La taxonomie européenne va changer le monde de l’investissement durable

© GettyImages

Cette législation aura des conséquences importantes sur la manière de commercialiser des fonds durables, obligeant les entreprises et les sociétés de gestion à ventiler précisément la composition de leurs portefeuilles.

Le 20 novembre dernier, la Commission européenne a publié son projet de liste d’activités “vertes” et durables, dans le cadre de la législation visant à établir une taxonomie européenne. C’est une nouvelle étape dans la mise en place de cette réglementation qui va bouleverser fondamentalement la manière dont l’industrie des fonds va distribuer des produits visant un impact sur le changement climatique, et plus généralement l’ensemble des fonds durables commercialisés dans l’Union européenne.

Trois composantes

La taxonomie européenne est constituée de trois parties, qui visent à établir un dictionnaire détaillé de l’ensemble des activités durables situées dans l’UE.

Premièrement, l’activité concernée doit apporter une contribution importante à l’un des six objectifs environnementaux, à savoir :

– la lutte contre le changement climatique ;

– l’adaptation au changement climatique ;

– la protection de l’eau et des ressources marines ;

– la transition vers une économie circulaire ;

– le contrôle et la prévention de la pollution ;

– la protection et la restauration de la biodiversité et des écosystèmes.

Seul le premier de ces points comporte des objectifs fixés, à savoir une réduction des émissions de carbone de 50% à 55% d’ici 2030 et la neutralité carbone à l’horizon 2050 ; tandis que les autres points n’ont pas encore d’objectifs spécifiques.

La deuxième étape réside dans le fait de ne pas avoir un impact négatif sur l’un des autres objectifs environnementaux. Et troisièmement, l’activité doit également répondre à des critères sociaux minimum.

Il ne sera donc pas suffisant d’apporter une contribution très favorable sur un objectif environnemental, il faudra également ne pas impacter défavorablement l’un des autres objectifs, ni avoir d’impact négatif sur les standards sociaux. “C’est un élément clé de la taxonomie, et nous pensons que celle-ci intégrera également des objectifs sociaux dans une prochaine étape de son développement”, indique Helena Viñes Fiestas, global head of stewardship and policy chez BNP Paribas Asset Management.

“Pour prendre un exemple précis, un barrage hydroélectrique contribue à la lutte contre le changement climatique s’il parvient à démontrer qu’il répond à certains critères comme d’avoir une puissance supérieure à 5 watts par mètre carré, ou qu’il opère avec des émissions inférieures à 100 g de CO2 par kilowatt/heure, indique Isobel Edwards, analyste greens bonds chez NN Investment Partners. Pour la deuxième partie, le propriétaire du barrage devra démontrer qu’il prend bien toutes les précautions pour que le barrage n’ait pas d’impact négatif sur les ressources d’eau et sur la biodiversité dans la zone autour du barrage. Et enfin, l’émetteur devra également répondre à certains critères sociaux minimum afin de pouvoir prétendre être en alignement avec la taxonomie européenne.”

Deux objectifs

La taxonomie européenne a deux principaux objectifs : d’une part, fournir un cadre clair pour les produits financiers durables et permettre aux investisseurs d’investir en toute confiance ; d’autre part, de permettre aux entreprises de pouvoir trouver plus facilement du financement si leur activité contribue à l’un des six objectifs fixés dans le cadre de la taxonomie européenne.

“Le premier objectif est de fournir une composition claire des produits pour le particulier, comparable à la quantité de sucre dans un produit alimentaire ou d’un label écologique sur un détergent dans une grande surface”, indique Helena Viñes Fiestas. Elle permettra de donner une mesure commune aux investisseurs, afin qu’ils puissent choisir entre un fonds aligné à 40% ou à 100% avec la taxonomie européenne. Helena Viñes Fiestas indique également que dans le cadre de la réglementation MiFID II, la taxonomie permettra de diriger les investisseurs qui marquent leur préférence pour des investissements durables vers les solutions les mieux alignées avec la taxonomie.

Le second objectif doit contribuer à diriger les financements vers des projets durables, en vue d’atteindre les objectifs fixés lors de la Conférence de Paris sur le climat en 2015. Pour Helena Viñes Fiestas, la taxonomie est la pierre angulaire de la stratégie européenne pour la finance durable qui va interagir avec l’ensemble de l’arsenal législatif de l’UE dans la matière. “La Commission a par exemple déjà accepté d’avoir 25 à 28% de son budget aligné avec la taxonomie européenne, ainsi que 37% du plan de relance européen (de 750 milliards d’euros, Ndlr)”, indique-t-elle.

Mesure verte

Andreas Hoepner est professeur à l’Université de Dublin. Il est aussi le seul membre issu du monde académique dans le groupe technique d’experts de la Commission européenne sur la finance durable, qui fut à la base de cette taxonomie. Un groupe dont faisait également partie Helena Viñes Fiestas. “Nous avons aujourd’hui un besoin de verdir l’économie et la taxonomie européenne sera le guide pour la piloter vers cet objectif, dit-il. En prenant en considération les différentes unités de production d’une entreprise et différents indicateurs de performance, nous serons en mesure de déterminer dans quelle mesure une entreprise est réellement verte.”

Dans l’analyse de la taxonomie d’une société, la destination de ses dépenses d’investissement sera primordiale. Andreas Hoepner souligne qu’avoir une vue sur le long terme sur la trajectoire de durabilité d’une entreprise va nécessiter d’avoir une vision sur les investissements qui seront réalisés. “Les investissements constituent un des indicateurs clés dans notre analyse. Ils démontrent l’intention d’une société de viser une amélioration de son portefeuille d’activités.”

Impact sur les fonds

Au niveau des investisseurs, la taxonomie va modifier la manière dont les fonds et les investisseurs vont allouer leurs actifs. Les fonds visant un impact climatique devront donc être investis majoritairement dans des sociétés qui sont alignées avec la taxonomie européenne. “S’y conformer nécessite en premier lieu de réduire la part brune du portefeuille et d’avoir une trajectoire claire en termes de réduction des émissions de CO2. Nous n’attendons pas que le portefeuille soit vert à 100%, mais que la trajectoire d’amélioration soit mise en place”, indique Andreas Hoepner.

La première étape consistera à mettre en place un reporting pour tous les fonds ayant une ambition de durabilité qui souhaitent être vendus en Europe, même si leurs promoteurs sont situés en dehors de la zone euro, et même si leurs actifs sont totalement situés en dehors du territoire européen. “Elle va donc s’appliquer à la grande majorité des fonds avec un objectif environnemental ou gérés en fonction de critères ESG. La seule exception sera pour les fonds gérés et vendus hors du territoire européen”, indique Helena Viñes Fiestas

Année stressante

Isobel Edwards (NN IP) souligne qu’elle dispose aujourd’hui d’un an pour aligner les portefeuilles avec la taxonomie européenne. “C’est un travail qui va prendre beaucoup de temps si nous voulons le faire convenablement. Nous devons regarder toutes les activités financées de toutes les obligations dans nos portefeuilles pour avoir une idée de l’alignement de votre produit avec la taxonomie européenne. Et pour être clair, ce travail doit être réalisé pour tous les fonds qui ont des objectifs environnementaux, comme les fonds impacts, les fonds ESG et les fonds en obligations vertes, ce qui peut prendre plus ou moins de temps selon le travail qui a déjà été réalisé en amont.”

Du côté des émetteurs, le délai pour leur alignement est fixé au 1er janvier 2023, soit une année supplémentaire par rapport aux investisseurs. “Nous allons donc devoir commencer à faire du reporting une année avant les entreprises, ce qui veut dire que nous n’aurons pas dès le départ toutes les informations à notre disposition.” Isobel Edwards estime donc qu’il faut rester réaliste, et ne pas s’attendre à avoir des gestionnaires proposant un alignement de 100% avec la taxonomie européenne dès le 1er janvier 2022. “Après 2023, lorsque les entreprises auront également commencé leur reporting, l’alignement des portefeuilles augmentera naturellement.”

Diversification

“La taxonomie va surtout permettre de déterminer exactement ce qui sera un investissement durable ou pas, souligne Eléonore Bedel, head of SRI development chez BNP Paribas Wealth Management. Elle va servir de départ pour développer une grammaire qui sera utilisée pour traduire la durabilité dans un langage compréhensible par les clients. Le secteur financier aura son rôle à jouer car le client qui entre dans une banque ne pense pas à la taxonomie. Il cherche seulement à avoir un impact, à arrêter d’investir dans des activités nuisibles ou qui ne répondent plus à ses valeurs. Il veut savoir si les produits que nous pouvons lui proposer seront considérés comme durables au niveau européen. Et nous avons actuellement un grand nombre de fonds durables, avec des niveaux de qualité très variables.”

Le risque est que certains secteurs soient “oubliés” par cette législation et ne puissent dès lors plus être utilisés dans la composition de certains produits durables, avec un risque d’appauvrissement de l’univers d’investissement pour ce type de fonds ou le risque d’avoir des fonds durables qui soient des clones les uns des autres, en étant forcés d’investir dans les mêmes sociétés.

Helena Viñes Fiestas relativise : “Mon expérience me pousse à penser que la taxonomie va étendre à terme l’univers d’investissement des fonds durables. Un producteur de ciment ou d’acier ne peut aujourd’hui pas vraiment faire partie de leur univers d’investissement. Mais la taxonomie est un processus qui part de l’analyse de l’ensemble des activités opérationnelles d’un groupe. C’est une image qui donne une direction à prendre pour les différentes sociétés. Donc un producteur de ciment qui souhaite émettre une obligation verte pour aligner une ou plusieurs usines avec la taxonomie européenne, pourra par exemple rentrer dans l’univers d’investissement d’un fonds en obligations vertes”.

Horizon 2050

Comme l’objectif est ambitieux à l’horizon 2050, les critères pour déterminer si une entreprise est verte, ou si un produit d’investissement est vert, deviendront de plus en plus contraignants d’ici le milieu du siècle. Helena Viñes Fiestas indique d’ailleurs que la taxonomie est un work in progress qui va encore faire l’objet d’adaptations dans le futur. “C’est un bon départ, mais ce n’est qu’un départ qui va nécessiter de nouveaux développements. Par exemple pour améliorer la couverture des autres objectifs environnementaux, ou pour ajouter la taxonomie sociale à côté de la taxonomie environnementale, dit-elle. Nous suivons également ce qui se passe dans d’autres régions, avec des taxonomies en développement au Canada, dans l’Asie du Sud-Est ou au Chili ; ou qui ont déjà été développées comme en Chine (uniquement pour les obligations vertes, Ndlr) et nous espérons avoir des standards minimum qui pourront être fixés au niveau global dans un futur que j’espère proche.”

Partner Content