comme l’éducateur de robots ou le psychologue de robots…

La robotique est une composante importante de la quatrième révolution industrielle, surtout à travers l’intelligence artificielle. C’est quelque chose qui fait peur, sans doute parce que nous avons en tête des oeuvres de science-fiction dans lesquelles les machines remplaçaient l’homme. Tout cela est très fantaisiste: l’IA est certes capable d’accumuler beaucoup plus de données que le cerveau humain mais elle n’est pas capable de créativité. Les métiers du futur vont faire ressortir nos capacités les plus humaines.

En confiant les tâches les plus lourdes ou les plus répétitives aux machines, on prive parfois les travailleurs de ce qui les rendaient, peut-être paradoxalement, heureux dans leur job. Vous l’expliquez au travers d’exemples à la RATP ou dans la sidérurgie. Ne veut-on pas, parfois, faire le bonheur des gens contre leur gré?

C’est toute la question du sens du travail, de l’utilité. Il s’agit de composantes essentielles, comme l’a très bien montré l’anthropologue américain David Graeber dans son livre sur les bullshit jobs. Les métiers de demain devront inclure cette notion de sens, de plus en plus recherchée sur le marché du travail.

Certaines tâches lourdes ont effectivement une valeur forte dans le monde du travail. Mais certaines évolutions sont inéluctables. Même si beaucoup d’agents appréciaient la fonction de conducteur de métro, de plus en plus de lignes sont automatisées. La sécurité est aussi une composante fondamentale dans cette réflexion. L’aversion au risque ira croissant, il sera de moins en moins acceptable que certains risques soient plus pris par des humains que par des robots. C’est vrai jusque dans le domaine militaire où l’on voit fleurir des robots-tueurs. Donc, même la manière de faire la guerre sera affectée par la quatrième révolution industrielle.

Un jeune sur deux arrive sur le marché du travail sans trop savoir ce dont il a envie, écrivez-vous. N’est-ce pas une bonne chose pour les ouvrir à des métiers qui ne sont pas encore connus?

Nous allons tous tâtonner et l’incertitude ira croissant. Faire des études qui mènent à un métier que l’on exercera pendant 40 ans, demain, ce ne sera plus vrai. Les métiers vont constamment évoluer, notamment en raison des technologies. Nous devrons constamment nous remettre à la page. Les étudiants d’aujourd’hui exerceront huit à dix jobs au cours de leur carrière, il faut se préparer à cette flexibilité intellectuelle.

Des bactéries à l’attaque des eaux polluées

Dépollutionneur. “Sa mission sera de nettoyer les milliards de déchets que nous produisons, qu’ils soient enfouis ou à la surface des océans. Une tâche facilitée par les progrès dans la connaissance des bactéries et des insectes.”

Le centre de recherche montois Materia Nova participe à un consortium sino-européen, qui met en place les bases scientifiques du métier de dépollutionneur décrit par Nicolas Hazard. L’idée de ce projet baptisé Greener est de combiner divers procédés, d’utiliser aussi bien des plantes que des bactéries, pour assainir des sols et des eaux polluées. “Une bactérie s’adapte très vite à son environnement et peut résister à de hautes concentrations métalliques, explique Ruddy Wattiez (UMons). Elle parvient à contrecarrer l’action toxique de ces métaux.” Le travail des chercheurs de Materia Nova est de déterminer quelle bactérie sera plus efficace contre quel métal. Et ensuite, c’est carrément ” un consortium de bactéries” qui part à l’assaut des eaux polluées. “Nous pouvons ainsi réduire la concentration en métaux dans l’eau de 30% en 18 heures, précise Stéphanie Roosa, qui pilotait le projet chez Materia Nova, avant de rejoindre récemment le pôle de compétitivité Greenwin. Dans ce procédé, le métal capté par les bactéries est récupéré sous forme de nanoparticules, valorisables dans diverses applications.”

© getty images

Ce projet de recherche réunit une vingtaine d’acteurs (16 Européens et 4 Chinois), essentiellement universitaires. On retrouve cependant quelques entreprises: le bureau d’ingéniérie allemand Axia, la biotech irlandaise MicroGen, le consultant en durabilité Vertech (France) et l’entreprise espagnole de construction Acciona. “Les projets montent en échelle et les nouveaux procédés pourront rapidement être utilisés par l’industrie, par exemple chez nous par le groupe Comet, dit Ruddy Wattiez. Etre en capacité de récupérer les métaux, c’est devenu vraiment très intéressant. Ces systèmes vont grandir dans les 5 ou 10 prochaines années.” “L’Europe va intensifier les réglementations sur le rejet des eaux usées, ajoute Stéphanie Roosa. Il sera vraiment nécessaire d’intensifier le traitement des eaux de rejet et les bactéries peuvent y contribuer.”

Ces changements perpétuels n’ont-ils pas de quoi effrayer ces étudiants d’aujourd’hui?

Il y a des Cassandre qui nous disent que c’est terrible, que tout va être détruit. Moi, j’ai plutôt un biais optimiste. Je vois beaucoup d’opportunités dans ce monde à venir… à condition de bien s’y préparer. Si on ne fait rien, effectivement, il y aura de la casse sociale. Mais en travaillant sur l’éducation et sur notre notre rapport à l’apprentissage, de très belles opportunités pourront ressortir.

Le monde politique est mobilisé par l’urgence, hier le covid, aujourd’hui l’énergie. Le débat que nous avons là est de long terme. C’est le but de mon livre: tracer des pistes pour ces réflexions à long terme. Nous sommes tous concernés, quel que soit notre âge ou notre métier, par cette révolution industrielle qui va chambouler le marché du travail.

Vous évoquez une formation plus axée sur les compétences que sur les savoirs. Pouvez-vous expliquer cette distinction?

La vraie révolution, elle est là plus encore que dans les technologies. Il faut transformer tout un apprentissage qui est ancré en nous depuis des siècles. Nous devons sortir de la verticalité de l’enseignement, des leçons données par un professeur et qu’il faut apprendre par coeur. L’enjeu aujourd’hui est d’apprendre à apprendre, de comprendre comment distinguer le vrai du faux dans la masse de données disponibles. D’autres compétences sont essentielles comme la capacité à communiquer, à comprendre l’autre, à faire preuve d’empathie, à résoudre des problèmes complexes, etc. Des compétences en fait très humaines.

Cela devient du sur-mesure, avec des parcours très individualisés. Mais vous pointez aussi “un besoin d’épanouissement collectif”. Comment concilier les deux?

Nous vivons dans un monde de plus en plus individualisé et qui a largement perdu le sens du collectif. Nous avons absolument besoin de réinventer ce collectif. Nous voyons d’une part des jeunes qui veulent une économie qui a du sens, un impact social et environnemental positif. Mais aussi des jeunes (50% des moins de 30 ans, selon une statistique américaine) qui n’estiment plus indispensable de vivre en démocratie. C’est effrayant et cela montre que nous devons d’urgence réinventer les dynamiques collectives.

Cette dynamique, la voyez-vous aussi dans le monde de l’entreprise avec, par exemple, un management plus participatif?

Evidemment. Mais attention, le fond prime aussi. Si vous installez des toboggans et que vous organisez des groupes projets mais que vous vendez des hydrocarbures, je ne pense pas que vous allez attirer les jeunes qui veulent un métier qui a du sens et dont ils peuvent être fiers.

Des pizzas 3D dans l’espace

Chef cuisinier 3D. “Les grands chefs signeront des recettes virtuelles que des robots réaliseront eux-mêmes de manière très précise. Partout dans le monde, on pourra déguster les mêmes plats, aussi savoureux que dans un restaurant gastronomique.”

Le Smart Gastronomy Lab est l’un des deux living labs wallons, soit un espace d’interactions entre le monde de l’entreprise, la société et les chercheurs. Il puise de la créativité dans le monde culinaire et alimentaire wallon pour trouver de nouvelles idées, tester des prototypes et imaginer des nouvelles manières de produire. Ce n’est ni une spin-off, ni une ASBL mais un labo universitaire qui a réussi à s’intégrer dans l’écosystème d’accompagnement des entreprises. Il fait partie de Gembloux Agro-Bio Tech, la faculté des sciences agronomiques d’ULiège. Il est composé de chimistes, d’électroniciens, de biologistes et de cuisiniers. Il a, depuis sa création, participé entre autres au lancement de la cuillère comestible Ecopoon ou de la pâte à tartiner durable Choco Low à base de courgettes. Sur les chefs 3D, Eric Haubruge, le cofondateur du Smart Gastronomy Lab et prof à ULiège, se veut nuancé.

Le Smart gastronomy lab dispose d'une imprimante 3D qui crée des moules en chocolat.
Le Smart gastronomy lab dispose d’une imprimante 3D qui crée des moules en chocolat.© pg

“Ce dont parle Nicolas Hazard existe déjà en Asie et notamment à Singapour où certains restaurants sont entièrement robotisés. Des robots sont déjà capables d’assembler, de couper et de cuire. A Paris, il existe des restos où ce sont des robots qui gèrent la cuisson et le service des frites. Mais ils ne font que ça. Que cela marche en Asie ou aux Etats-Unis, c’est logique. Mais chez nous? C’est oublier l’importance sociale du repas, un moment d’échange et de partage. Des robots à la place? J’ai des doutes.”

Quant à l’impression 3D, Eric Haubruge en connaît un rayon. Et pour cause: son labo dispose d’une imprimante qui fait des formes en chocolat. “L’impression 3D est trop lente. Travailler avec des moules est beaucoup plus rapide. Notre imprimante est utile pour des événements et la production de pièces uniques. Galler l’a testée d’ailleurs. Pour industrialiser, il faut accélérer. Nous n’y sommes pas encore mais cela va arriver. Il y a de grands débouchés. Comme dans le spatial. La Nasa dispose désormais d’un chef 3D capable de produire et de cuire des pizzas. Ou dans la santé avec des aliments à façon pour contourner les problèmes de déglutition ou l’ingestion de médicaments difficiles.”

Revenons à ce contraste entre individualisation et besoin de collectif. Vous nous décrivez un monde plus flexible, dans lequel on changera plusieurs fois de métier et d’employeur. Comment, dès lors, avoir ce sens du collectif qui se construit dans la durée?

Vous avez raison, il faut agir dans la durée, la confiance en entreprise est très importante. Il faudra organiser les choses d’une manière différente car, de plus en plus, les gens vont travailler sur plusieurs projets à la fois, parfois dans plusieurs entreprises. Pas forcément parce qu’ils y sont contraints mais parce qu’ils ont envie de voir autre chose.

Cela va placer les ressources humaines vraiment au coeur de la stratégie d’entreprise…

Le recrutement et la rétention vont devenir des clés. De nouvelles méthodes de recrutement se font jour, de moins en moins basées sur les diplômes et l’expérience mais sur l’évaluation des compétences réelles de la personne. Comme je vous le disais, à l’ère de l’intelligence artificielle, les qualités spécifiquement humaines vont être déterminantes. Vous pouvez avoir obtenu des résultats brillants dans des écoles réputées et être totalement inapte au management. Les entreprises doivent réapprendre la manière dont elles forment et font évoluer leurs collaborateurs.

Giannino, le hacker éthique

Pentester. “L’un des emplois qui ne cessera de grandir sera celui de pentester (contraction de “pénétration” et de “test”), c’est-à-dire un professionnel chargé de tester les résistances de nos systèmes de sécurité, en essayant de pénétrer les réseaux et de comprendre leurs faiblesses.”

Le métier de pentester, Giannino Cuignet l’exerce déjà. La mission de son Red System est en effet de s’introduire dans les systèmes informatiques d’organismes ou d’entreprises, pour identifier les failles et y apporter des réponses. “Le pentester respecte une méthodologie bien structurée, précise Giannino Cuignet, adepte du concept de ‘hacking éthique’. Mais nous pouvons aller plus loin, là où tous les coups sont permis. On peut agir en mode commando et s’introduire physiquement dans des bâtiments, voler des badges…” Tout cela, bien entendu, sans atteinte à l’intégrité physique des personnes et toujours dans une finalité d’analyse des cyber-menaces et non de vol ou de destruction. Les clients de Red System sont des sociétés de 1 à 15.000 personnes, dans à peu près tous les secteurs, sauf l’aéronautique et la défense. “Mais ça viendra peut-être”, glisse Giannino Cuignet.

Le pentester respecte une méthodologie bien structurée. Mais nous pouvons aller plus loin, là où tous les coups sont permis.”

Giannino Cuignet (Red System)

Il vient par ailleurs de créer l’association BeHack dans le but de fédérer une communauté de hackers “dans la vie réelle et sans pseudo”. “Sans partage, il n’y a pas de hacking, dit-il. Nous avons besoin des connaissances des autres pour avancer”. Red System met du matériel à disposition pour les jeunes hackers et, surtout, veille à leur expliquer “les lignes rouges à ne pas franchir”. Une manière aussi d’offrir une formation informelle pour une discipline encore peu enseignée. “Il y a bien quelques écoles qui commencent comme Epitech ou BeCode mais nous n’en sommes vraiment qu’aux prémices, estime Giannino Cuignet. Ce n’est vraiment pas assez car du personnel, nous en avons tous besoin à crever.” Le fondateur de Red System lui-même s’était d’abord orienté vers les filières scientifiques (biotechnologies, biomatériaux). “J’ai réalisé toute la partie technologique de l’unité de production de Botalys à Ghislenghien”, dit-il. Sa passion pour l’informatique a cependant pris le dessus. Il a repris des études en cybersécurité et a créé sa propre entreprise en 2020. Elle emploie aujourd’hui sept personnes.

Quelle place les entreprises devront-elles prendre demain dans la formation de demain?

Elles auront une grande responsabilité grandissante. Elles se reposent encore beaucoup sur le secteur public et le système éducatif. Mais, du fait de l’évolution des métiers, les entreprises vont devoir investir le terrain de la formation pour créer des carrières durables, pour former leur personnel et leur fournir des perspectives.

Toutes les grandes entreprises doivent avoir une académie dédiée et les PME doivent se regrouper par secteur d’activités pour faire des choses. A nouveau du collectif!

Parmi les métiers du futur, vous citez celui de journaliste data et vous pointez les fake news comme “le fléau du siècle”. Pourquoi?

Les médias sont un des piliers de la démocratie. Ils transmettent des informations qui sont ensuite la clé pour la prise de décision de tous les citoyens. Aujourd’hui, pour beaucoup de monde, cette information arrive par les réseaux sociaux. Ce sont des algorithmes qui leur disent ce qu’ils ont envie d’entendre et, à terme, cela peut mettre en péril notre démocratie.

Des contenus qui circulent sur les plateformes devraient pouvoir être vérifiés d’une manière ou d’une autre. Je suis aussi plutôt opposé à l’anonymat sur les réseaux sociaux. Nous devrions chacun être responsabilisés sur les contenus publiés car on assiste trop souvent à des déferlements de haine. Je ne pense pas du tout que ces plateformes soient l’alpha et l’oméga de la liberté. Au contraire, la liberté est annihilée par toute cette cacophonie.

Inco forme 20.000 personnes par an

Nicolas Hazard est fondateur et président de la société Inco. Celle-ci a pour but d’accompagner le développement d’une économie plus inclusive et plus durable. L’entreprise agit sur plusieurs leviers. Elle mobilise des fonds pour investir directement dans des entreprises à fort impact social et/ou environnemental ; elle développe un réseau d’incubateurs (60 installés dans 50 pays) qui accompagnent un millier d’entrepreneurs par an ; elle forme des personnes éloignées du marché de l’emploi aux métiers de demain (industries digitales, technologies vertes, santé, etc.). L’an dernier, Inco a formé 200.000 personnes à travers le monde.

Inco n’est “pas encore” présent en Belgique. “Nous avons mené plusieurs programmes en Belgique mais nous ne les avons pas continués, précise Nicolas Hazard. Mais ça ne veut pas dire que nous n’en ferons pas à l’avenir.”

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