L’Allemagne, baromètre de la Belgique

Inauguration par le chancelier Olaf Scholz, entouré de ses ministres de l'Economie et des Finances, du terminal méthanier de Wilhelmshaven, le 17 décembre. © belgaimage
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

L’économie allemande a mieux résisté cet hiver. Les prévisions divergent pour 2023. Une certitude: la bonne santé de notre voisine est vitale pour nous. Et son modèle peut nous inspirer.

L’économie belge est fortement dépendante de l’économie allemande. Quand le soleil brille à Berlin et dans la Ruhr, les sourires se font jour dans nos entreprises. Paradoxalement, le modèle allemand ne fait pas toujours recette auprès des politiques francophones, même si Paul Magnette, président du PS, avait préconisé en 2010 un… rattachement de la Wallonie à l’Allemagne, une formule plutôt teintée de dépit à l’égard de la Flandre que d’enthousiasme pour notre voisine de l’est.

Le choc énergétique consécutif à l’agression russe de l’Ukraine a amplifié ces ressentis. La dépendance de l’Allemagne à l’égard du gaz russe a été vilipendée. La menace sourde d’une forte récession chez nos voisins a fait frémir nos dirigeants et industriels. Parmi les dégâts collatéraux de ce séisme géopolitique, l’avenir économique de l’Allemagne serait malmené, à court terme du moins.

Ce pays d’essence protestante privilégie la compétitivité des entreprises par rapport au bien-être des ménages.

Or, depuis mi-décembre, les relevés montrent une plus grande résilience annoncée de l’économie allemande. On ne parle plus de récession mais d’une stagnation pour 2023. L’industrie locale, fortement énergivore, se réinvente plus vite que prévu, le moral des patrons repart à la hausse et le dynamisme de l’économie repose désormais sur d’autres piliers: services, recherche, nouvelles technologies… C’est une bonne nouvelle pour la Belgique et la preuve que cette période difficile peut être surmontée. Une source d’inspiration, aussi?

Soutien public

“Ce n’est pas de l’optimisme forcené, souligne Etienne de Callataÿ, cofondateur et économiste en chef d’Orcadia Asset Management. Cela correspond à une réalité: l’Allemagne se porte mieux que prévu. Cela témoigne aussi du fait que derrière chaque information, il ne faut certes pas occulter les mauvaises nouvelles mais également voir les bonnes. Pour la Belgique, c’est plutôt un soulagement parce que nous sommes, globalement, un sous-traitant de l’Allemagne.” Ce pays de 82 millions d’habitants est le premier partenaire économique de la Belgique et le deuxième de la Wallonie, rappelle l’Agence wallonne à l’exportation et aux investissements étrangers (Awex).

“Pour l’Allemagne, l’explosion des prix de l’énergie était une mauvaise nouvelle en raison de sa dépendance à l’égard du gaz russe, rappelle Etienne de Callataÿ, mais aussi à cause du poids de l’industrie: le secteur manufacturier représente encore un quart de l’économie. Finalement, le scénario noir que certains imaginaient n’a pas eu lieu. La guerre menée par le président russe Vladimir Poutine est un désastre humain mais elle a contraint l’Europe et l’Allemagne à réagir et à accélérer la transition énergétique.”

Réorientation des liens énergétiques

Le gouvernement Scholz a décidé d’un plan de 200 milliards d’euros pour soutenir son économie. Il a réorienté ses liens énergétiques et prolongé le charbon et le nucléaire pour devenir indépendant de la Russie tout en misant sur l’hydrogène. L’industrie à forte intensité énergétique a diminué sa production.

Mais cette baisse, c’était quelque chose qui était souhaité pour économiser du gaz, précise au Monde Oliver Falck, de l’Institut de recherche économique allemand (Ifo): “Il semble que certains grands groupes se servent de la crise actuelle pour justifier un désinvestissement qu’ils effectuent en fait depuis des années en raison de la transition énergétique, laquelle a un coût”.

L'Allemagne a autorisé l'agrandissement de la mine de charbon de Lützerath, un choix contesté par les écologistes.
L’Allemagne a autorisé l’agrandissement de la mine de charbon de Lützerath, un choix contesté par les écologistes.© belgaimage

Destruction créatrice

“Cette crise de l’inflation impose des choix clairs, prolonge Etienne de Callataÿ. Les économistes parlent de destruction créatrice. C’est une expression violente, c’est vrai: il faut être pervers comme un économiste pour y voir quelque chose de positif. Mais l’économie a besoin de faillites d’entreprises comme une forêt a besoin d’arbres morts. Une partie de l’inflation vient aussi du fait que les consommateurs changent leurs comportements, tandis que les entreprises s’adaptent. Cela induit aussi des modifications positives: l’économie a besoin de changement!”

Le modèle du Mittelstand

L’économiste Bruno Colmant, professeur à l’ULB et à l’UCLouvain, insiste sur les fondements mêmes du système allemand qui ont permis au pays de faire preuve de résilience. Et qui pourraient inspirer la Belgique même si le modèle, d’essence protestante, est difficilement transposable.

“L’Allemagne a effectivement maintenu un très haut niveau d’industrialisation avec un secteur qui représente encore 23% du PIB, contre 10% en France et 17% chez nous, et elle a souffert des coûts élevés de l’énergie, souligne- t-il. Mais son atout, c’est ce Mittelstand mis en place au fil du temps, ce maillage de grandes et petites entreprises avec une propriété et une gouvernance uniques et le plus souvent familiales.” Trois caractéristiques distinguent ce Mittelstand: le propriétaire de l’entreprise exerce une influence personnelle décisive, il assume la gestion du risque et l’entreprise est autonome financièrement.

Ordolibéralisme

“Dans le modèle allemand, le libéralisme et l’entrepreneuriat sont accompagnés d’une grande coopération et d’une vision communautariste typiquement protestante, poursuit Bruno Colmant. On mutualise la recherche et le développement.” Le pays repose aussi sur le fameux “ordolibéralisme”, un courant de pensée libéral selon lequel la mission économique de l’Etat est de créer et de maintenir un cadre normatif permettant la “concurrence libre et non faussée” entre les entreprises.

“Ce pays d’essence protestante privilégie la compétitivité des entreprises par rapport au bien-être des ménages, souligne encore l’économiste. C’est un peu l’équivalent du trickle-down américain (une théorie du ruissellement selon laquelle l’enrichissement des plus riches permet de nourrir l’économie, Ndlr). Cette logique les rend sans doute plus malléables pour faire face aux crises. La collectivité soutient le développement. Ce n’est pas forcément toujours vertueux sur le plan social. L’ordolibéralisme fut aussi à l’origine des grandes réformes du marché du travail il y a une vingtaine d’années, sous l’égide de Peter Hartz, directeur du personnel de Volkswagen. Cela allait très loin dans la flexibilisation du travail, là encore en privilégiant les besoins des entreprises. Dans l’absolu, c’est une façon de conserver la compétitivité, ce n’est pas la prospérité également partagée.”

Depuis 15 ans, il n’y a plus eu de grande réforme. II y a un manque de digitalisation, d’infrastructures, d’investissements…”

C’est d’ailleurs ce qui avait refroidi Paul Magnette, président du PS, qui avait évoqué en 2010, de façon provocatrice, l’idée d’un “rattachement de la Wallonie à l’Allemagne”, mais il n’avait pas insisté tant cela renvoyait précisément à cette flexibilité du travail. “Bien qu’ayant une grande frontière avec ce pays, la Wallonie ne s’inspire guère de ce modèle allemand, dit Bruno Colmant. Les liens sont bien plus naturels avec la Flandre: l’ordolibéralisme y trouve davantage sa place.”

Merci la météo !

“L’Allemagne a résisté bien mieux que prévu et la récession de cet hiver est moins forte qu’annoncé après les grosses craintes de l’été dernier, c’est vrai, acquiesce Carsten Brzeski, économiste en chef d’ING Allemagne. Mais les avis divergent fortement au sujet des perspectives de reprise pour 2023.” Selon ce connaisseur de l’économie allemande, cela témoigne précisément de l’ambiguïté du modèle.

“Si la récession a été moins importante que prévu, c’est aussi dû au facteur chance, grâce à la météo clémente qui a permis de maintenir les prix de l’énergie à un niveau raisonnable, explique-t-il. Le soutien public massif décidé par le gouvernement a également joué un rôle important. Le modèle allemand autorise-t-il aussi davantage de résilience? Il est vrai que ce maillage de l’économie permet d’amortir le choc de la crise grâce à une grande responsabilité et une approche solidaire.”

Mais si certains en tirent pour conclusion que l’économie allemande devrait amorcer une reprise rapide en 2023, Carsten Brzeski se montre davantage prudent: “La relance de l’économie risque d’être bien plus difficile. Si l’on prend la production industrielle, par exemple, nous sommes aujourd’hui encore de 5% en dessous du niveau de la pandémie de 1999. Les entreprises énergivores ont perdu 13% de leur activité, c’est d’autant plus préoccupant que l’on continuera à avoir des prix de l’énergie plus élevés qu’auparavant en raison de la guerre en Ukraine et de la transition énergétique. La reprise consécutive à la pandémie a nourri la demande en 2022, mais cet effet devrait s’atténuer en 2023.”

On fait souvent référence aux réformes initiées sous Schröder mais depuis une quinzaine d’années, il n’y a plus eu de grande réforme.

Bref, en Allemagne comme dans toute l’Europe, bien des signaux restent à l’orange foncé. L’économiste d’ING Allemagne souligne aussi que le choc géopolitique actuel devrait engendrer un ralentissement de la globalisation et une diminution du commerce mondial. “Cela signifie qu’il conviendra de rapatrier des productions au niveau national. Ce peut être une bonne nouvelle, à terme, mais cela signifie à court terme des investissements importants et la nécessité de reconstruire une chaîne d’approvisionnement. C’est forcément coûteux.”

Pas un modèle de changement rapide

Or, c’est là que le modèle allemand, vertueux face aux tempêtes ou quand la conjoncture est optimale, devient moins performant, selon lui. “Ce n’est pas un modèle idéal pour les changements rapides. On fait souvent référence aux réformes initiées par Peter Hartz lors de l’ère Schröder mais depuis une quinzaine d’années, il n’y a plus eu de grande réforme. Il y a un manque de digitalisation, d’infrastructures, d’investissements…” La gestion de la chancelière Angela Merkel est souvent critiquée pour avoir été trop conservatrice sur le plan économique.

L’Allemagne serait, au fond, à un tournant. “L’industrie locale n’est pas en déclin mais en transition, elle va évoluer vers un modèle plus intense en connaissances”, souligne Oliver Falck (Ifo). “La crise a servi d’accélérateur, il y a une pression bien plus forte sur les technologies d’avenir, précisait au Monde Helmut Schönenberger, directeur de la pépinière de start-up de l’université de Munich. En tout état de cause, la Belgique devra suivre cela d’un oeil très attentif en 2023.

“Peut-être devrait-on changer notre benchmarking et accorder une attention plus particulière à l’Allemagne”, estime Bruno Colmant. Parce que notre voisin est bel et bien notre baromètre économique.

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