Restaurant du futur: ruée sur les “dark kitchens”

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Le succès des plateformes de livraison de plats préparés a fait naître un concept actuellement en plein développement: des cuisines de l’ombre, dont les plats ne sont destinés qu’à la livraison. Ce créneau attire tout à la fois les restos, des start-up de la tech et des géants internationaux via des systèmes de franchise.

Tout miser sur la livraison de repas à domicile. Si certains restaurateurs ont été contraints par les confinements et la pandémie à adopter le réflexe livraison, parfois à contrecoeur, d’autres ont par contre flairé là un créneau porteur, et parfois déjà bien avant les restrictions sanitaires. Depuis quelques années en effet, sont apparues les dark kitchens, un concept exclusivement centré sur la préparation de plats pour la livraison: pas de restaurant, pas de salle, pas de serveurs, juste une cuisine qui prépare des mets pour les vendre sur des plateformes comme Uber, Takeaway ou Deliveroo. Certains parlent d’ailleurs de “restaurants virtuels”.

Pas de restaurant, pas de salle, pas de serveurs, juste une cuisine qui prépare des mets pour les vendre sur des plateformes.

Le phénomène est apparu grâce aux start-up de la foodtech aux Etats-Unis et en Asie, où les dark kitchens sont particulièrement répandues. Depuis, elles pullulent un peu partout dans le monde. Aux Etats-Unis, par exemple, certains acteurs, comme Reef, disposent d’un réseau de milliers de dark kitchens. En Belgique, on est moins avancé sur le créneau mais ces cuisines de l’ombre se développent progressivement. Sur la plateforme Deliveroo, par exemple, on compte une vingtaine de dark kitchens sur Bruxelles, cinq à Anvers, cinq à Gand et trois à Liège. Si cela ne paraît pas encore si impressionnant, cela ne représente toujours qu’une partie d’un business en plein essor et qui fait naître une série de nouveaux modèles autour de ce concept.

Pionniers belges

Certains acteurs se sont construits exclusivement sur le modèle de la dark kitchen, c’est-à-dire un emplacement de cuisine, sans salle et quasi sans devanture, d’où sont livrés les plats (et où l’on propose parfois des plats à emporter). L’un des pionniers belges s’appelle Casper. Lancée au début de l’année 2020, cette start-up compte déjà des implantations à Gand, Louvain, Anvers, Bruges, Bruxelles et Liège. De ces emplacements, choisis essentiellement en fonction de la zone de chalandise en livraison, Casper propose huit “marques” sur les plateformes de livraison: Gloria pour la cuisine italienne, Hacked pour les plats végétariens, Romain le spécialiste du bagel, etc. L’internaute peut se faire livrer via Uber, Deliveroo ou Takeaway… ou choisir de retirer sa commande sur place. Le gourmand peut ainsi découvrir l’ensemble des différentes cuisines regroupées sous le label Casper. L’avantage: un ménage peut dans la même commande choisir des cuisines différentes. En revanche, Eaters, son concurrent bruxellois qui dispose de deux implantations, a multiplié les menus: poke bowls, buns, nems et autres salades se présentent comme des “restos” différents, mais préparés, puis livrés depuis le même emplacement.

A côté de ces pure players de la dark kitchen, de vrais restaurants qui cartonnent en livraison ont eux aussi décidé d’ouvrir un atelier exclusivement destiné à la livraison afin de désengorger la cuisine du restaurant physique. C’est, par exemple, le cas du restaurant asiatique Old Boy à Bruxelles (via Lil Boy) ou de la chaîne de burgers d’origine liégeoise Huggy’s Bar. “Nous avons fait ce choix par besoin d’efficacité, argumente Thomas Mémurlin, CEO et fondateur de la chaîne qui compte 11 restos. La demande pour la livraison a explosé mais il est parfois compliqué d’offrir ce service depuis des restaurants qui tournent au maximum de leur capacité. Plutôt de le faire à moitié ou de mettre en danger le service en salle, nous avons décidé, à Liège, de dédier une cuisine entière à la livraison.”

HUGGY'S BAR a décidé d'ouvrir un atelier exclusivement destiné à la livraison à Liège afin de désengorger la cuisine des restaurants physiques.
HUGGY’S BAR a décidé d’ouvrir un atelier exclusivement destiné à la livraison à Liège afin de désengorger la cuisine des restaurants physiques.© PG

Pas que des avantages

Sur papier, le concept semble particulièrement intéressant. Il est vrai que les dark kitchens coûtent moins cher: elles n’ont pas forcément besoin d’un bel (et onéreux) emplacement en ville, pas besoin de grands espaces, d’une devanture, d’un décor, d’un bar ou de personnel de salle. “Les frais fixes d’une dark kitchen s’élèvent à environ 45% de ceux d’un restaurant, affirme Zhong Xu, CEO et fondateur de Deliverect, une licorne flamande active dans les logiciels spécialisés dans la livraison. Parmi les coûts, 30% représentent les frais de personnel, 15% sont liés au marketing, au loyer et quelques autres postes, et le reste est du pur variable: achat de la nourriture, commissions, etc. Mais les dark kitchens ne sont pas limitées par un nombre de tables et bénéficient donc de capacités bien supérieures. A partir d’un certain nombre de commandes, les coûts fixes sont couverts et cela signifie que chaque euro gagné est assorti d’une marge de 40 à 50%.”

Les acteurs de la livraison empochent pas moins de 30% de commission sur la note finale.

Mais il y a aussi quelques arguments contraires… Les dark kitchens touchent la majorité de leurs clients à travers des acteurs de la livraison, lesquels empochent pas moins de 30% de commission sur la note finale. De plus, “la rentabilité par couvert n’est pas la même en livraison, souligne le boss d’Huggy’s Bar. La plupart du temps, le client qui se fait livrer ne prend pas d’entrée, pas de dessert et pas de boisson”. Sans oublier les coûts de packaging. “Pour un panier moyen d’environ 16 euros par personne en livraison, explique Thomas Mémurlin, on compte environ 1 euro pour les boîtes à burger, boîtes à frites, pots pour les sauces, etc. C’est donc une part importante du chiffre d’affaires des ventes à emporter qui part dans les coûts de packaging!” Par ailleurs, si les dark kitchens se passent du personnel de salle, les plus structurées d’entre elles doivent compter des personnes pour l’emballage, la gestion des livreurs ou le marketing online.

Franchise internationale pour cuisine virtuelle

Ceci explique peut-être le pivot d’un des acteurs français majeurs dans le domaine. Alors que le développement de ses dark kitchens avait réussi à séduire des investisseurs à hauteur de 20 millions d’euros au début de 2021, la start-up Not So Dark a décidé de changer de modèle. Elle a abandonné ses propres infrastructures de cuisine et a mis son expertise à disposition des restaurateurs pour leur permettre d’exploiter 100% de leur cuisine et de générer des revenus complémentaires. Elle démarche les restaurateurs en leur proposant d’utiliser ses marques, ses recettes, ses photos, l’ensemble des guidelines mises en place pour assurer un business de livraison et même des outils technologiques pour optimiser le business. En d’autres termes, Not So Dark leur propose une sorte de franchise pour leur business “virtuel”. Son espoir? Devenir le plus grand “restaurant virtuel” du monde en “accompagnant les restos dans leur transition digitale”. Sa promesse? Exploser leur chiffre d’affaires. Depuis le mois de janvier, Not So Dark dispose d’une entité belge pour attaquer le business noir-jaune-rouge. Son concurrent Taster démarche également les restos belges. Son argument? “Vous cuisinez, nous nous occupons de tout le reste (support opérationnel facilité par un outil tech, marketing, chaîne d’approvisionnement, relations avec les plateformes de livraison, etc.)!”. Avec la promesse de gagner entre entre 7.000 et 30.000 euros de chiffre d’affaires par semaine…

Pour Thomas Mémurlin (Huggy’s Bar), cela peut faire sens quand un resto de sushis développe une activité connexe dans les poke bowls, des produits similaires. Il dit toutefois qu’il faut se méfier des entreprises qui poussent les restaurateurs dans des créneaux trop éloignés de leurs activités. “Comme l’e-commerce explose, certains acteurs poussent parfois de manière non pertinente, avertit l’entrepreneur. Même si certains restos en difficulté se disent qu’un supplément peut les aider, le risque de dispersion est réel. Un restaurateur doit rester concentré et éviter la dispersion qui diminue les chances de rentabilité.”

Une “dark kitchen” pour les entreprises

Devenir leader de la dark kitchen en B to B. Voilà l’espoir de Quentin Walravens (ancien manager de The Fork en Belgique) et de son associé Thibault Vanhaelen lorsqu’ils ont lancé Foodiz en 2020. Le concept? Une dark kitchen destinée aux entreprises. Ces dernières, de la PME à la grande entreprise, peuvent souscrire à un abonnement (à partir de 300 euros mensuels) permettant à leurs employés d’avoir accès à huit cuisines différentes opérées par Foodiz. Les employés commandent et payent via une appli et Foodiz s’occupe de la livraison (en une fois) à l’adresse de la société. En réalité, Foodiz se charge de l’ensemble des opérations: depuis le logiciel jusqu’à la cuisine en passant par la livraison (avec des indépendants). La start-up emploie une quinzaine de personnes. En s’attaquant au marché B to B, elle compte des concurrents comme Exki, le Pain Quotidien, des tas de petits traiteurs, etc. Mais le duo d’entrepreneurs met en avant la qualité des plats, un prix peu élevé et un choix diversifié.

QUENTIN WALRAVENS ET THIBAULT VANHAELEN
QUENTIN WALRAVENS ET THIBAULT VANHAELEN© PG

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