E-commerce: comment la Belgique peut rattraper son retard
Alors que la crise booste le commerce en ligne, notre économie pourrait bien ne pas en profiter. Depuis quelques années, les centres logistiques (et les emplois qui vont avec) fleurissent à nos frontières. Des acteurs étrangers, mais aussi belges, qui décident de délocaliser pour profiter d’un contexte plus favorable. Comment inverser la tendance ?
> Lire la suite de notre dossier: E-commerce: votre “webshop” en 30 minutes ? Oui mais…
L’annonce a résonné comme un coup de tonnerre dans le petit monde du retail. Le 9 novembre prochain, Collishop, la plateforme d’e-commerce non alimentaire du groupe Colruyt, fermera boutique. L’un des plus grands – et plus anciens – joueurs en ligne du pays qui cesse ses activités, voilà qui interpelle. Certes, Colruyt ne tire absolument pas un trait sur l’e-commerce. Certaines catégories de produits vendues précédemment sur Collishop le seront dorénavant via les sites spécialisés du détaillant de Hal (Dreamland, Dreambaby, MyConfort24, etc.). Mais la fin de Collishop sonne tout de même comme un aveu d’échec pour celui qui ne sera finalement jamais parvenu à créer ce dont il avait toujours rêvé : une place de marché 100% belge.
Une réflexion globale sur l’organisation du marché du travail est primordiale.”
Dominique Michel, CEO de Comeos
“D’autres sites étrangers sont devenus beaucoup plus grands, nous ne pouvons pas le nier, reconnaît Dieter Struye, directeur général non food de Colruyt Group. Chez Collishop, nous n’étions ni généralistes ( dans le sens de place de marché, Ndlr), ni spécialistes. Nous souhaitons aujourd’hui nous spécialiser dans certaines catégories et en abandonner d’autres comme l’électro.”
Parmi ces fameux “sites étrangers devenus beaucoup plus grands”, on retrouve bien évidemment Amazon, mais aussi les pure players néerlandais Bol.com et Coolblue qui écoulent leurs produits chez nous depuis leurs entrepôts XXL situés aux Pays-Bas, privant notre pays d’un nombre important d’emplois. Autant d’acteurs avec lesquels Collishop n’est jamais parvenu à rivaliser, que ce soit en termes d’assortiment ou de délais et de frais de livraison. C’est que ces derniers jouissent chez nos voisins de contextes législatifs davantage propices à l’exercice du commerce en ligne, notamment en matière d’organisation du travail.
17.500 emplois ont été captés par les centres logistiques situés à proximité de nos frontières, selon Comeos.
Résultat ? Notre pays est littéralement encerclé par les centres logistiques qui poussent comme des champignons juste au-delà de nos frontières (voir notre infographie). Des acteurs étrangers, dont certains considèrent la Belgique comme une simple extension de leur marché national, mais pas que… En réalité, la nationalité de l’e-commerçant n’est pas un critère pertinent pour comprendre cette dynamique. Certains joueurs étrangers continuent en effet d’opérer leur logistique e-commerce en Belgique, tandis que des acteurs belgo- belges décident de délocaliser.
Au total, d’après Comeos (fédération belge du commerce et des services), pas moins de 17.500 emplois nous fileraient ainsi entre les doigts. Alors que la crise a fait exploser les ventes en ligne, le risque est donc bien là que notre pays n’en profite absolument pas comme il se doit. Pourtant, si la Belgique a certainement déjà raté le premier train de l’e-commerce, il lui est tout à fait possible de rattraper son retard. “Le gouvernement examinera les causes de la faible présence dans notre pays de centres de distribution dans le cadre de l’e-commerce”, est-il timidement écrit dans l’accord du nouveau gouvernement De Croo. Voici quelques pistes concrètes pour inverser la tendance.
1. Flexibiliser l’organisation du travail
Afin d’éviter que les entreprises aillent chercher ailleurs la flexibilité nécessaire à l’exercice de leurs activités d’e-commerce, il semble tout d’abord nécessaire de leur fournir cette flexibilité en Belgique. “Une réflexion globale sur l’organisation du marché du travail est primordiale, affirme Dominique Michel, CEO de Comeos. Dans l’e-commerce, il est important de pouvoir s’adapter très rapidement pour pouvoir répondre, par exemple, à un afflux de commandes. Il faut pouvoir adapter les horaires de travail, travailler à d’autres moments de la journée, changer plus rapidement de site, exercer d’autres tâches, etc. Nous ne réclamons absolument pas un système à l’anglaise complètement dérégulé. Il faut des balises. Cela doit se faire avec des volontaires et un certain nombre d’heures de travail minimum doit être respecté, mais il faut sortir du carcan de la loi de 1978 sur le travail. Aujourd’hui, dès qu’un sujet devient délicat, des permanents syndicaux externes interviennent et imposent une vision qui n’a rien à voir avec celle des entreprises. Nous voulons au contraire replacer la concertation sociale au sein des entreprises.”
Nous n’avons pas raté le train de l’e-commerce du futur. Il y a aujourd’hui un vrai combat à mener sur la digitalisation et l’automatisation des courses alimentaires, sur la consommation de produits locaux.”
Pierre-Alexandre Billiet, CEO de Gondola
Dans l’accord de gouvernement, on peut lire que l’exécutif “fixe, en consultation avec les partenaires sociaux, les conditions dans lesquelles des dérogations à la durée normale du travail et au temps de travail peuvent être introduites pour les entreprises disposant d’une délégation syndicale ou organisant des élections sociales, et ce dans le respect de la législation sur le temps de travail”. Et quelques lignes plus bas : “le gouvernement se penchera avec les partenaires sociaux sur l’opportunité d’une modification de la réglementation sur le travail de soirée et de nuit”.
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Le travail de nuit, c’est justement l’un des grands enjeux de l’e-commerce. Il permet en effet de reculer l’heure de bouclage des commandes et d’avoir le temps de préparer ces dernières en vue d’une livraison le lendemain. Cela afin d’être compétitif face aux joueurs opérant depuis nos frontières, qui bouclent souvent le passage des commandes à minuit.
Durant la dernière législature, la procédure d’introduction du travail de nuit dans le cadre de l’e-commerce a fait l’objet d’un assouplissement. Celui-ci consiste à permettre à une entreprise où il existe une délégation syndicale d’introduire un régime de travail comportant des prestations de nuit (entre minuit et 5h) – à ne pas confondre avec le travail de nuit dans son ensemble qui s’étend en Belgique de 20 h à 6 h – via une convention collective de travail “normale” et non une convention collective conclue avec toutes les organisations représentées dans la délégation syndicale. “Certaines entreprises sont parvenues péniblement à un accord, mais elles sont peu nombreuses, regrette Dominique Michel. De plus, la ‘nuit belge’ commence à 20 h alors que nous souhaiterions que celle-ci débute légalement à 24 h comme c’est le cas aux Pays-Pas.”
Une vision qui n’est, on l’imagine, pas partagée côté syndical. “Pointer la législation est un faux problème, affirme Myriam Delmée, présidente du SETCa. Le cadre législatif pour l’introduction du travail de nuit dans l’e-commerce existe et nous avons d’ailleurs obtenu plusieurs accords. La réalité, c’est que nous ne croulons pas sous les demandes. Il faut savoir que beaucoup d’entreprises confient la préparation des commandes à des acteurs spécialisés. Et dans le secteur de la logistique, le travail de nuit est autorisé depuis des années.”
2. Garantir des conditions de concurrence équitables
Il s’agit ensuite d’harmoniser les obligations imposées aux e-commerçants belges et étrangers. Outre, notamment, le paiement de la cotisation environnementale Recupel et l’obligation de récupérer les anciens articles qui n’incombent qu’aux acteurs opérant en Belgique, il y a tout l’aspect fiscal. “Si vous achetez le même frigo sur une plateforme belge ou sur la marketplace d’Amazon, vous pouvez parfois constater d’importantes variations de prix”, explique Dominique Michel. Il s’agit en fait d’un différentiel de TVA, les plateformes n’étant à ce jour pas obligées de contrôler que leurs vendeurs tiers appliquent bien la TVA du pays dans lequel ils écoulent leurs produits. Certains n’appliquent même aucune TVA du tout.
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Une directive européenne rendant les plateformes responsables du paiement de la TVA par leurs vendeurs devrait entrer en vigueur en juin prochain, après avoir été plusieurs fois reportée. La Belgique devra alors la transposer. “Des mesures seront prises pour créer des conditions de concurrence équitables entre entreprises belges et étrangères avec les mêmes contrôles et dans le respect de la législation belge (par exemple en ce qui concerne l’e-commerce)”, peut-on lire dans l’accord de gouvernement. “Ce qui est à craindre, c’est que les contrôles ne suivent pas par manque de moyens et d’expertise, relève Damien Jacob, fondateur du cabinet conseil Retis spécialisé en e-commerce. La crise a pourtant renforcé le problème de manière considérable. Dans certaines catégories comme les drones ou les jouets électroniques, et je pense notamment à AliExpress, la fraude se monte à plusieurs centaines de millions d’euros en Belgique. Il faudrait mettre les moyens pour repérer et sanctionner cette fraude et ainsi retrouver une saine compétition.”
Fnac-Vanden Borre peut travailler de nuit, mais…
Le spécialiste français de l’électro et des produits culturels mise plus que jamais sur la Belgique pour la préparation de ses commandes en ligne. Le groupe a d’ailleurs ouvert un nouvel entrepôt à Willebroek il y a deux ans. Fnac-Vanden Borre est en fait parvenu à conclure un accord avec les syndicats pour travailler après minuit. Un accord dont l’entreprise n’avait pas encore fait usage avant la crise. “Nous l’avons activé pendant le confinement, face à l’afflux de commandes, explique Charles-Henri de Maleissye, managing director pour la Belgique. Nous avons pu atteindre cet accord car nos partenaires sociaux ont compris l’intérêt d’évoluer dans le contexte concurrentiel qui est le nôtre, mais il s’agit d’un accord très coûteux et nous ne travaillons plus après minuit aujourd’hui. Nous n’en avons pas les moyens.”
Si les dernières commandes peuvent être passées jusqu’à 22h30, elles sont donc préparées jusqu’à minuit, ce qui est faisable lorsqu’elles ne sont pas trop nombreuses. A noter qu’un des concurrents directs de Fnac-Vanden Borre, le pure player néerlandais Coolblue, permet de passer commande jusqu’à minuit. “Pendant le confinement, ce sont les pure players opérant leur logistique depuis les pays voisins qui ont profité du boom de l’e-commerce, assure notre interlocuteur. De notre côté, nous espérons une prise de conscience au niveau belge. Il est clair qu’il faut des garde-fous, mais il faut aussi éviter la rigidité. L’e-commerce nécessite de la flexibilité.”
3. Faire passer les Gafa à la caisse
Enfin, Comeos plaide pour l’instauration d’une ” taxe Gafa “, ces géants du numérique (Google, Amazon, Facebook et Apple) qui ont de manière générale bien profité de la crise. ” Je n’ai rien contre ces groupes, affirme Dominique Michel. Mais il est facile de faire de l’innovation quand vous ne payez presque pas d’impôts. L’idéal serait une taxe au niveau de l’OCDE. Toutefois, si cela n’aboutit pas, il faudra un accord au niveau belge. ” L’accord de gouvernement le stipule : ” Une forme de taxation numérique doit voir le jour “. C’est un accord au niveau européen ou de l’OCDE qui sera privilégié, mais notre pays avancera seul dès 2023 si rien ne se concrétise à plus large échelle.
Nous ne trouvons pas assez de profils adaptés aux métiers de l’e-commerce.”
Vincent Rousseau, CEO de Paprika
Voilà donc différentes pistes qui devraient permettre à la Belgique de se repositionner sur la carte de l’e-commerce. Pour certains experts, toutefois, il faut dès à présent voir plus loin, et surtout se poser les bonnes questions. ” Les mesures de flexibilité sont en quelque sorte le minimum olympique à atteindre, explique Pierre-Alexandre Billiet, CEO du média professionnel Gondola. Mais veut-on vraiment rattraper le train en récupérant les emplois précaires des Pays-Bas ? Je pense qu’il faut surtout laisser ces jobs aux autres pays et plutôt se battre pour la partie valorisante de l’e-commerce. En réalité, dire que nous avons raté le train de l’e-commerce est d’après moi une vision relevant de l’ancienne économie. Nous avons certes raté le train de l’achat et de la vente de produits en ligne, notamment parce que la demande locale n’était pas encore là. Mais nous n’avons pas raté le train de l’e-commerce du futur. Il y a aujourd’hui un vrai combat à mener sur la digitalisation et l’automatisation des courses alimentaires, sur la consommation de produits locaux, etc. Personne ne connaît mieux l’e-commerce local que nos distributeurs, qui disposent en outre d’une mine d’informations sur leurs clients à grâce à leurs programmes de fidélité. Enfin, n’oublions pas d’envisager le cycle d’un produit dans sa globalité, qui ne s’arrête pas à la vente. Nous sommes aujourd’hui dans l’économie du réemploi, de la location, etc. La Belgique a une carte à jouer en la matière ! ”
Paprika a délocalisé sa logistique aux Pays-Bas
Depuis quatre ans, toutes les commandes en ligne de l’enseigne belge de mode spécialisée dans les grandes tailles sont préparées outre-Moerdijk. Paprika a en effet confié sa logistique e-commerce au spécialiste mondial Ingram Micro, qui dispose d’entrepôts chez nos voisins du nord, notamment. “La Belgique n’attire pas suffisamment d’acteurs très professionnels de la logistique, explique Vincent Rousseau, CEO de Paprika. C’est entre autres dû à une législation sociale peu favorable et à des charges très élevées. En ce qui nous concerne, nos plus gros marchés en ligne sont aussi les Pays-Bas, l’Allemagne et la France. Nous devons donc disposer d’une logistique adaptée, flexible et à coût raisonnable.”
Pour notre interlocuteur, il est primordial que la Belgique mène une réflexion globale sur le potentiel de l’e-commerce. “Il faut une approche volontariste et à l’écoute des acteurs de terrain, dit-il. Notre pays a énormément d’atouts : très bien situé, proche de toute une série de marchés de consommation, il dispose d’un réseau routier dense et très bien connecté, de beaucoup de terrains pour la construction de centres logistiques, etc. Il faut maintenant que le politique se saisisse du problème, tout comme le monde de l’enseignement. Nous ne trouvons en effet pas suffisamment de profils adaptés aux métiers de l’e-commerce, que ce soit le marketing digital, la gestion des flux, etc. Nous devons souvent reformer nos nouveaux collaborateurs.”
Decathlon vogue entre deux eaux
Alors que l’entrepôt logistique belge du spécialiste du sport devait tout un temps servir de lieu central d’expédition de commandes vers la Belgique et les pays voisins, on semble très loin de ce scénario aujourd’hui. Si plus de 50% des volumes e-commerce de Decathlon à destination de notre pays sont encore préparés à Willebroek, une partie des commandes belges sont dorénavant aussi expédiées depuis l’Allemagne et les Pays-Bas. Les commandes express, nous dit-on. Comprenez : celles devant être livrées dès le lendemain et nécessitant donc d’être empaquetées de nuit.
Depuis 2018, le groupe français est en discussion avec les syndicats en vue d’introduire du travail de nuit dans son entrepôt belge mais aucun accord n’a été trouvé à ce stade. “Les permanents syndicaux externes sont les seuls à pouvoir donner leur accord, déplore Koen Tengrootenhuysen, directeur du développement immobilier de Decathlon Belux. Il n’est pas logique que l’avis de nos délégués internes ne suffise pas. La plupart de nos collaborateurs sont pourtant prêts à travailler de nuit et il s’agit, en outre, toujours de volontaires. Mais les permanents externes bloquent ! Nous avons déjà un handicap salarial en Belgique (les salaires sont 25 à 30% plus chers que chez nos voisins), il faut donc à tout prix introduire des mesures de flexibilité au niveau de l’organisation du travail. Je ne dis absolument pas que les patrons doivent décider de tout sans collaboration avec les employés, mais je pense que les décisions doivent être prises au sein de l’entreprise.”
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