La Chine a-t-elle gagné? Comment Pékin profite de la crise du coronavirus pour renforcer son leadership mondial

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La Chine a été mise sur le banc des accusés pour avoir été le lieu d’origine du virus qui dévaste le monde. Mais elle pourrait paradoxalement en sortir plus puissante, soutenue par une économie mondialisée qui fait preuve de résilience.

La Chine est-elle en train de gagner ? Jusqu’il y a peu, beaucoup pensaient que la crise sanitaire l’avait reléguée parmi les perdants. Après tout, le pays était à l’origine du virus, il avait mis en place des mesures de traçage très critiquées et la crise avait porté un coup d’arrêt brutal à son objectif de créer une vaste classe moyenne, portée par une longue et forte croissance. La globalisation était à l’arrêt, portant un coup mortel à un pays qui est encore considéré comme l’atelier du monde. La Chine, porte-flambeau de la mondialisation, allait sombrer avec elle.

Mais en peu de semaines, et avec une crise devenue désormais mondiale, les modèles de chacun sont remis en question. Et finalement, entre le protectionnisme de Donald Trump et une Europe laborieusement à la recherche de son projet, on peut se demander, comme le faisait The Economist voici quelques jours, si la Chine, son pouvoir fort et sa place unique dans une économie mondialisée, n’est pas en train de remporter la manche : à l’exception pour l’instant de notre pays empêtré dans ses diverses couches de compétences, plusieurs Etats occidentaux songent à adopter le même système de traçage digital afin d’essayer de localiser les personnes contaminées et de les isoler pour protéger le reste de la population. Et puis, loin de signifier la fin de la mondialisation, la crise montre plutôt sa résistance.

Je ne crois pas à la relocalisation des chaînes de valeur : beaucoup d’entre elles ont l’Asie comme point d’ancrage. Or cette région du monde a montré qu’elle était un partenaire fiable. ” Samy Chaar (banque Lombard Odier)

” Cette crise n’amènera pas la fin du capitalisme, ni la fin de la mondialisation, même si ce discours est à la mode, confirme Samy Chaar, économiste en chef de la banque suisse Lombard Odier. Je ne crois pas à la relocalisation des chaînes de valeur : beaucoup d’entre elles ont l’Asie comme point d’ancrage. Or cette région du monde a été la première à se remettre au travail et a montré qu’elle était un partenaire fiable. ”

L’exemple des masques

Pour prendre la mesure de ce qu’implique la mondialisation, prenons l’exemple, à la mode, des équipements médicaux. Alors que les gouvernements européens connaissent des pénuries dans l’approvisionnement de masques, des voix se sont élevées pour réclamer une politique industrielle qui ramènerait les chaînes d’approvisionnement vers l’Union européenne. ” Emmanuel Macron a dit vouloir une ‘souveraineté européenne et nationale’ et une ‘indépendance totale’ dans certaines parties du marché médical. Certains représentants de l’industrie vont même plus loin et réclament une ‘souveraineté sanitaire’. Mais de telles politiques protectionnistes feraient plus de mal que de bien à l’Union européenne, affirme Niclas Poitiers, un économiste qui a rédigé, avec son collègue Sybrand Brekelmans du think tank Bruegel, un article qui montre l’importance pour l’Europe de conserver un marché ouvert, même dans ce domaine d’activités.

André Sapir, économiste:
André Sapir, économiste: “Il serait sage de constituer à l’avenir des réserves stratégiques pour les produits vitaux, à l’image de ce qui existe déjà pour les produits pétroliers.”© BELGAIMAGE

Certes, nous, Européens, sommes des importateurs nets des équipements de protection individuels nécessaires dans la lutte contre le virus. En 2019, l’Union a ainsi importé pour 17,6 milliards de dollars de ces biens et en a exporté pour 12,1 milliards de dollars. Mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt. ” Si l’on regarde la situation dans son ensemble, l’UE est l’un des leaders en termes de commerce de biens médicaux de haute technologie, observe Niclas Poitiers. En 2017, sa part des exportations mondiales de ces biens était de 29 %, soit près du double de la part de l’UE dans le total des exportations mondiales (15,2 %). L’UE est également un des principaux exportateurs de produits pharmaceutiques et de vaccins, représentant près d’un tiers des exportations mondiales dans ces deux catégories. ”

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Imaginons donc que les Européens décident de devenir complètement autonomes dans le domaine médical. ” Si l’Europe devait fermer ses frontières à la Chine, la Chine fermerait les siennes à l’Europe en représailles “, rappelle Niclas Poitiers, qui ajoute qu'” au niveau pharmaceutique, en dehors de l’Union européenne, il y a deux pays très importants : les Etats-Unis et la Suisse. Si l’on tient compte de la Suisse, on ne peut pas dire que l’Europe soit trop dépendante des laboratoires pharmaceutiques étrangers. Et puis, avoir des chaînes d’approvisionnement mondiales pour des produits qui ne sont pas de haute technologie soutient le développement d’entreprises pharmaceutiques sur les marchés émergents, ce qui entraîne une augmentation des retombées en matière de recherche et de compétences. Cela permettra de mieux faire face à la prochaine pandémie. La médecine moderne est très complexe, et le partage mondial de la recherche et du développement de médicaments et d’équipements présente des avantages considérables “, souligne encore l’économiste de Bruegel.

S’il y a un problème aujourd’hui, c’est au contraire un manque de coopération, abonde l’économiste André Sapir. ” Fournisseur important d’équipements de protection, la Chine a complètement joué le jeu, poursuit-il. Elle ne nous a pas menacés “. Certes, il y a eu de graves problèmes d’approvisionnement parce que la demande a de loin excédé l’offre. Des avions remplis de masques arrivaient dans un aéroport et l’arrivage était racheté par des Etats qui offraient davantage. ” Nous n’avons pas eu la capacité d’avoir une gestion de crise au niveau mondial, ni même européen, d’un certain nombre de produits vitaux, poursuit André Sapir. Il serait donc sage de constituer à l’avenir des réserves stratégiques pour ces produits, à l’image de ce qui existe déjà pour les produits pétroliers. On peut certes favoriser le fait d’avoir davantage de sources d’approvisionnement et d’assurer une véritable solidarité européenne. Mais de là à mettre en cause des chaînes de valeur, non… Autonomie ne veut pas dire protectionnisme. ”

Patrick Artus, économiste en chef chez Natixis:
Patrick Artus, économiste en chef chez Natixis: “Nous n’allons pas relocaliser les sèche-cheveux ou les chaussures. Nous assisterons à un phénomène beaucoup plus limité, s’apparentant à de la chirurgie.”© BELGAIMAGE

L’impossible démondialisation

Dépassons le cadre du marché pharmaceutique et penchons-nous sur les grands chiffres des échanges commerciaux de la Belgique avec le reste du monde. On observe deux points frappants.

La Chine a-t-elle gagné? Comment Pékin profite de la crise du coronavirus pour renforcer son leadership mondial

Le premier, c’est que notre balance commerciale est excédentaire : nous exportons davantage que nous importons. Le second, c’est que les trois quarts de nos échanges commerciaux se font avec l’Europe. En admettant donc que nous mettions en oeuvre une politique de relocalisation, elle serait limitée – on imagine mal une vague de relocalisations entre pays européens – et dommageable puisque nous perdrions davantage sur les exportations que nous ne gagnerions sur les importations.

Dans ce débat sur le rapatriement des chaînes de production chez nous, nous sommes pris entre deux feux, explique l’économiste en chef de la banque française Natixis, Patrick Artus. D’une part, les Etats et les entreprises désirent relocaliser certaines activités. Mais de l’autre, nous désirons conserver notre pouvoir d’achat. ” Or, un tiers des produits industriels que nous consommons est fabriqué dans les pays émergents, avec un coût qui est la moitié de celui pratiqué dans les pays de l’OCDE, rappelle Patrick Artus. Si nous relocalisions tout ce que nous avons délocalisé, il y aurait donc un tiers de la consommation (de produits industriels) dont le prix doublerait. Nous payerions environ 15% plus cher les ordinateurs, les voitures, les télécoms, le textile, etc. “. Une relocalisation massive serait donc inacceptable pour nos porte-monnaies. ” Elle serait aussi extrêmement inefficace, d’autant qu’il faut tenir compte non seulement de la hausse des coûts de production, mais aussi des coûts engendrés par la relocalisation, il faudrait reconstruire des usines “, ajoute Patrick Artus.

Nous pouvons relocaliser des activités à haute valeur ajoutée, notamment celles qui tournent autour de nos écosystèmes que sont la logistique, l’ingénierie mécanique, les sciences du vivant et l’agro-industrie.” Michel Kempeneers (Awex)

En outre, dans la pratique, une relocalisation générale des activités s’apparenterait à un jeu de mikado impossible. ” Nous vivons dans un monde interconnecté, rappelle Michel Kempeneers, COO overseas de l’Awex, l’Agence wallonne à l’exportation. Il ne serait pas évident de décider tout seul de relocaliser des activités sans tenir compte de toute la chaîne d’approvisionnement et de production, du début jusqu’à la fin. Les grandes sociétés qui dirigent le monde, qu’elles soient américaines ou chinoises, maîtrisent toutes les ramifications du digital et de l’industrie, en ce compris les matières premières, les plastiques, l’énergie parfois. Enormément d’activités ne sont pas en Belgique et se retrouvent dans des unités de multinationales un peu partout dans le monde. Cela ne s’est pas créé du jour au lendemain. ” Et Michel Kempeneers d’ajouter : ” Alors, vouloir aller en sens inverse et créer une chaîne complète en Belgique… .

Usine de fabrication de masques dans l'est de la Chine En 2019, l'Union européenne a importé pour 17,6 milliards de dollars d'équipements de protection individuels.
Usine de fabrication de masques dans l’est de la Chine En 2019, l’Union européenne a importé pour 17,6 milliards de dollars d’équipements de protection individuels.© BELGAIMAGE

Une relocalisation chirurgicale

Parler de déglobalisation après la crise sanitaire est donc ” une exagération massive, abonde Patrick Artus. Nous n’allons pas relocaliser les biens de consommation : textile, jouet, électroménager de base… Nous n’allons pas relocaliser les sèche-cheveux ou les chaussures. Nous assisterons à un phénomène beaucoup plus limité, s’apparentant à de la chirurgie, et correspondant à deux mouvements, un public et un privé. Côté public, les Etats poussés par les opinions sont cette fois-ci fermement décidés à relocaliser un certain nombre d’industries stratégiques, dans la pharmacie, les télécoms et les énergies renouvelables. Nous ne voulons pas dépendre de la Chine, de l’Inde ou de la Corée pour les antibiotiques, les relais télécoms, les batteries ou les piles à combustible. Une partie importante des plans européens portera sur ce type d’investissement. ”

” Du côté privé, poursuit l’économiste en chef de Natixis, j’ai été frappé lors de discussions avec les chefs d’entreprise du fait qu’ils pensent que les chaînes de valeurs mondiales sont certes efficaces et rentables, mais aussi trop dangereuses. Les composants chinois ne représentent peut-être que 1% de l’ensemble des composants d’une voiture européenne, et pourtant, dès l’apparition du coronavirus, cela a suffi à arrêter les chaînes de production. Dans quelques domaines tels les composants électroniques, l’automobile, les machines-outils, les entreprises européennes vont donc diversifier les risques et se réorganiser sur une base régionale. Je parle de trois grandes régions : les Amériques, l’Asie et l’Europe associée à l’Afrique du Nord. Pour réduire les coûts de transport et disposer d’un back-up, nous aurons une triple chaîne de valeur, mais cela ne concernera que très peu de domaines. ”

Michel Kempeneers confirme l’aspect ” chirurgical ” des relocalisations qui pourraient être envisagées. ” Nous pouvons relocaliser des activités à haute valeur ajoutée, notamment celles qui tournent autour de nos écosystèmes que sont la logistique, l’ingénierie mécanique, les sciences du vivant et l’agro- industrie. En revanche, ajoute-t-il, je ne suis pas convaincu que nous ayons intérêt à miser sur des filières à moindre valeur ajoutée, comme des produits en plastique ou des équipements de protection (masques ou autres). Que nous ayons des stocks stratégiques, entretenus et de qualité, bien entendu. Que nous ayons plusieurs filières d’approvisionnement pour ne pas dépendre que de la Chine, du Vietnam ou de la Corée, oui bien sûr. ” Et dans cette réorganisation, l’Awex entend jouer un rôle. ” Nous pouvons aider les entreprises à trouver d’autres sources d’approvisionnement pour qu’elles ne soient pas coincées, comme l’ont été ces dernières semaines celles qui dépendaient d’un ou deux fournisseurs asiatiques, souligne Michel Kempeneers. Le sourcing intelligent est une approche que l’Awex va développer dans les prochains mois. ”

D’ailleurs, la relocalisation en Europe ne résoudrait pas les problèmes de fragilité apparus lors de la crise sanitaire. ” Si un fabricant d’automobiles, de smartphones ou de jouets ne s’approvisionne pas de façon suffisamment diversifiée et ne constitue pas de stocks suffisants (économisant trop en pratiquant un just-in-time excessif), il perdra des parts de marché par rapport à ses concurrents et n’aura que ses yeux pour pleurer, note le prix Nobel d’économie Jean Tirole dans une tribune publiée récemment dans le quotidien français Les Echos. Gageons que, suite au Covid-19, les acteurs du secteur privé engageront de nouvelles réflexions quant à la diversification de leur approvisionnement. ” Mais, ajoute Jean Tirole, ce risque de rupture de chaîne peut provenir partout : de Chine mais aussi du fournisseur voisin. ” Le risque de disruption d’approvisionnement était en Chine en janvier, en France aujourd’hui “, dit-il.

La victoire des circuits courts

La crise ne favoriserait donc que quelques relocalisations dans les domaines stratégiques ou dans ceux qui présentent les chaînes les plus fragiles.Toutefois, elle pourrait aussi renforcer la popularité des ” circuits courts “, qui sont essentiellement présents dans l’industrie agroalimentaire.

La Chine a-t-elle gagné ? La réponse, finalement, dépend de la perspective temporelle que l’on adopte.

” Un système ultra-court, du maraîcher au consommateur, est certainement à encourager, ” observe François Heroufosse, general manager de Wagralim, le pôle de compétitivité wallon pour le secteur agroalimentaire. Certains métiers spécifiques pourraient profiter de cette tendance. ” Le domaine des protéines végétales nous intéresse beaucoup, poursuit François Heroufosse : il y a une forte hausse de la consommation, c’est une tendance de fond. L’Europe doit importer 30% de sa consommation, notamment le soja qui entre dans l’alimentation animale. Nous pouvons contribuer à une plus grande indépendance protéique de l’Europe, en développant la culture et la transformation de légumineuses. Nous y songions avant la crise, nous devons l’accélérer maintenant. ”

Le sud du pays a en effet des entreprises bien positionnées dans ce créneau comme la raffinerie tirlemontoise à Wanze, qui produit aussi du gluten de blé, ou Cosucra le spécialiste de la transformation des pois. La Wallonie est aussi le deuxième producteur européen d’épeautre, derrière l’Allemagne. ” L’idée est de transformer cet épeautre pour réaliser différents produits alimentaires, note encore François Heroufosse : des pâtes (Pastificio della Mamma à Herstal), des produits de boulangerie (Puratos), des boissons alcoolisées… Toute une série de produits de consommation humaine peuvent être pensés à travers une filière plus courte et néanmoins de taille industrielle. ”

Une victoire… à court terme

Revenons à notre question initiale. Dans ce monde où la globalisation ne sera pas remise fondamentalement en cause et où la relocalisation ne sera que très ponctuelle, la Chine a-t-elle gagné ? La réponse, finalement, dépend de la perspective temporelle que l’on adopte.

” A court terme, c’est évident, répond Patrick Artus. La Chine est sortie de la crise plus vite et mieux que nous. Le virus est désormais sous contrôle, en raison d’une organisation sociale très autoritaire mais très efficace. En outre, la Chine est assise sur une montagne d’épargne. Elle peut profiter de cette crise pour accroître son expansion internationale vers l’Europe du Sud, l’Afrique… “. C’est d’ailleurs ce qui fait peur en Europe. Ces derniers jours, encouragés par la Commission européenne, certains pays, comme la France (mais pas la Belgique), ont renforcé leur législation destinée à les protéger contre les prises de participation étrangères dans leurs industries à haute valeur ajoutée.

Toutefois, à plus long terme, la victoire chinoise n’est pas inscrite dans les astres. ” Sur le plan politique, le modèle chinois sera plus dur encore que le modèle antérieur, poursuit Patrick Artus. A moyen terme, le capitalisme chinois sera donc plus étatique et plus contrôlé. Il y a certes de très grandes entreprises technologiques en Chine – Alibaba, Tencent, Baidu, etc. – qui n’ont pas été créées comme des entreprises d’Etat, mais elles sont désormais sous contrôle étatique. Et cela pose donc une question importante : peut-on être un grand pays innovant avec un régime très autoritaire ? Face à un modèle californien de petites sociétés très innovantes qui peuvent devenir demain Google ou Apple, peut-on avoir une grande dynamique économique avec un tel contrôle étatique ? ” Et Patrick Artus d’ajouter : ” Je n’ai pas la réponse “.

Par Christophe De Caevel et Pierre-Henri Thomas.

“La mondialisation a trop souvent conduit à une concentration des risques d’une entreprise”

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Au palmarès de la relocalisation, la firme montoise I-Care mérite une place de choix. Cette entreprise, l’un des leaders mondiaux de la maintenance industrielle prédictive, vient en effet d’édicter un ” Familiy act “. Elle va dorénavant privilégier les fournisseurs qui ont un lien familial avec l’un de ses 450 employés. ” Ce n’est pas du protectionnisme, assure le fondateur et CEO Fabrice Brion. Nous suivrons cette politique dans tous les pays où nous sommes présents. Cela nous permettra de diversifier notre approvisionnement et c’est en outre une action très motivante pour le personnel. ”

I-Care est présent dans une dizaine de pays, des Etats-Unis à la Corée du Sud, et ouvrira donc la porte à des fournisseurs ” familiaux ” un peu partout dans une démarche que Fabrice Brion qualifie de ” glocale “, néologisme qui unit globalisation et local. ” Je reste un fervent défenseur de la mondialisation mais pas celle que nous avons connue ces dernières années, précise-t-il. Elle a trop souvent conduit à une concentration des risques d’une entreprise alors que nous devons au contraire chercher à partager ces risques. ” D’où l’idée de s’ouvrir à de nouveaux fournisseurs familiaux et de s’organiser de manière à élaborer des réponses globales, qui puissent être délivrées localement à des clients qu’ils soient à Mons (siège de la société), en Chine, aux Etats-Unis ou ailleurs.

Fabrice Brion est convaincu que le printemps 2020 laissera des traces et que les entreprises repenseront leurs lignes d’approvisionnement et de production. ” On a beaucoup parlé d’indépendance énergétique, maintenant on va parler d’indépendance industrielle, explique-t-il. Beaucoup d’entreprises ont été lourdement impactées par la rupture d’un maillon, parfois lointain, de leur chaîne d’approvisionnement. Quand des groupes comme Audi ou Mercedes voient des usines à l’arrêt à cause d’un seul fournisseur en rade, la réponse ne se limitera pas à un beau discours. ”

Jaloux de son indépendance

Cette évolution convient parfaitement à Fabrice Brion qui se qualifie, en riant, de ” vieux fermier borain “. ” J’ai toujours jalousé mon indépendance et évité, par exemple, de sous-traiter à tout va, dit-il. Il faut regarder au-delà de la rentabilité immédiate et veiller à ne pas être dépendant d’un fournisseur. ” La conviction du ” vieux fermier borain ” est si fermement ancrée qu’il songe à produire lui-même les masques de protection pour ses équipes. ” Avec 450 personnes qui doivent changer de masque trois fois par jour, l’investissement peut être assez vite rentabilisé, assure-t-il. La question des matériaux est évidemment délicate mais nous n’irons pas les chercher à l’autre bout du monde, il existe des producteurs en France et en Allemagne. ”

I-Care traverse la crise sans trop de casse et espère pouvoir récupérer dans les prochains mois la perte de chiffre d’affaires sur ce printemps (plus ou moins 15%). Quand on évolue dans l’industrie 4.0 et l’intelligence artificielle, il y a heureusement beaucoup d’opérations qui peuvent être conduites à distance. En outre, le hasard fait que Fabrice Brion était en février dans sa filiale italienne, près de Vérone. Il a vu de près l’impact du Covid-19 avant la plupart des Belges et a instauré les mesures de distanciation sociale et de télétravail dans son entreprise deux semaines avant le confinement. Ces deux semaines ont permis à I-Care d’anticiper la situation un peu mieux que d’autres. D’où la relative tranquillité (on a bien dit ” relative “) de son patron qui entend bien maintenir le rythme d’embauche d’un ingénieur par semaine et qui, surtout, prépare une levée de fonds afin de financer des acquisitions. Miser sur la croissance externe, peu d’entreprises wallonnes osent le faire. Par les temps qui courent, c’est encore plus réjouissant.

“Ceux qui parlent de relocaliser la production en Europe, ils rêvent”

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Peluches, puzzles en carton, jouets en bois, etc. Entre 50 et 60% de la production d’Egmont Toys vient de Chine. ” Quand les solutions européennes existent, nous les privilégions, confie Egmont Le Compte, fondateur de cette entreprise du Brabant wallon, active depuis 1994. Mais il n’y en a plus beaucoup dans le secteur du jouet. ” Portées par la tendance au circuit court, certaines entreprises songent néanmoins à relocaliser la production en Europe. Elles suivent en cela des consommateurs de plus en plus attentifs à la manière dont les objets sont produits. Enfin, attentifs… jusqu’au moment où on leur présente la facture. ” Nous devrions vendre nos peluches à 150 euros au lieu de 15-25 euros actuellement, affirme Egmont Le Compte. Cela peut aller pour quelques objets de collection, pour lesquels il existe encore une toute petite production en Europe, mais pas pour les peluches grand public. En outre, nous n’avons plus les connaissances, nous n’avons plus les machines, nous n’avons plus les ingénieurs en Europe. Même si nous voulions réimplanter une usine, nous aurions besoin des matériaux. Or, les tissus viennent d’Inde et de Chine… Ceux qui parlent de relocaliser la production en Europe, ils rêvent. ”

Egmont Toys est une micro-entreprise, avec cinq employés et 16 agents indépendants à travers le monde. Ils exportent en effet partout, majoritairement en Europe (60%) mais aussi aux Etats-Unis, en Australie, au Japon, à Hong Kong ou en Chine. Pour l’instant, tout est évidemment à l’arrêt. ” D’habitude, je reçois les échantillons de mes fabricants chinois en deux ou trois jours, maintenant, c’est plutôt deux ou trois semaines, reprend notre interlocuteur. Notre collection de fin d’année (période cruciale pour les jouets) ne sera prête qu’en septembre au lieu de juillet. Cela ne devrait pas être trop grave. ” Ce qui l’inquiète plus, c’est les risques de faillites sur toute la chaîne, des fournisseurs jusqu’aux détaillants, de l’Asie jusqu’à l’Europe. ” Dans notre secteur, beaucoup de sociétés vivent avec des marges très faibles, explique Egmont Le Compte. Nous avons une trésorerie qui nous permet de voir venir quelque temps mais ce n’est pas le cas de tout le monde. ” Depuis le confinement, il a constaté une nette hausse de commandes de la part de commerçants en ligne. ” La tendance était là, elle s’est accélérée et je ne pense pas qu’il y aura de marche arrière, conclut l’entrepreneur. En quelques semaines, la part de notre production destinée aux magasins en ligne est passée de 30 à 50%. ”

“Tout le monde doit réajuster ses chaînes d’approvisionnement”

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“Sans l’apport de nos partenaires chinois, ZenTech n’aurait jamais pu proposer si rapidement un test sérologique pour le Covid-19. ” Jean-Claude Havaux, CEO de la biotech liégeoise, ne parle pas de délocalisation ou de relocalisation mais de ” partenariat ” avec l’entreprise chinoise Zheda. ” Nous avons créé une joint-venture en 2015 et nous sommes de vrais partenaires, affirme-t-il. Nous prenons ensemble nos décisions stratégiques. Avant le confinement, j’y allais tous les deux mois. Nous avons noué une belle relation humaine, qui permet de mener des négociations correctes. Relocaliser d’autorité, ce serait un acte violent, pas un acte de partenaire. ” Les deux entreprises se complètent plutôt bien dans le domaine des tests sérologiques, l’une étant plus spécialisée dans les maladies immunitaires infantiles (ZenTech) et l’autre dans les allergies. Elles ont collaboré dès le mois de janvier, quand l’épidémie frappait durement la Chine, pour mettre au point ce kit de test, que les autorités fédérales belges ont tardé à valider. ” C’est cette collaboration qui nous a permis d’y arriver, insiste Jean-Claude Havaux. Il ne faut pas suivre les discours nationalistes qui veulent accuser les uns et les autres. Quand on fait cela, on n’avance plus. Regardez les Etats-Unis : petit à petit, ils se stérilisent mentalement et perdent en efficacité. ”

Le partenariat est d’autant plus intéressant que l’industrie chinoise est non seulement riche mais aussi très performante. ” Dire que la qualité de la production est meilleure en Europe, ce n’est certainement plus vrai aujourd’hui, estime Jean-Claude Havaux. Les connaissances technologiques, ils les ont. Et dans l’intelligence artificielle, ils ont atteint un niveau incomparable au nôtre. ”

ZenTech, qui réalise 90% de son chiffre d’affaires (4 millions d’euros) à l’exportation, a le regard résolument tourné vers le monde (Chine, Mexique, Indonésie, Philippines…) et n’envisage pas une seconde de remettre en cause ses partenariats chinois. Cela n’empêche toutefois pas Jean-Claude Havaux de réfléchir à ” la relocalisation intelligente ” de certaines activités. ” Tout le monde doit réajuster ses chaînes d’approvisionnement et réintroduire la notion de risque dans ses stratégies “, estime-t-il. C’est dans cet esprit, ainsi que dans un souci de réduire l’impact environnemental, que ZenTech essaie de diversifier ses fournisseurs et de regarder plus attentivement l’Europe. Il achète ainsi son dessicant (produit qui assèche et assure ainsi que le kit de dépistage soit sec) en France plutôt qu’en Chine. ” Mais je ne verrais pas tout relocaliser, précise-t-il. Si nous voulions faire cela, je ne suis de toute façon pas certain que nous pourrions trouver, ici, la main-d’oeuvre spécialisée dont nous avons besoin. Et si d’autres entreprises veulent relocaliser, trouveraient-elles, en Europe, du personnel prêt à effectuer des tâches de bas niveau ? On peut vouloir relocaliser l’industrie textile, mais va-t-on aussi relocaliser les conditions de travail inacceptables de certains ateliers asiatiques ? Je ne suis pas certain que les gens soient prêts à payer 50 euros pour un tee-shirt. ”

“N’oublions pas que la Chine, c’est aussi un marché”

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“L’économie est gouvernée par les lois de l’énergie “, a coutume de dire l’économiste américain Jeremy Rifkin. Et c’est peut-être par l’énergie que la relocalisation de l’économie se concrétisera. John Cockerill le constate à travers ses hydrolyseurs, des équipements de production d’hydrogène vert. ” Nous disposions d’une source de production unique en Chine mais nous sommes en train de travailler sur des projets de fabrication en Europe, sans doute en France ou en Belgique “, confie Jean-Luc Maurange, le CEO de John Cockerill.

Cette réflexion préexistait à la crise du Covid-19 et pourrait connaître maintenant un coup d’accélérateur, grâce notamment aux souhaits des donneurs d’ordres, de plus en plus sensibles à une production en Europe. ” Ce secteur va devenir stratégique dans la transition énergétique et cela me paraît judicieux d’avoir cela aussi en Europe, poursuit Jean-Luc Maurange. Mais il est clair que cela ne se fera pas au même prix qu’en Chine. Cela doit être pris en compte dans l’évaluation économique des projets. ” Ces donneurs d’ordre, généralement publics, ont été marqués par l’expérience des panneaux photovoltaïques. Ceux-ci ont été largement subsidiés mais ils n’ont guère profité à l’économie locale, les équipements étant pour la plupart importés de Chine. Avec l’hydrogène vert, une attention plus grande aux retombées industrielles locales devrait être de mise et la crise du Covid-19 renforce encore cette attention.

Ce mouvement de relocalisation pourrait-il se généraliser ? ” Des réflexions vont être menées sur les chaînes d’approvisionnement, sur les possibilités de sources alternatives, répond le patron de John Cockerill. Il y avait une grande tendance au mono-sourcing et je pense que nous allons reconsidérer cela. ” Il estime toutefois que ce mouvement aura ” ses limites “. La première est évidemment économique : si des entreprises occidentales ont décidé de produire en Chine, c’est parce que cela coûtait moins cher. Avant de relocaliser, il faudra évaluer jusqu’à quel point les clients accepteront de payer un peu plus pour des biens ou des équipements fabriqués en Europe. ” La seconde limite, c’est que la Chine est aussi un marché, poursuit Jean-Luc Maurange. Dans la sidérurgie, l’aéronautique ou les énergies renouvelables, c’est un client dont les besoins sont supérieurs à ceux des Etats européens, surtout quand ceux-ci agissent de manière fragmentée. La taille de marché, elle est là-bas. Quel serait le sens de vouloir produire en Europe quelque chose qui pourrait très bien être fabriqué en Chine pour le marché chinois ? ”

L’avantage d’un groupe multi-sectoriel

Le groupe John Cockerill espère réussir à traverser la crise sans trop de dégâts. Sa trésorerie lui permet de voir venir pendant une douzaine de mois et sa diversification à la fois sectorielle et géographique l’aide à compenser ici ce qui se détériore là-bas. ” Etre multi-secteur est plutôt avantageux dans les circonstances actuelles, estime notre interlocuteur. D’autant que, face à des mastodontes, nous conservons cette agilité qui permet de bouger relativement vite. ”

La diversité géographique peut toutefois aussi se retourner contre ce type d’entreprise. ” Nous le savions mais la crise a fait apparaître plus nettement encore le fait que nous agissions dans une supply chain mondialisée, explique Jean-Luc Maurange. Les équipements que nous concevons et vendons sont composés de morceaux localisés à travers le monde. En début d’année, nos installations chinoises ne pouvaient plus alimenter, ou avec retard, nos chantiers sur les différents continents. Maintenant, nous avons le phénomène inverse : la Chine repart mais des soucis en Espagne et en Italie nous bloquent. ”

On l’a vu, cette situation va peut-être pousser John Cockerill à revoir ses chaînes d’approvisionnement. La gestion des stocks pourrait aussi être repensée. ” Tout le monde travaille en flux tendus, dans un souci d’efficacité et de gestion du cash, reprend Jean-Luc Maurange. Cela avait du sens il y a 10 ou 15 ans quand l’argent coûtait cher. Mais aujourd’hui, ne faudrait-il pas reconstituer des stocks stratégiques, même si cela impacte nos ratios financiers ? Vous imaginez qu’une boîte comme Apple peut se retrouver dans l’incapacité de produire des téléphones à plus de 1.000 euros parce qu’elle n’a pas de stocks de puces électroniques à quelques centimes… ”

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