L’écran comme seule technique de vente pour les vendeurs?

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Christophe Charlot
Christophe Charlot Journaliste

Les forces de vente de toutes nos entreprises ont, comme beaucoup de métiers, été contraintes de totalement adapter leurs techniques pour trouver de nouveaux clients et leur vendre des produits et services. Sous l’effet du confinement ou de la crainte des rencontres, les réunions par vidéo se sont imposées. Mais vont-elles perdurer? Et comment bien les pratiquer?

“On n’est pas dans la jungle mais plutôt dans le far west: tout reste à définir et les nouvelles méthodes gagnantes se dessinent actuellement.” C’est en ces termes que Laurent De Smet, coach spécialisé dans la vente et auteur des capsules d’apprentissage Dr Sales, définit la période dans laquelle évoluent les commerciaux de toutes les entreprises aujourd’hui. Condamnés à abandonner les rencontres avec les prospects et les séances de networking depuis le début de la crise sanitaire, les vendeurs ont rapidement cherché des solutions pour pouvoir continuer à assurer leur job. Et comme dans pas mal d’autres métiers, le digital s’est imposé comme la solution de secours aux poignées de mains interdites et aux présentations en face à face. Les réunions par Zoom et autres systèmes vidéo ont donc remplacé les visites chez les clients.

Après avoir goûté aux solutions numériques de vente derrière un écran, les entreprises voudront-elles revenir en arrière?

Bien sûr, les commerciaux n’ont pas attendu le coronavirus pour adopter des techniques digitales comme la prospection via les réseaux sociaux, les appels à distance, le CRM (client relationship management, gestion de la relation client) et autres applications mobiles susceptibles de les aider dans leur quotidien. Mais pour nombre d’entre eux, la vente était surtout faite d’un subtil mélange de solutions à distance et de rencontres physiques, lors de réunions, de démos ou de réseautage. Le coronavirus a changé la donne et a imposé le numérique dans l’ensemble des étapes, de la prospection à la signature des contrats. “Pour certains segments de notre marché, essentiellement les clients de plus petite taille, la vente pouvait déjà se faire via le digital, explique Jean-Louis Van Houwe, CEO de la société de chèques-repas électroniques Monizze. Mais ce n’était pas le cas pour les grandes entreprises de plus de 100 personnes chez qui il fallait envoyer les commerciaux. La crise a changé cette donne et même les plus grosses boîtes ont été contraintes d’accepter les réunions à distance et les téléconférences.”

Les gens n’accepteront les rencontres physiques que s’ils y voient une vraie valeur ajoutée.

Certains observateurs, comme Laurent De Smet, s’attendent à ce que cette période troublée durant laquelle les vendeurs ont dû redéfinir les contours de leur job marque le début d’une nouvelle ère dans le domaine de la vente. Après avoir goûté aux solutions numériques derrière un écran, les entreprises voudront-elles revenir en arrière? Selon une série d’experts, pas de retour possible: la crise sanitaire aurait définitivement fait bouger les lignes. C’est que vendre à distance offre quelques beaux avantages. A commencer par les économies de temps et d’argent sur les déplacements.

S’il était possible, “avant”, de réaliser trois ou quatre rencontres physiques sur une journée, les appels vidéos permettent, quant à eux, d’enchaîner plus de réunions commerciales. Donc d’être plus productif. Se téléporter serait devenu le nouveau super-pouvoir des vendeurs. “A une époque, on considérait qu’un commercial qui restait au bureau n’était pas productif parce qu’il n’était pas en clientèle. Aujourd’hui, la tendance s’inverse: bosse-t-il assez s’il est sur la route?”, s’amuse Laurent De Smet. Rien de nouveau, rétorqueront certains habitués: l’ inside-selling (la vente sans quitter le bureau) existe depuis des années et n’a jamais empêché les poignées de mains et les rencontres.

Laurent De Smet
Laurent De Smet© PG

Poignées de mains pour toujours?

Philippe Szombat, fondateur & CEO de Brightbiz qui forme et coache des vendeurs, se montre, lui, convaincu que malgré la généralisation du télétravail et l’adoption toujours plus grande des outils de communication à distance comme Zoom, Teams ou Skype, l’écran ne remplacera jamais les rendez-vous physiques. “Pendant encore un an ou deux, l’effet de la crise sanitaire continuera de se faire sentir et cela soutiendra l’usage de la vidéo, prédit l’expert. Pour certains types de ventes, d’ailleurs, on n’aura plus besoin de rencontre physique dès lors que la vidéo et le téléphone permettent de vendre aussi bien tout en réalisant une économie. Cela s’appliquera à certaines catégories de produits. Mais ensuite, on verra que dans un certain nombre de cas, pour des ventes plus complexes, des rencontres physiques s’imposeront à nouveau si la valeur ajoutée de l’humain se fait sentir.” Ce que Laurent De Smet, alias Dr Sales, ne contredit pas: “Des commerciaux vont continuer à voir les clients dans certains circonstances et l’on va certainement sacraliser la rencontre”. Il évoque l’exemple d’Odoo, scale-up du digital qui vend des logiciels de gestion pour entreprises: la firme propose des tests en ligne et la possibilité de souscrire à des abonnements en ligne. “Pourtant, un commercial va vous appeler pour vous proposer une démo et une prise de contact.” Lesquelles peuvent, pour les grands comptes, se faire en présentiel. “Mais petit à petit, enchaîne Laurent De Smet, la vision purement productiviste va s’imposer. Et je pense que de manière générale, de plus en plus de gens vont s’interroger sur la plus-value des réunions. Les gens n’accepteront les rencontres physiques que s’ils y voient une vraie valeur ajoutée.” Or, à en croire le spécialiste, plus rien n’échappe à la digitalisation: de la prospection à la signature du contrat en passant par la phase – en apparence plus complexe – de démonstration, tout peut se faire à distance.

On entre dans un monde où l’écosystème commercial va devoir se tenir très au fait de toutes les nouveautés.”

Laurent De Smet,coach spécialisé dans la vente

“Unboxing” à distance pour produits physiques

En ce compris des démonstrations de produits physiques. En effet, certains commerciaux ont, par exemple, fait parvenir des échantillons de produits à leurs prospects en amont d’une réunion par vidéo interposée. Le but? Leur proposer un unboxing (comprenez un déballage de la boîte) en temps réel, pendant que le commercial apporte des explications. Imaginez un vendeur de produits d’alimentation: pourquoi ne pas envoyer une sélection des produits à ses futurs acheteurs en leur proposant une dégustation durant la rencontre par vidéo, ou utiliser de la réalité virtuelle pour plonger le prospect dans une situation de découverte “quasi-réelle”?

Jean-Louis Van Houwe
Jean-Louis Van Houwe© PG

C’est qu’aujourd’hui, le digital s’insinue avec toujours plus de puissance dans l’ensemble des fonctions de la vente. Et cela dès l’étape de la prospection où le social selling (trouver des prospects au travers des réseaux sociaux) est devenu monnaie courante, jusqu’au closing de la vente par la signature à distance. Ces outils, permettant aux forces de vente des entreprises de rentrer des contrats en restant (en théorie) 100% derrière leur écran, s’accompagnent néanmoins d’une tendance potentiellement dangereuse pour ceux qui ne la comprendraient pas. “On entre dans un monde où l’écosystème commercial va devoir se tenir très au fait de toutes les nouveautés”, prédit Laurent De Smet. Les recettes, tout comme les outils digitaux à utiliser, vont désormais évoluer en permanence en fonction des nouveautés numériques et des nouveaux comportements, de nouveaux outils vont arriver et chasser les nouveaux. “Cela change fortement la donne dans un monde qui n’y était pas tellement sensible jusqu’ici, reconnaît l’expert. Les commerciaux vont faire face à une technicité supplémentaire et il leur faudra surveiller les outils en permanence et se former pour rester à la page. Cela peut créer une nouvelle forme d’anxiété.”

Beaucoup de jeunes commerciaux n’ont pas forcément la possibilité de travailler de chez eux de manière aisée ou professionnelle.”

Jean-Louis Van Houwe (Monizze)

Complications dues aux écrans

Reste, à en croire les spécialistes, que les entreprises qui permettront à leurs commerciaux de maîtriser les nouveaux codes de la vente à travers un écran et la combineront adéquatement aux techniques physiques obtiendront de meilleurs résultats. Cela implique aussi une certaine clairvoyance par rapport aux difficultés et aux freins liés à la vente à distance. Car bien sûr, le digital offre de nombreux avantages mais il peut recèler aussi certains chausse-trapes et inconvénients. Philippe Szombat, de Brightbiz, en identifie un certain nombre.

“Le succès de la vente dépend traditionnellement de trois grands moteurs, souligne-t-il. La motivation des vendeurs, l’organisation de la vente et l’acte de vente à proprement parler, depuis la prospection jusqu’au closing d’un deal. Or, ces trois moteurs sont impactés lorsque l’on vend derrière un écran. Cet écran et la distance peuvent avoir un impact réel sur les vendeurs: les commerciaux sont souvent motivés par les rencontres réelles et il faut s’assurer qu’ils puissent trouver cette motivation sans cette rencontre avec les clients.” L’organisation, quant à elle, est forcément chamboulée: il faut trouver un lieu pour travailler de manière professionnelle, se montrer pro et inspirer la confiance. “C’est une vraie problématique, soutient Jean-Louis Van Houwe, de Monizze. Beaucoup de jeunes commerciaux n’ont pas forcément la possibilité de travailler de chez eux de manière aisée ou professionnelle: ils n’ont pas tous une pièce dédiée, ont une épouse ou un bébé à la maison, etc. Il s’agit d’impossibilités physiques réelles.” Quant à l’activité de vente elle-même évoquée par Philippe Szombat, “en passant par l’écran, il faut avoir conscience que dans un certain nombre de cas, cela allonge le cycle de vente”.

Philippe Szombat
Philippe Szombat© Virginie B

Autre complication: le lien des commerciaux avec l’entreprise pour laquelle ils travaillent. “Une vraie problématique se situe au niveau sanitaire psychologique, insiste le CEO de Monizze. L’impact de la vente à distance sur le mental des équipes ne doit pas être pris à la légère. On ne peut pas laisser les équipes éclatées à distance, se contenter de répartir les leads uniquement via le CRM, en pensant que cela n’a pas d’impact. L’humain n’est pas un robot. Aussi, cela implique l’adaptation des processus internes et l’organisation bien plus régulière de réunions d’équipes, même à distance, pour garder le lien, conserver l’esprit de l’entreprise et l’esprit de la vente.” Reste que le patron, comme pas mal de spécialistes, s’attend à un basculement massif de la vente via les canaux numériques. Mais certains créneaux pourraient bien faire de la résistance: “Les ventes complexes et les secteurs très traditionnels constitueront inévitablement des exceptions au tout numérique, prédit Philippe Szombat. Et certains types de deals stratégiques ou très onéreux nécessiteront le présentiel. Ne serait-ce que par principe: certains patrons vont interpréter la vente à distance comme une approche cheap et risquent d’avoir l’impression qu’on ne les considère pas assez”.

Pour des ventes plus complexes, des rencontres physiques s’imposeront à nouveau si la valeur ajoutée de l’humain se fait sentir.”

Philippe Szombat (Brightbiz)

Les entreprises et les commerciaux qui tireront leur épingle du jeu seront, on l’a bien compris, ceux qui parviendront à trouver le bon équilibre entre le présentiel et le numérique, qui déploieront les bonnes techniques et dénicheront les bons outils en soutien aux ventes. Car, encore une fois, le numérique n’est pas une fin en soi et ne solutionne pas, de manière magique, tous les problèmes.

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