Pourquoi le groupe informatique wallon Odoo vaut plus de 2 milliards
La valeur du groupe informatique wallon créé par Fabien Pinckaers dépasse désormais les 2 milliards, alors que la société affichait fin 2020 un chiffre d’affaires de 83 millions. Ce n’est pourtant pas une erreur…
Quel parcours! Odoo, le groupe informatique wallon qui a développé un logiciel de gestion destiné aux entreprises, se posait encore des questions existentielles il y a 10 ans. Fin 2019, suite à l’arrivée du fonds américain Summit Partners dans son capital, il était valorisé à 400 millions d’euros. Et aujourd’hui, depuis que ce même Summit Partners a racheté totalement les parts de XAnge et partiellement celles de Sofinova, deux fonds français actionnaires historiques d’Odoo, la valeur de l’entreprise pilotée par Fabien Pinckaers dépasse les 2 milliards d’euros. “2,2 milliards, pour être précis”, souligne le CFO du groupe, Alessandro Mazzocchetti. Summit Partners détient désormais 20% du capital, le management possède aux alentours de 65%, puis arrive le duo d’investisseurs publics wallons SRIW et Noshaq avec 10%, Sofinova possédant le solde.
Nous sommes dans un contexte de start-up. Les paramètres sont différents. On s’intéresse surtout au revenu récurrent annuel.”
Alessandro Mazzocchetti, CFO d’Odoo
Pourtant, lorsqu’on survole le rapport annuel 2020 de la société qui publie pour la première fois des chiffres consolidés cette année, on peut s’interroger. Comment arriver à une telle valeur alors que le groupe affiche une chiffre d’affaires de 83 millions d’euros, un résultat d’exploitation de 2,5 millions et un résultat net de 98.000 euros?
La réponse, c’est que le bilan ne reflète ni la dynamique ni le business model de l’entreprise. En 2020, le chiffre d’affaires a bondi de 55%, les montants récoltés par les abonnements et l’assistance ont augmenté de 60%. Et comme le souligne Fabien Pinckaers, la marge d’Odoo est de 80%…
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Des revenus qui s’accumulent
“Nous sommes dans un contexte de start-up, rappelle Alessandro Mazzocchetti. Les paramètres de valorisation sont différents. On s’intéresse davantage au cash dégagé, à l’augmentation de la base de données, et surtout à l’ARR (annual recurring revenue)”. Le revenu récurrent annuel, ce sont ces revenus des abonnements et des licences, majorés des revenus récurrents provenant des modules complémentaires et des mises à niveau.
“Le chiffre d’affaires d’Odoo, ce que nous appelons le billing (ce qui est facturé aux clients) est un peu différent des chiffres de la Banque nationale (BNB), observe le directeur financier. Si vous achetez aujourd’hui un contrat de 12 mois, le chiffre d’affaires 2021 sera de quatre mois, mais la facture courra sur 12 mois. Les chiffres de la BNB ne reflètent donc pas forcément le cash qui rentre. La facturation, ce que paient les clients, atteindra 160 à 170 millions à la fin de cette année, et devrait être de 240 à 250 millions l’an prochain. Vous comprenez dès lors mieux la valorisation, comparable à celles de groupes comme Salesforce ou Wix”, ajoute Alessandro Mazzocchetti.
Wix, la plateforme en ligne qui permet de créer des sites internet, a réalisé l’an dernier un chiffre d’affaires de 988 millions de dollars. Les analystes financiers n’anticipent pas encore un résultat d’exploitation positif pour ces trois prochaines années. Pourtant, cette société israélienne est valorisé en Bourse à 12,5 milliards…
Idem pour Salesforce, le concurrent d’Odoo dans les logiciels de gestion pour entreprises. L’entreprise américaine devrait réaliser cette année un chiffre d’affaires de 21 milliards de dollars, mais est valorisée 12 fois plus, à près de 260 milliards. Son cours de Bourse a été multiplié par 10 en 10 ans (voir le graphique ci-dessous) et les opérations financières que le groupe réalise confirment ces valorisations: en juillet dernier, Salesforce a acquis la messagerie Slack pour 27,7 milliards de dollars, soit 25 fois les revenus escomptés pour cette année!
Système de rente
Gaëtan Servais, le CEO de Noshaq, le fonds liégeois qui détient 2% de la société, observe que lorsque l’on parle d’Odoo, il lui faut régulièrement rappeler la nature particulière de l’entreprise. “C’est un phénomène auquel nous sommes souvent confrontés dans la valorisation des 470 sociétés dans lesquelles nous avons une participation, assure-t-il. Nous devons expliquer assez souvent à des personnes qui avaient l’habitude de valoriser une société en prenant un multiple de l’Ebitda (le résultat avant le paiement des intérêts, des impôts, les dépréciations et les amortissements, Ndlr) que, dans certains secteurs comme la biotech ou le digital, ce n’est pas la même chose. En biotech, des sociétés accumulent des pertes pendant 10 ans avant de sortir un produit. Les critères de valorisation des sociétés manufacturières classiques ne fonctionnent pas, et l’on se base dès lors sur la valeur de la recherche et le chiffre d’affaires attendu. Pour Odoo, nous sommes dans le secteur du SaaS (Software as a Service) qui permet là aussi une valorisation différente parce que ces sociétés bénéficient d’un système de rente. Contrairement aux sociétés informatiques classiques qui doivent se battre chaque année pour faire leur chiffre d’affaires, vous avez ici un chiffre cumulatif.”
Ces sociétés spécialisées dans le SaaS sont en effet spéciales. “Leur business model est de fournir principalement des services en ligne, ce qui implique que le coût d’un client supplémentaire, ce qu’on appelle le coût marginal, est quasi nul, explique Damien Lourtie, CFO de la SRIW et administrateur chez Odoo. Avoir 1.000 ou 5.000 clients a peu d’impact sur les coûts fixes de l’entreprise mais amène des revenus récurrents, des abonnements. Et c’est au regard de ces flux d’abonnements que la société est valorisée, sur la base donc d’un multiple de ces revenus, qui varie en fonction de la localisation (Europe, Asie, Etats-Unis) et de la taille de la société.”
Or, Odoo est à la fois très présent aux Etats-Unis, atteint une taille critique et affiche une forte croissance. “Pour Odoo en particulier, ce multiple repose aussi sur la qualité de la société, ajoute Gaëtan Servais. Si le fonds Summit Partners est arrivé à cette valorisation, c’est parce qu’il considère qu’Odoo est un challengeur mondial. Avec une croissance de 50 à 70% par an, l’entreprise est à la fois une licorne et une supergazelle!”
“Et le plus exceptionnel dans la trajectoire d’Odoo, souligne Olivier Vanderijst, le président du comité de direction de la SRIW, est qu’elle atteint cette valorisation en n’ayant levé que 10 millions d’euros! La plupart des autres licornes dépasse le milliard de valorisation en ayant levé plusieurs centaines de millions.”
Contrairement à beaucoup de sociétés qui profitent de la hausse de leur valeur pour augmenter leur capital, l’entreprise dirigée par Fabien Pinckaers a donc réalisé tout son développement en s’autofinançant. C’est aussi la raison pour laquelle Odoo ne songe pas à une introduction en Bourse. “Ce n’est pas à l’ordre du jour, ni aujourd’hui, ni demain. Nous voulons être indépendants et ne pas travailler pour le cours de Bourse. Et nous n’y avons pas intérêt. Les sociétés qui s’introduisent en Bourse cherchent des capitaux. Mais nous n’en avons pas besoin”, résume Alessandro Mazzocchetti.
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Montée en puissance
Une autre caractéristique remarquable du groupe wallon est l’extraordinaire montée en puissance de ses affaires ces deux dernières années. “En 2019, Sofinova et XAnge avaient déjà cédé une partie de leurs parts à Summit Partners, qui faisait son entrée dans l’actionnariat. A ce moment, le multiple qui avait été utilisé était de huit fois le chiffre d’affaires récurrent, et l’on était arrivé à une valorisation de 385 millions d’euros, note Damien Lourtie. Aujourd’hui, avec ce renforcement de la participation de Summit, nous sommes sur un multiple de 22 fois le chiffre d’affaires récurrent et 2,2 milliards. Si Summit a accepté cette augmentation, ajoute-t-il, c’est parce que le prix moyen qu’il a payé après ces deux opérations reste correct par rapport aux valorisations américaines, par rapport au taux de croissance d’Odoo, et aussi parce que Summit espère dégager une plus-value substantielle dans le futur.”
Avec une croissance de 50 à 70% par an, Odoo est à la fois une licorne et une super-gazelle!”
Gaëtan Servais (Noshaq)
Car en deux ans, Odoo a changé de braquet. Le groupe wallon affiche une croissance bien plus importante. “Nous étions très bien placés pour profiter de l’accélération de la digitalisation causée par le covid”, se réjouit Alessandro Mazzocchetti. “En 2019, le business plan que j’avais réalisé pour Summit tablait sur une croissance de 30 à 35%, dit-il. Mais nous avons doublé ce chiffre: nous avons affiché 70% de croissance en 2019 puis 60% en 2020 et sans doute aussi cette année. Et nous pouvons espérer la poursuite de cette performance au cours de ces deux ou trois prochaines années. Difficile de voir ensuite…” Cette dynamique explique d’ailleurs pourquoi Odoo engage cette année un millier de personnes, dont la moitié en Belgique.
On ajoutera que si cette success story réjouit le management demeuré majoritaire, une société qui pèse plus de 2 milliards est aussi une formidable locomotive économique. “C’est pourquoi nous allons rester actionnaires, souligne le CFO de la SRIW, qui détient 8% du capital. Contrairement à d’autres fonds, nous avons la volonté d’accompagner la société sur le long terme. Et nous allons aussi aider Odoo à financer son réseau de partenaires (les entreprises qui implémentent les solutions Odoo auprès des entreprises, Ndlr) en Région wallonne car il s’agit de milliers d’emplois et d’un vivier de croissance.”
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