L’e-commerce alimentaire peut-il sauver les supermarchés?
Alors que l’e-commerce alimentaire n’est pas encore rentable pour les distributeurs, il pourrait dépasser la part de marché des hypermarchés et des magasins de proximité en Belgique. Les distributeurs multiplient les investissements et développent la livraison à domicile.
Le mot d’ordre? Facilité, flexibilité et croissance. Voici la motivation principale des distributeurs qui investissent dans l’e-commerce. Delhaize, Carrefour, et maintenant Colruyt… C’est simple: (presque) tout le monde s’y met. La part de l’e-commerce alimentaire est relativement limitée, même si “tout le monde s’attend à ce que la croissance atteigne les 15% mais on ne sait pas quand exactement”, explique Gino Van Ossel, professeur à la Vlerick Business School. Si cette croissance se vérifie, la part de marché de l’e-commerce dépasserait celle des hypermarchés et des magasins de proximité en Belgique. “Ce qui explique les efforts des distributeurs pour être présents sur ce secteur”, dit-il.
L’e-commerce alimentaire a pratiquement doublé sur une période de deux ans.
La Belgique a connu une croissance sans précédent du commerce en ligne de denrées alimentaires lors de la crise sanitaire. Si notre pays est encore à la traîne, comparé à ses voisins français, allemands ou néerlandais (seulement 8% des Belges effectuent des achats alimentaires en ligne, contre 30% des Français et 25% des Allemands), ce segment a pratiquement doublé sur une période de deux ans.
Cette croissance a rebattu les cartes pour les acteurs de la grande distribution, qui ont donc dû adapter leur stratégie. L’enseigne Colruyt Group vient d’ailleurs d’annoncer le déploiement d’un nouveau service de livraison à domicile dans les régions de Bruxelles et Anvers. “C’était nécessaire pour ne pas perdre des parts de marché face à Carrefour et Delhaize qui étaient déjà actifs dans la livraison à domicile“, précise Gino Van Ossel. Dans ce domaine, Delhaize est précurseur puisque l’enseigne livre à domicile depuis déjà 1989 avec Caddy Home qui permettait de passer sa commande par téléphone (les prix étaient cependant plus élevés qu’en magasin). La conciliation vie de famille et vie professionnelle, le recours au télétravail et l’évolution de la technologie bousculent chaque jour un peu plus les habitudes des consommateurs. “La crise sanitaire a joué un rôle important également“, ajoute Wim van Edom, chief economist de Comeos. Les clients recherchent la facilité. “Ils attendent que leur magasin leur fasse gagner du temps”, explique Roel Dekelver, porte-parole de Delhaize Belgique.
Résultat, le service de courses en ligne ne cesse de gagner en popularité. Et l’ensemble des distributeurs interrogés l’assure: le commerce en ligne permet de gagner des clients. “Aujourd’hui, nous constatons un ralentissement de la croissance spectaculaire survenue au début de la pandémie, mais le nombre de nouveaux clients continue d’augmenter. Ce qui signifie que les consommateurs ont bel et bien pris goût aux services de courses en ligne”, analyse Leen De Dobbeleer, responsable innovation de Collect&Go, la plateforme en ligne de Colruyt. Chez Delhaize, la livraison à domicile représente aujourd’hui 50% du volume e-commerce, prouvant l’intérêt pour ce type de service, le reste étant du click & collect.
La livraison dépasse le “click & collect”
L’e-commerce alimentaire s’est développé grâce au click & collect, formule qui permet aux clients de sélectionner en ligne les produits désirés avant d’aller les chercher dans un point de retrait, sans faire la file à la caisse donc. Un service privilégié d’entrée car moins coûteux que la livraison à domicile. “Mais aujourd’hui c’est bien dans la livraison que se situe la plus grosse croissance“, analyse Gino Van Ossel. En France, elle pèse désormais plus que le drive, comme nos voisins appellent le click & collect. Elle représente 10,7 milliards d’euros quand le drive, aussi en croissance, en pèse 9.
Tous les acteurs de la grande distribution tiennent un discours similaire, insistant sur la complémentarité entre magasins physiques et e-commerce et la nécessité de ne pas les opposer. “Il n’y a aucune raison de penser que l’e-commerce va cannibaliser la vente des magasins physiques”, ajoute Arnaud Lesne, innovation director de Carrefour Belgique. Aujourd’hui, le client est omnicanal. Les données disponibles de Delhaize ne disent pas le contraire. “Les clients ne sont pas 100% numériques et continuent de se rendre dans les magasins physiques”, assure Roel Dekelver.
Et ce n’est pas un hasard si les centres de distribution, où sont préparées la plupart des commandes de Delhaize, Colruyt et Carrefour se situent actuellement sur l’axe Bruxelles-Anvers, respectivement à Puurs, Londerzeel et Willebroek. Cette zone est stratégique pour les distributeurs. “Non seulement la densité de population y est très élevée mais le pouvoir d’achat très important, précise le professeur de la Vlerick. Ce sont deux éléments essentiels pour accélérer la croissance.” La densité de population permet de distribuer des volumes importants et donc de diminuer les coûts.
Un système rentable?
Ceci étant, l’e-commerce est loin d’être rentable pour les distributeurs de produits alimentaires car les frais logistiques ne sont pour le moment pas facturés entièrement aux clients. Mais si les supermarchés ont longtemps attendu avant de se lancer dans l’e-commerce alimentaire et la livraison à domicile à cause du manque de rentabilité, tous sont convaincus de l’investissement sur le long terme. “On ne lance pas un service pour perdre de l’argent”, précise Leen De Dobbeleer.
“C’est une bataille structurelle où, pour le moment, tout le monde perd de l’argent mais où il est possible de gagner des clients, poursuit Gino Van Ossel. Delhaize a gagné des parts de marché grâce à ce système.”
Est-ce que cela deviendra rentable un jour? La réponse est oui. Les deux coûts principaux résident dans la préparation des commandes et celui de la livraison. “La technologie va permettre d’optimiser et d’améliorer l’efficacité de gestion et de préparation des commandes”, ajoute le spécialiste. Ensuite, les volumes ne vont faire qu’augmenter, ce qui réduira les coûts de livraison.
Difficile équation pour le hard discount
Mais tous les distributeurs ne sont pas logés à la même enseigne. Si Aldi et Lidl figurent parmi les leaders européens du foodretail, ils restent à la traîne dans l’e-commerce alimentaire. Les hard discounteurs ont pu grandir parce qu’ils ont été capables de perfectionner à l’extrême le concept de libre-service rentable. Mais ils perdent ce leadership en matière de coûts lorsqu’il s’agit du online, selon un rapport de LZ Retailytics. La raison est simple: Lidl et Aldi sont des magasins secondaires pour la majorité des consommateurs. Cela signifie qu’ils ne sont pas l’endroit privilégié pour l’ensemble des courses mais uniquement pour certains produits. “L’offre de ces magasins est différente de celle des distributeurs traditionnels, rappelle Gino Van Ossel. Le consommateur s’y rend parce que c’est bon marché.”
C’est une bataille structurelle où, pour le moment, tout le monde perd de l’argent mais où il est possible de gagner des clients.” – Gino Van Ossel (Vlerick Business School)
Partout en Europe, l’e-commerce est un grand défi pour les hard discounteurs puisque les coûts de livraison se révèlent trop élevés au regard de la valeur des articles. “Pour ces magasins, c’est encore plus difficile d’être rentable”, souligne l’expert. Certes Lidl est tout de même présent dans ce segment, mais uniquement pour le non-alimentaire.
Mobilité douce, croissance de demain
Tous les distributeurs n’ont toutefois pas choisi les mêmes formules. Par exemple, si la gestion et la préparation des commandes sont un service qui reste internalisé, la livraison du magasin vers le client ne l’est pas forcément.
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Carrefour a, par exemple, développé ShipTo, une plateforme de personal shopper qui livre grâce à des vélos cargos en 90 minutes. Le distributeur a également mis en place des partenariats avec des plateformes de livraison comme Deliveroo, Uber Eats et Just Eats. “Ces partenariats permettent d’assurer une solution e-commerce pour les magasins qui n’ont jamais développé le drive, comme les Carrefour Express“, précise Arnaud Lesne. D’autant que ces magasins sont généralement ouverts plus tard que les hypermarchés et permettent donc de couvrir une plage horaire plus large. “Notre métier n’est pas la logistique, on fait donc appel à des professionnels”, ajoute-t-il.
Colruyt aussi combine différentes formules. En plus de 500 drivers, anciennement appelés “voisins livreurs”, un service qui fait appel à des livreurs particuliers, l’enseigne complète son offre de livraison à domicile avec 20 livreurs en interne. “On vise les 50 pour l’année prochaine”, précise Leen De Dobbeleer. Colruyt assure ses livraisons à bord de véhicules roulant au CNG (gaz naturel) “qui rejettent beaucoup moins de substances nocives que les véhicules roulant au diesel ou à l’essence, ajoute la responsable. Un moteur au CNG émet environ 75% de particules fines et d’oxydes d’azote en moins qu’un moteur à diesel ou à essence”.
Pour Delhaize, “être les premiers à s’être lancés dans la livraison à domicile a permis d’avoir une certaine avance par rapport aux concurrents et de développer la logistique”, poursuit Roel Dekelver. L’entreprise fait également appel à Urbike, une start-up belge qui propose aux entreprises des services de livraison à vélo pour tout type de marchandises. Cette option est privilégiée pour les magasins situés dans des lieux difficilement accessibles en voiture (dans les métros notamment) ou interdits au trafic de transit, comme certaines zones de Bruxelles. L’avantage du vélo cargo est qu’il évite de devoir adapter en profondeur la chaîne logistique. “Cela permet d’éviter les embouteillages mais aussi les contraintes de circulation”, explique Renaud Sarrazin, le cofondateur d’Urbike. La solution proposée permet également de décarboner l’environnement. “Non seulement on améliore la qualité de l’air mais on évite la pollution sonore.”
Preuve que la livraison à domicile a le vent en poupe et concerne tout le monde, le magasin The Barn BioMarket, l’enseigne qui s’est donné pour mission de démocratiser l’alimentation bio à Bruxelles, a également lancé un service de livraison à domicile. Elle fait également appel à une start-up belge, Proxideal, devenue son partenaire exclusif. “On est les premiers à proposer des grosses courses dans un délai de deux heures, au même prix que dans le magasin”, ajoute Andréa Englebert, cofondateur. Le partenariat a commencé par le magasin d’Ixelles et sera prochainement étendu aux autres magasins. “On reçoit des dizaines de commandes par jour.”
L’e-commerce alimentaire sauvera-t-il alors les supermarchés? Ce qui est sûr, c’est que si la croissance de la livraison se vérifie, ceux qui n’auront pas saisi l’opportunité risquent bien d’y laisser des plumes… ou des parts de marché.
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