Austérité: attention à bien positionner le curseur

L'austérité a des vertus: "Nous le voyons bien avec l'environnement: c'est parce que la vie est chère que nous changeons de comportement. Nous avons besoin d'une forme de sobriété". © GETTY IMAGES

Alors que les taux remontent et que les dettes grossissent, le débat sur la réduction des dépenses publiques prend de l’ampleur.

Grande crise financière, crise de la zone euro, crise sanitaire, crise énergétique et guerre en Ukraine… Depuis 2008, les Etats ont dépensé sans compter. Jusqu’il y a peu, le financement de ces efforts n’était pas trop douloureux: les taux d’intérêt frôlaient le plancher. Mais avec leur remontée, les comptables publics commencent à grimacer. Le sujet est particulièrement aigu chez nous car la Belgique fait partie du groupe des mauvais élèves budgétaires, cumulant un déficit et un endettement très élevés. Et nous voilà donc forcés de reparler d’austérité.

“La question est de savoir si un Etat peut indéfiniment vivre au-dessus de ses moyens, explique Philippe Ledent, senior economist chez ING Belgique et chargé de cours à l’UCLouvain. C’est possible dans certaines circonstances, lorsque les ménages dégagent une épargne qui finance le train de vie de l’Etat. Le Japon a un des endettements les plus élevés au monde (en pourcentage du PIB) mais cette dette est financée par une forte épargne des ménages au point que l’économie japonaise, dans son ensemble, continue de financer le reste du monde.” Il existe alors une sorte d’équilibre dans lequel l’épargnant finance un Etat dont tout le monde est conscient qu’il ne remboursera pas ses dettes. Cela tient tant que l’on aura confiance dans la capacité des ménages à financer cette dette dans le futur.

La délicate question de l’impact

“Nous avons connu cela en Belgique de 1944 à 1962, rappelle Philippe Ledent. A cette époque, une loi imposait aux banques d’investir 65% de leurs dépôts en dette publique. Les deux tiers de l’épargne des ménages étaient donc redirigés vers l’Etat qui avait une source de financement stable et croissante puisque nous étions dans les Trente Glorieuses.” Et bien plus tard, lors de la crise de la zone euro, lorsque les marchés ont voulu attaquer la Belgique, ils ont été très vite calmés par le gouvernement Leterme qui, en lançant un emprunt sur lequel les épargnants belges se sont rués, a montré que la Belgique avait une épargne suffisamment abondante pour financer ses dépenses.

Oui, un Etat peut vivre au-dessus de ses moyens, mais en faisant attention à ce que ses créanciers ne prennent pas peur, ni aujourd’hui, ni dans le futur.” Philippe Ledent (ING)

En revanche, un problème commence à se poser si les ménages commencent à moins épargner ou si la charge de la dette, en raison de la hausse des taux, grandit de telle sorte que l’équilibre est compromis. “Si l’Etat continue à vivre au-dessus de ses moyens, si les ménages abaissent leur taux d’épargne et si le compte courant du pays commence à entrer en territoire négatif, cela signifie qu’il faut aller chercher des financements à l’extérieur, explique Philippe Ledent. Vous êtes donc à la merci du risque qu’un jour, ces sources de financement extérieures ne veuillent plus vous financer.” C’est ce qui s’est passé, par exemple, en Argentine ou dans les pays asiatiques à la fin des années 1990, ou plus récemment avec la Grèce.

Débat très disputé

Cela ne signifie pas qu’un Etat ne puisse pas un moment vivre au-delà de ses moyens, ajoute Philippe Ledent. “C’est même recommandé afin de lancer la mécanique de développement. Mais vous ne pouvez pas le faire indéfiniment et, surtout, vous devez avoir l’espoir, en le faisant, d’une croissance économique future et donc de recettes fiscales futures.” On entre là dans le débat, technique et très disputé, de la question du multiplicateur de dépenses publiques: comment l’activité économique d’un pays varie-t-elle lorsque ce dernier augmente ou diminue les dépenses budgétaires?

Si on estime qu’une réduction des dépenses aura un impact faible sur l’économie, on est davantage tenté de jouer la carte de l’austérité. En revanche, si on pense qu’une hausse des dépenses publiques va fortement doper la croissance, l’Etat sera tenté de s’endetter. Mais si cet Etat s’endette et que l’impact sur la croissance est faible, le ciel s’assombrit: “Alors, les créanciers de l’Etat commencent à douter. Et à ce moment-là, l’austérité s’impose à vous”, constate Philippe Ledent.

Expansionnisme vs inégalités

Cette vision économique de l’austérité est toutefois contestée par certains qui voient dans l’austérité un concept plus politique. Des économistes ont ainsi développé la notion d’austérité expansionniste. Ils estiment que sabrer dans les dépenses publiques est une cure nécessaire, quasiment morale, d’autant plus salutaire qu’elle ramènera assez vite l’économie vers une plus grande tonicité. Alberto Alesina, un économiste italien, s’était ainsi présenté devant les ministres européens des Finances réunis à Madrid en avril 2010 pour décider des mesures de disciplines budgétaires imposées à la Grèce. Il avait alors affirmé que “de nombreuses réductions de déficit budgétaires, même des réductions sévères, avaient été immédiatement suivies par une croissance soutenue plutôt que par une récession, et cela même à très court terme”.

Face aux tenants de l’austérité expansionniste, il y a ceux qui estiment que l’austérité n’a aucun effet bénéfique et serait même une “idée dangereuse”, pour reprendre l’expression de l’économiste Mark Blyth. Son livre sur l’austérité, distingué par le Financial Times comme un des meilleurs de l’année 2013, montre au travers de nombreux exemples que plutôt que d’asseoir les bases d’une croissance future, l’austérité a plutôt accru les inégalités de revenus et éteint la croissance.

“Imposer une austérité salariale et restreindre la quantité de monnaie en circulation appauvrit les travailleurs et mène aux mouvement sociaux”, abonde Bruno Colmant, professeur à l’UCLouvain et à l’ULB. Il rappelle les années mouvementées de la République de Weimar (1919-1933), prélude à l’avènement du régime nazi, et souligne la différence d’approche qui existe entre les Etats-Unis et l’Europe en ce domaine.

Aux Etats-Unis, si l’on excepte la crise de 1929, l’austérité n’a jamais été une contrainte car la circulation monétaire contribuait à la prospérité générale. En revanche, l’austérité est restée ancrée en Europe en raison de la prégnance de l’ordolibéralisme allemand des années 1930. “Il a façonné la Bundesbank et a mené à une politique monétaire restrictive et moraliste, poursuit Bruno Colmant. Nous avons fait de l’austérité un argument de discipline de l’économie dont le bien-fondé n’a jamais été prouvé.”

On se braque trop sur les chiffres alors que ce qui est véritablement important pour la société est d’avoir des institutions qui fonctionnent.” Etienne de Callataÿ (Orcadia)

“Dans la critique de l’austérité, je ferais une distinction, note pour sa part Etienne de Callataÿ, cofondateur et chief economist du gestionnaire d’actifs Orcadia. D’un côté, il y a les partisans de la théorie monétaire moderne (qui veut que l’Etat puisse s’endetter de manière importante pour financer ses besoins puisqu’au final, il contrôle l’émission de monnaie, Ndlr). Je ne m’inscris pas dans ce courant parce que c’est s’y rendre tributaire de ceux qu’on n’aime pas. C’est se jeter dans la gueule des agences de notation car avec une dette élevée, vous êtes à la merci de vos créanciers. Si vous n’aimez pas le capitalisme, ne vous faites pas financer par le marché des capitaux…”

“Et puis, il y a un autre courant, poursuit Etienne de Callataÿ, dans lequel je m’inscris, qui est celui notamment d’Olivier Blanchard.” En 2019, cet ancien économiste en chef du Fonds monétaire international qui présidait alors l’Association américaine des économistes avait expliqué que la dette publique n’est pas importante aussi longtemps que la croissance économique reste supérieure aux taux d’intérêt. “A ce titre, la situation de ces 12 derniers mois fut à la fois bonne et mauvaise“, constate Etienne de Callataÿ. Bonne parce que l’inflation a fortement rogné le poids du stock de la dette existante. Mauvaise parce que la hausse des taux (consécutive à ces pressions inflationnistes) renchérit la charge de la nouvelle dette qui doit être financée.

Trop de “numérologie”

“Je n’aime ni la discipline budgétaire à tout crin, ni les discours laxistes, continue l’économiste en chef d’Orcadia. Je pense que ces deux extrêmes se trompent parce que l’un et l’autre cèdent à ce que j’appelle la numérologie. On se braque trop sur les chiffres alors que ce qui est véritablement important pour la société est d’avoir des institutions qui fonctionnent. Je préfère un Etat avec un déficit un peu plus important mais avec des écoles plus efficaces et équitables plutôt qu’une absence de déficit mais avec des écoles qui ne préparent pas les jeunes au monde de demain. Ce qui me rend prudent face à l’austérité, c’est aussi qu’elle pousse à des privatisations, positives dans certains cas mais pas toujours, et qu’elle peut freiner des changements importants, comme la transition énergétique.”

Mais cela ne signifie pas que tout soit permis. Car l’austérité a des vertus. “Nous le voyons bien avec l’environnement: c’est parce que la vie est chère que nous changeons de comportement. Nous avons besoin d’une forme de sobriété. Nous avons aussi besoin d’examiner l’efficacité de la dépense. S’il n’existe pas de discipline budgétaire, on se contente de réinjecter de l’argent dans un système qui, au final, n’est peut-être pas le bon.”

Et diminuer les impôts au préalable pour se mettre dos au mur et être forcé de faire des mesures d’économie n’est pas non plus la bonne méthode. “C’est pourtant ce que nous avons connu avec le gouvernement Michel et son tax shift, dit Etienne de Callataÿ. Avant de penser à diminuer les impôts, il faut avoir l’honnêteté intellectuelle de penser à comprimer les dépenses.”

En résumé donc, avec aujourd’hui un taux d’épargne des ménages qui baisse, des taux qui remontent, une croissance encore faible et un risque d’effet boule de neige, une cure d’austérité paraît inévitable. “Tout le monde a compris que l’austérité bête et méchante n’était pas la solution, conclut Philippe Ledent. Est-ce pour autant qu’il faut adopter une vision presque marxiste et vouloir avoir un secteur public encore plus important avec un déficit plus élevé financé par l’épargne des ménages et, si ce n’est pas suffisant, par davantage de taxation? Je ne crois pas. Je pense que la solution consiste plutôt à trouver un équilibre judicieux: oui, un Etat peut vivre au-dessus de ses moyens, mais en faisant attention à ce que ses créanciers ne prennent pas peur, ni aujourd’hui, ni dans le futur. Et cela signifie qu’il faut faire très attention à bien positionner le curseur des dépenses publiques.”

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