Espionnage industriel, harcèlement sexuel, logiciel de contournement des règles locales, accointances critiquées avec le nouveau président américain, mécontentement de chauffeurs, modèle business en question et désormais démission de son président Jeff Jones… Rien ne va plus pour Uber et son patron Travis Kalanick, plus que jamais dans la tourmente.
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Au milieu de la banquette arrière de ce véhicule, un homme en tenue décontractée. Il discute avec son conducteur, un chauffeur Uber. L’un des nombreux chauffeurs qu’il met au travail de par le monde puisque cet homme n’est autre que Travis Kalanick, fondateur et CEO de l’entreprise américaine Uber. Sur cette vidéo partagée en ligne par Bloomberg, le patron entretient la discussion pendant plusieurs minutes… avant de se faire interpeller par le chauffeur qui se plaint de la réduction des revenus réservés aux chauffeurs Uber Black.
Alors que le grand patron réfute cet argument, le chauffeur maintient qu’il a déjà perdu 97.000 dollars à cause de cette politique de prix. Et il ajoute à Travis Kalanick que plus personne ne croit en lui. Le fondateur de la start-up la mieux valorisée du monde perd alors son sang-froid et rétorque, passablement énervé : ” Certaines personnes ne prennent pas leurs responsabilités quand ils font de la merde. Ils rejettent la faute de tout ce qui leur arrive dans leur vie sur quelqu’un d’autre. Bonne chance ! “. Et il claque la porte.
La séquence est un buzz mondial. Elle dépasse les quatre millions de vues sur YouTube et oblige le patron à s’excuser quelques jours après l’incident. Pire, il admet même qu’il a besoin d’aide pour gérer son entreprise, et la firme annonce publiquement qu’elle cherche un numéro deux pour prendre en charge les opérations d’Uber au niveau mondial. Il faut dire que la période n’a rien de simple pour Travis Kalanick, patron frondeur… Voici les quatre grandes turbulences du moment.
1. Greyball, le logiciel “anti-flagrant délit”
Le New York Times a récemment dévoilé l’utilisation par Uber d’un logiciel secret dénommé GreyBall qui permettait à la start-up de détecter les policiers et les autorités susceptibles d’intercepter des chauffeurs dans des villes où l’application n’était pas autorisée. Le logiciel repérait les personnes qui se connectaient très régulièrement à l’application pour réaliser des observations, notamment lorsqu’elles se situaient à proximité de bâtiments officiels. Greyball détectait aussi les données bancaires des officiels et pouvaient, d’après les déclarations d’anciens employés d’Uber, consulter les profils sur les réseaux sociaux.
Lorsqu’un agent était repéré, Greyball le dirigeait vers une version tronquée de l’application, dans laquelle les voitures qui s’affichaient n’existaient pas réellement. Les responsables d’Uber ont admis l’existence de ce logiciel mais l’ont, dans un premier temps, justifié par la nécessité de protéger leurs chauffeurs. Selon eux, ” Greyball bloque les demandes frauduleuses de gens qui veulent s’en prendre aux chauffeurs ou de concurrents qui veulent perturber nos opérations “. Mais cette défense prend un peu de plomb dans l’aile lorsque le responsable de la sécurité chez Uber admet que l’entreprise a ” entamé un examen des différentes manières dont cette technologie a été utilisée jusqu’à présent “, en ajoutant : ” nous interdisons expressément à l’avenir son utilisation pour cibler des actions des régulateurs locaux “.
2. Google accuse Uber d’espionnage industriel
Alors que le trublion du secteur du transport de personnes multiplie les effets d’annonces autour de ses voitures autonomes ces derniers mois, ce sont surtout ses camions autonomes, sous la marque Otto (une start-up rachetée par Uber pour 680 millions de dollars) qui font parler d’eux depuis fin février. Et pour cause, Waymo, la filiale de Google spécialisée dans les véhicules autonomes, accuse Uber de… vol de secrets industriels et violation de brevets. La raison ? Otto utiliserait des capteurs Lidar originellement développés par Google/Waymo. Le géant du Net accuse précisément un de ses anciens dirigeants d’avoir téléchargé, fin 2015, des milliers de dossiers confidentiels, dont des plans de circuits électroniques de capteurs essentiels dans le guidage d’une voiture sans conducteur, avant de lancer Otto et de rejoindre Uber. Les mêmes que ceux qu’on retrouverait aujourd’hui sur les camions Otto. La semaine passée, devant un juge de San Francisco, Google a même demandé à ce que tous les projets d’Uber liés à la voiture autonome soient bloqués.

Une telle interdiction constituerait une sacrée tuile pour la firme de Travis Kalanick pour qui il s’agit d’une tentative sans fondement destinée à ralentir un concurrent : ” Nous nous défendrons vigoureusement face à eux devant les tribunaux. Et pendant ce temps, nous allons continuer à travailler dur pour que les voitures autonomes profitent au monde “.
3. Du harcèlement sexuel et un environnement toxique
Depuis sa création, Uber se trouve sur une ligne rouge. La start-up se positionne de manière assumée comme disruptive.” – Grégoire Leclercq (Observatoire français de l’ubérisation)
La diversité dans les entreprises de la Silicon Valley constitue une préoccupation de nombreux observateurs. Et la bombe lâchée par Susan Fowler, l’une des ingénieures engagées par Uber, a non seulement secoué la firme spécialisée dans la mobilité mais également le microcosme des start-up dans son ensemble. ” Lorsque j’ai commencé à travailler pour Uber, il y avait environ 25 % de femmes. Et elles n’étaient plus que 3 % lorsque j’ai quitté le groupe un an plus tard “, a écrit la jeune femme sur son blog. En cause ? L’ambiance au sein de l’entreprise, emplie de commentaires sexistes et de harcèlement. Elle accuse d’ailleurs son chef de harcèlement sexuel. Dès la première semaine au sein de la compagnie, la jeune femme aurait reçu de ce dernier plusieurs messages à caractère sexuel. Depuis, des langues se sont déliées et d’autres employées admettent avoir subi ce genre de comportements. Des déclarations qui continuent d’alimenter une réputation de sexisme qui colle déjà à la start-up. ” Ce qui est décrit ici est abominable et contraire à toutes nos valeurs, a tweeté Travis Kalanick. Quiconque se comporte de cette manière ou pense que c’est OK sera renvoyé. ” Et de commander une enquête interne. Peu de temps après, le directeur technique d’Uber a dû démissionner suite à des révélations de harcèlement sexuel le concernant lorsqu’il travaillait chez son ancien employeur, Google.
Un reportage au vitriol du New York Times va même plus loin et dépeint l’environnement de travail au sein de la start-up de manière bien pire : injures homophobes, attouchements déplacés… et même des menaces de coups avec une batte de base-ball ! L’enquête que le journaliste a menée auprès d’une trentaine d’employés et ex-employés lui a permis d’avoir accès à des échanges d’e-mails, de chats et mêmes à des enregistrements de réunion. Aussi, Mitch et Freada Kapor, deux investisseurs d’Uber, ont-ils publié une lettre ouverte dans laquelle ils constatent les ” mauvais comportements ” et le ” modèle toxique “. Les deux investisseurs soutiennent avoir manifesté leur souhait de voir les choses changer en interne. Sans succès.
4. Une position politique jugée ambiguë
” DeleteUber “. Ce hashtag partagé sur les réseaux sociaux aurait incité 200.000 Américains à désinstaller l’application Uber au mois de février. Pourquoi ? A cause d’un message ambigu de la firme sur les réseaux sociaux alors que les taxis new-yorkais déclenchaient une grève à l’encontre du décret anti-immigration du nouveau président américain. En n’empêchant pas ses chauffeurs Uber de se rendre à l’aéroport de New York, la start-up a donné l’impression qu’elle voulait tirer profit de la grève des taxis, et même en casser le mouvement. De quoi alimenter le bad buzz sur les réseaux sociaux.

Ceci, alors même que Travis Kalanick était déjà l’objet de nombreuses critiques pour avoir rejoint le Forum stratégique de Donald Trump, consistant en un conseil de 16 patrons américains susceptibles de conseiller le nouveau président. Or, on le sait, la Silicon Valley affiche plutôt un profil démocrate. Elle s’était déjà heurtée au candidat Trump durant la campagne électorale lorsqu’il avait multiplié les attaques à l’encontre du monde de la technologie. Toujours pragmatiques, les entrepreneurs de la Silicon Valley – le boss d’Uber compris – avaient largement protesté contre le décret anti-immigration. Il faut dire qu’une partie importante des ingénieurs (et entrepreneurs) de la région sont issus de l’immigration… et sont donc directement concernés par le décret. En plus, les universités américaines forment moins d’ingénieurs que ce dont la région a besoin. Et même s’il a finalement décidé de se retirer de la liste des conseillers de Trump, Travis Kalanick a choqué de nombreuses personnes, tant parmi ses utilisateurs et ses chauffeurs que ses employés. De quoi ternir une image déjà jugée sulfureuse.
Ça fait beaucoup pour une seule société
Les affaires qui touchent Uber au niveau international viennent s’ajouter à une rivalité toujours vive de la part des taxis traditionnels partout dans le monde, ainsi qu’au souhait de certaines autorités d’encadrer le phénomène. Sans oublier la fronde croissante de certaines catégories de chauffeurs Uber qui subissent des réductions de leurs revenus.
En France, selon Grégoire Leclercq, cofondateur de l’Observatoire français de l’ubérisation, les tout premiers chauffeurs Uber pouvaient toucher entre 5.000 et 6.000 euros par mois. Ils ont vu leurs revenus baisser de 50 % en raison de l’élargissement de l’offre Uber qui a, d’une part, proposé de nouveaux services meilleur marché et a baissé le niveau de rémunération. Cette attitude jugée arrogante ne surprend pas tellement Grégoire Leclercq : ” C’est lié à la nature même de l’entreprise. Depuis sa création, Uber se trouve sur une ligne rouge. La start-up se positionne de manière assumée comme disruptive. Il s’agit de révolutionner la mobilité dans son ensemble, avec ce côté désagréable du disrupteur, de perturbateur qui veut déstabiliser un modèle et frôle ainsi l’illégalité… comme avec son logiciel Greyball “.
Nombre d’observateurs qualifient Uber d’arrogante. ” Il peuvent se le permettre, observe le responsable de l’Observatoire de l’ubérisation. On peut même se demander si, aujourd’hui, ils ne sont pas too big to fail (trop grands pour échouer, Ndlr). Uber donne du travail à un million de personnes dans le monde et dispose d’une capitalisation boursière hors norme. Elle dispose de fonds colossaux qui vont lui permettre de continuer à se développer et elle ne devrait pas déposer le bilan demain matin. Sans compter que rares sont les acteurs capables d’acquérir une start-up de cette ampleur. ”
Par contre, si elle ne veut pas se mettre le monde entier à dos, Uber devra changer. Et Travis Kalanick l’a compris lorsqu’il a ouvertement admis avoir besoin d’aide et chercher un numéro deux. L’enjeu est de taille. Pour Mitch et Freada Kapor, ” la réponse d’Uber à cette crise va définir le type de société qu’est Uber. Les enjeux sont donc élevés. Les employés surveilleront le type de réaction mais aussi les chauffeurs et les investisseurs “. Une menace à peine voilée de se désengager de la firme. Or, la bête noire des taxis a bien besoin du soutien de ces investisseurs, lesquels restent aujourd’hui, les premiers ” clients ” de la firme. En effet, selon des analyses de Bloomberg (Uber ne publiant aucun chiffre…), la start-up serait encore en très lourdes pertes : 3 milliards de dollars de perte pronostiqués pour 2016, contre 2 milliards en 2015. Car si la firme mise essentiellement sur la croissance (à tout prix), le modèle pose encore pas mal de questions. Uber est-elle capable, à terme, d’atteindre la rentabilité ? L’avenir le dira. Mais pour cela, ses équipes devraient pouvoir se concentrer sur le business… plus que sur la défense de son image de marque, passablement écornée.