Si les entreprises européennes étaient aussi dynamiques que les américaines, l’Europe pourrait s’enrichir de 3.000 milliards d’euros… par an!

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L’écart de création de richesses entre les entreprises européennes et les concurrentes chinoises et américaines se creuse en raison, notamment, de notre retard technologique, note le consultant McKinsey. Et ce retard se paie cash.

Si nos entreprises continentales performaient aussi bien que leurs homologues américaines, nous aurions entre 2.000 et 4.000 milliards d’euros de richesses en plus chaque année en Europe, estime le bureau de consultance McKinsey dans une étude (*). “Pour mettre ce montant en perspective, 3.000 milliards d’euros par an, cela représente six fois la somme nécessaire pour atteindre la transition zéro émission nette en Europe”, observe Jan Mischke, partner auprès du McKinsey Global Institute, l’organisme de recherche du consultant. “C’est aussi le montant de toutes les dépenses sociales en Europe.”

Les Européens apparaissent de plus en plus vulnérables, même dans les bastions traditionnels comme l’automobile.” – JAN MISCHKE (MCKINSEY GLOBAL INSTITUTE)

Pour arriver à cette conclusion, McKinsey a décortiqué les comptes de résultats de 5.000 entreprises européennes et américaines réalisant plus de 1 milliard de chiffre d’affaires. Et dans cet exercice, la comparaison n’est vraiment pas flatteuse pour l’Europe.

“Les entreprises européennes, les grandes entreprises, sous-performent leurs concurrents mondiaux, résume Jan Mischke, qui est un des auteurs de l’étude. Les entreprises européennes affichent une croissance de leur chiffre d’affaires de 40% inférieure à celle de leurs concurrentes américaines, elles investissent 40% en moins en recherche et développement, leur retour sur investissement est de 20% plus bas et leur ratio d’investissement (le rapport entre le total des dépenses en capitaux et les dépenses en capital consacrées à l’investissement, Ndlr), de 8% inférieur.”

Les raisons de ce déséquilibre sont légion. Mais la principale, c’ est le retard technologique accusé depuis une dizaine d’années au moins par les entreprises européennes. “Et comme l’apport de la technologie se répand dans tous les secteurs, cela commence à se faire sentir”, souligne Jan Mischke.

Cloud, IA, “quantum computing”…

Pour arriver à cette conclusion, McKinsey s’est penché sur 10 technologies transversales qui se répandent dans les divers secteurs de l’industrie: la blockchain, le cloud computing, l’intelligence artificielle, etc. Résultat: l’Europe ne dépasse les Etats-Unis que dans deux d’entre elles: la production et l’adoption des nouveaux matériaux et des nanotechnologies, et l’innovation et l’adoption des clean techs, ces technologies propres (éolienne, hydrogène, solaire, etc.).

En revanche, le Vieux Continent accuse un sacré retard par rapport à ses concurrents chinois et américains dans bien d’autres domaines. En voici quelques exemples. Entre 2015 et 2020, l’Europe a investi dans la robotique de nouvelle génération la somme de 1 milliard de dollars, soit cinq fois moins qu’aux Etats-Unis sur la même période. En 2024, la 5G aura sans doute pénétré 35% du marché européen, contre 67% du marché chinois. Et l’an dernier, l’immense majorité des revenus du cloud ont bénéficié à des entreprises américaines. Toujours en 2021, l’Europe a investi 8 milliards de dollars dans l’informatique de nouvelle génération (ordinateur quantique, etc.) contre 15 milliards en Chine. Et dans le domaine de l’intelligence artificielle, 42% des entreprises européennes ont adopté au moins une technologie reposant sur l’intelligence artificielle, mais elles sont 70% en Chine. Enfin, toujours l’an dernier, 30% des entreprises appartenant au top 100 des entreprises européennes ont adopté des applications blockchain, mais elles étaient 60% aux Etats-Unis.

Si les entreprises européennes étaient aussi dynamiques que les américaines, l'Europe pourrait s'enrichir de 3.000 milliards d'euros... par an!
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L’Europe a perdu du terrain dans le secteur des technologies numériques, de la robotique, du cloud computing, des ordinateurs de nouvelles générations, de la cybersécurité et de l’intelligence artificielle appliquée qui est pourtant cruciale pour les voitures autonomes“, énumère Jan Mischke. Et à mesure que la technologie se répand dans les secteurs, déterminant de plus en plus la dynamique concurrentielle, les acteurs européens apparaissent de plus en plus vulnérables, même dans les bastions industriels traditionnels comme l’automobile”, ajoute-t-il.

Dans ce dernier secteur, le constat fait par McKinsey est d’ailleurs assez glaçant. En 2018, cinq des dix premières voitures haut de gamme vendues aux Etats-Unis étaient européennes ; en 2021, seuls trois des dix premiers véhicules électriques écoulés dans le pays étaient encore européens. Et les constructeurs américains représentent près de 70% de tous les kilomètres parcourus par les véhicules entièrement autonomes (niveau “L4”), principalement en raison du retard de l’Europe en matière d’intelligence artificielle, de la lenteur de la réglementation et du manque de financement.

Jan Mischke
Jan Mischke© pg

Technologies transversales

Alors oui, il reste des domaines d’excellence de ce côté-ci de l’Atlantique. Les entreprises européennes représentent 95% de la valeur des marques de luxe au niveau mondial. Mais notre continent est à la traîne en ce qui concerne les smartphones et autres appareils portables: Apple, Huawei, Samsung et Xiaomi détiennent une part de marché combinée de près de 65%. Alors oui, l’Europe compte certains des détaillants les plus productifs. Mais le Vieux Continent n’abrite aucune plateforme de vente en ligne d’une taille comparable à Amazon ou Alibaba. Alors oui, l’Europe est plutôt forte dans le domaine des logiciels, mais elle semble incapable d’exploiter sa position pour créer une structure interentreprises de premier plan au niveau mondial dans ce secteur, tel l’éditeur américain Salesforce. “Bref, le retard européen dans la plupart des technologies transversales compromet ses performances, même dans les secteurs traditionnels où elle est leader mondial”, souligne McKinsey.

Si les entreprises européennes étaient aussi dynamiques que les américaines, l'Europe pourrait s'enrichir de 3.000 milliards d'euros... par an!
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On l’a dit, l’impact de ces retards cumulé est considérable. Entre 2.000 et 4.000 milliards d’euros de valeur ajoutée perdue par an d’ici à 2040, selon McKinsey. Le consultant arrive à cette estimation en faisant la moyenne de diverses estimations: l’écart de croissance de chiffre d’affaires et de valeur ajoutée entre entreprises américaines et européennes, l’importance de la présence (ou de l’absence) de l’Europe dans l’innovation et la production de 10 technologies transversales qui seront les moteurs de croissance de demain, et le degré d’adoption de ces technologies par les entreprises.

Lors d’un séminaire en ligne sur ce rapport organisé par le consultant, la directrice du département économique de la Banque européenne d’investissement (BEI), Debora Revoltella, abondait. “Nous regardons toutes les entreprises, grandes et petites, et je confirme la plupart des points que McKinsey souligne dans son rapport”, affirmait-elle, ajoutant que pour rattraper ce retard, l’Europe devait accroître son effort en investissement et en innovation. Mais celle-ci ne part pas de rien. “Si l’on regarde les compétences de l’Union en technologie verte et la digitalisation et les moyens pouvant être dégagés par les taxes environnementales, la position compétitive de l’Europe n’est pas si mauvaise”, observait Debora Revoltella. Aujourd’hui d’ailleurs, l’Europe est consciente du défi: “Avec la guerre en Ukraine, l’Europe a reçu un wake up call, estime la directrice. Elle est convaincue de la nécessité de retrouver son leadership.”

Si les entreprises européennes étaient aussi dynamiques que les américaines, l'Europe pourrait s'enrichir de 3.000 milliards d'euros... par an!
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Avec la guerre en Ukraine, l’Europe a reçu un ‘wake up call’. Elle est convaincue de la nécessité de retrouver son leadership.” – DEBORA REVOLTELLA (BEI)

Magnus Tyreman, managing partner Europe chez McKinsey, note qu’en effet, les entreprises sont globalement conscientes de cette crise en “gestation lente” mais regrette qu’on justifie encore cet écart par l’existence de très grandes sociétés technologiques aux Etats-Unis. “Certes, cette explication est pertinente quand vous regardez derrière vous. Mais pas quand vous scrutez l’avenir. Car la technologie se répand d’un secteur aux autres. Mon inquiétude est que si nous laissons cette divergence prospérer durant les 20 prochaines années, nous pourrions nous retrouver dans une situation très très difficile.” D’autant que l’Europe, qui n’abrite plus que 6% de la population mondiale aujourd’hui mais sans doute encore moins demain, aura de plus en plus de mal à se faire une place dans le marché global, ajoute-t-il.

Taille, vitesse et standard commun

Agir donc. Solveigh Hieronimus, senior partner chez McKinsey, souligne que l’Union européenne ne fonctionne pas si mal quand elle doit faire face à des crises. “Nous l’avons vu avec le covid, le plan de relance, etc. Je suis confiante dans la capacité de l’Union à s’attaquer à cette crise en lente gestation.” Mais cela nécessitera un changement d’état d’esprit, ajoute-t-elle. “Il y a trois domaines dans lesquels ce changement doit s’opérer. Un, l’envergure: l’Europe doit mieux utiliser les possibilités que lui offre sa taille, comme elle l’a fait lors du covid. Deux, la vitesse: comment faire pour que les choses bougent beaucoup plus rapidement? Trois, le level playing field: comment créer un environnement dans lequel aucun Etat membre n’est exagérément avantagé ou désavantagé?”

Exemple de ce changement nécessaire? Environ 2.000 milliards d’euros de marchés publics sont dépensés en Europe mais seul 0,2% de cette somme est mis en commun au niveau européen. Aux Etats-Unis, le niveau fédéral représente 40% des marchés publics. “Si vous pouviez rassembler au niveau européen les marchés publics dans le secteur de l’innovation, de la défense ou ses soins de santé, cela aurait un effet structurant, cela permettrait de voir se développer des firmes européennes de grande taille qui pourraient se concurrencer les unes les autres”, explique Jan Mischke.

Et puis, l’Europe a également besoin d’un réservoir d’entreprises à forte croissance, des scale-up à même de s’étendre sur la totalité du continent, poursuit-il. “Pourquoi ne pas avoir un standard régulatoire commun chapeautant les 27 régimes nationaux des Etats membres? Une sorte de gold standard applicable sur la régulation, la TVA, le marché du travail? Une entreprise qui souscrirait à ce régime de règles communes pourrait se développer sur tout le territoire de l’Union.”

L’Europe a beaucoup de qualités. Elle abrite parmi les meilleurs talents de la planète, elle possède les chaînes industrielles et les écosystèmes les plus sophistiqués. Ce sont des forces sur lesquelles elle peut s’appuyer pour faire face à ce défi. “European Chips Act, Digital Market Act: beaucoup de choses se passent déjà au niveau européen. Mais nous devons en faire plus, plus vite”, conclut Jan Mischke..

(*) “Securing Europe’s competitiveness: Addressing its technology gap”, McKinsey 2022.

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