Carlo Ratti, fondateur du Senseable City Lab: “Le bureau est loin d’être mort”

A Milan, Carlo Ratti a imaginé un immeuble qui accueillera des vignes urbaines, illustration du concept de " senseable cities " cher à l'architecte. © PG

L’ingénieur-architecte italien Carlo Ratti étudie la manière dont les outils numériques vont transformer nos villes. Il estime que le télétravail peut freiner l’innovation au sein des entreprises. Et plaide pour réinventer la notion de bureau. Entretien.

C’est l’un des urbanistes à la mode. Fondateur du Senseable City Lab, un laboratoire du Massachusetts Institute of Technology (MIT), à la tête d’un bureau d’architecture à succès et globe-trotteur avant-gardiste, l’Italien Carlo Ratti (47 ans) est l’homme dont tout le monde parle en ce moment. Il était l’invité d’une conférence d’ULI Belgium en décembre dernier pour évoquer la manière dont les outils numériques vont transformer nos villes et nos vies. L’évolution du bureau est un élément incontournable de sa réflexion.

TRENDS-TENDANCES. Le Covid va-t-il définitivement tuer le bureau à l’ancienne?

CARLO RATTI. Non, je ne pense pas. Les bureaux sont essentiels pour maintenir des relations sociales de qualité. C’est l’un des principaux sites où les “liens faibles” ( les connaissances faites par hasard, Ndlr) peuvent être maintenus. Les liens faibles nous relient à davantage de personnes et à des groupes plus diversifiés. Ce qui nous permet de dégager aussi de nouvelles idées et de favoriser l’innovation. Le Covid a poussé notre communication interpersonnelle vers des canaux purement virtuels et, ce faisant, il a clairement affaibli nos réseaux. Une fois que la pandémie sera derrière nous, la vie de bureau contribuera à revigorer rapidement notre tissu social et intellectuel. Je pense donc qu’annoncer la fin du bureau est largement exagéré. Ceci dit, il est vrai que le télétravail va se poursuivre. La plupart des gens pourraient le pratiquer plusieurs jours par semaine, ce qui induira un changement social majeur…

Le télétravail atténue les ‘liens faibles’ qui irriguent l’innovation au sein des entreprises, ces connaissances faites par hasard qui permettent la créativité.

Mais suite à ces nouvelles tendances, comment s’organiseront les nouveaux immeubles de bureaux à l’avenir?

Le télétravail va clairement s’installer dans la durée. Ce qui va se traduire par une diminution de l’espace consacré aux bureaux. Par contre, cela pourrait être compensé par un besoin plus important de superficie dans les développements résidentiels. Ils seront de plus en plus utilisés pour travailler. En fait, la séparation habituelle entre les classes d’actifs devrait devenir de plus en plus floue.

Vous plaidez pour la réinvention de la notion de bureau. Quelle forme doit-elle avoir?

Nous devons concevoir des espaces où les idées circulent aisément et les relations avec les collègues sont favorisées. On pourrait l’appeler “l’effet cafétéria” car partager sa table est souvent un moment propice à une conversation plus libre et à l’établissement de liens faibles. Clairement, si nous ne devons répondre qu’à des courriels toute la journée ou travailler seul, nous n’avons plus besoin d’aller au bureau…

Quelle sera la place du bureau dans la ville de demain?

J’aimerais le voir comme un lieu où les idées circulent de manière fluide entre les individus. Peut-être aussi comme un espace où des capteurs permettent de surveiller (de manière anonyme) le comportement spatial et les relations personnelles en temps réel. Ces données pourraient ensuite servir à adapter les besoins du bureau.

Tant en France qu’en Belgique, on voit apparaître l’idée que des hubs de bureau se développeront dans des petites villes ou de taille moyenne, loin des grands centres urbains. Cela permet notamment de diminuer les déplacements. Y croyez-vous?

Les grandes cités présentent encore certains avantages par rapport aux villes plus petites: elles consomment moins d’énergie par habitant et rassemblent une diversité plus importante d’habitants, ce qui est une condition préalable à l’innovation. Si vous aimez le théâtre ou l’opéra, passer de la cuisine éthiopienne à la mongole, vous opterez très probablement toujours pour une grande ville. Mais il est vrai, cependant, que nous pourrions assister à un rééquilibrage entre le centre et la périphérie comme ce fut d’ailleurs le cas aux Etats-Unis à la fin du siècle dernier. Soit dit en passant, il est possible d’améliorer les déplacements en réorganisant nos horaires. En tirant les leçons de la stratégie de “l’aplatissement de la courbe” (“flattening the curve”), comme on dit dans le domaine médical, nous pourrions étaler davantage les déplacements. Certains pourraient débuter par une réunion sur Zoom à 9 h et arriver au bureau à midi, tandis que d’autres partiraient à 15 h et termineraient leur journée en ligne. De quoi fluidifier le trafic et ne plus être pris dans les embouteillages.

Carlo Ratti
Carlo Ratti© PG

Bruxelles tente de devenir une ville plus durable et plus attractive, où la mobilité douce est mise en avant. La pandémie va-t-elle mettre à mal cet attrait et rendre plus compliquée l’arrivée de nouveaux habitants?

Je suis convaincu que la force magnétique qui nous rassemble dans les villes ne disparaîtra pas. La grippe espagnole de 1918 a été suivie par une vie extrêmement sociale et urbaine dans les années folles. Quelque chose de similaire pourrait se produire dès que les vaccins et une immunité plus large réduiront la menace du Covid et qu’ils supprimeront la nécessité de maintenir une distance sociale. La mobilité douce – et la micro-mobilité en particulier – pourrait aussi avoir un bel avenir. Elle est flexible, eco-friendly et n’entraîne qu’une faible empreinte sur la route. De plus, tout comme pour les vélos, elle contribue à résoudre le problème du dernier kilomètre.

Vous mettez en avant le concept de “senseable cities”, une ville où on travaille avec les technologies, mais dans une approche sensorielle, centrée sur l’humain. En opposition aux “smart cities”. A quel horizon pensez-vous que ce type de ville pourrait se développer?

Je pense que des villes intelligentes et sensibles sont déjà en cours de construction. Il s’agit d’utiliser la puissance des réseaux et des données pour mieux vivre dans les zones urbaines. Tout ce dont nous parlions auparavant – y compris la micro-mobilité – fait partie de cette transformation…

Et justement, quelle sera alors la place des nouvelles technologies dans la ville de demain?

L’internet et l’internet des objets pénètrent nos villes. Les capteurs, les smartphones, les outils numériques ne doivent pas servir à un grand pilotage centralisé des fonctions de la ville (mobilité sécurité, énergie, etc.) mais à créer de nouvelles interactions et de nouveaux services, souvent inattendus. Toutefois, je voudrais surtout que nous nous concentrions non pas sur les technologies mais bien sur les applications, qui peuvent être multiples: de l’énergie à la gestion des déchets, de la mobilité à la distribution de l’eau, de l’urbanisme à la participation citoyenne. J’aime l’idée du grand informaticien Mark Weiser qui évoque les “technologies calmes”: une situation où les technologies deviennent invisibles et où nous pouvons nous concentrer sur l’impact qu’elles ont sur la vie humaine…

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