Luc Bertrand (Ackermans & van Haaren): “Cette crise va coûter cher. Et alors?”

"Il faut soutenir les entreprises qui étaient saines et ont toutes les chances de le redevenir" © Dieter Telemans

Président et homme fort du groupe d’investissement anversois Ackermans & van Haaren (AvH), Luc Bertrand est chaque jour confronté aux conséquences de la crise sanitaire sur les nombreuses entreprises du groupe. Il n’est pas inquiet pour autant. “Nous surmonterons la crise.”

” Quatre de mes amis, en bonne santé le mois dernier, sont aujourd’hui décédés “, confie Luc Bertrand en guise d’introduction. Rien d’étonnant donc à ce que le baron de 69 ans porte un masque FFP2 en entrant dans le grand bureau de direction du siège d’AvH à Anvers. Une fois installé à distance réglementaire, il le retire. De toute évidence, le capitaine d’industrie se montre extrêmement prudent tant en matière de santé que pour ses interviews, après s’être attiré autrefois les foudres des politiques pour ses déclarations hargneuses. A tel point qu’il enregistre notre conversation. C’est que Luc Bertrand, dont la fille Alexia est une coreligionnaire MR de la première ministre Sophie Wilmès, est très écouté. Cet homme d’affaires parmi les plus puissants du pays a assuré pendant un quart de siècle le succès du groupe AvH coté en Bourse, qui contrôle notamment l’entreprise de construction CFE, la société de dragage DEME, les banques privées Delen et Bank J. Van Breda ainsi que le consortium de maisons de repos Anima Care, et est l’actionnaire principal des groupes immobiliers Leasinvest et Extensa et du producteur d’huile de palme Sipef.

Il faut soutenir les entreprises qui étaient saines et ont toutes les chances de le redevenir.

TRENDS-TENDANCES. Cette crise vous empêche-t-elle de dormir ?

LUC BERTRAND. Non, même si la crise actuelle est sans commune mesure avec la crise financière de 2008 car cette fois, notre santé est en jeu. Mais je suis de nature optimiste, je l’ai toujours été. On ne peut pas progresser et faire du bon boulot avec une armée de collaborateurs si on n’a pas un but précis de croissance et de productivité pour tous. Et quand on poursuit un but précis, on ne peut être qu’optimiste. Je pense qu’un vaccin sera rapidement mis au point et distribué dès le mois de février. Il nous faut tenir bon encore neuf mois environ. La crise du coronavirus paralyse l’économie et nous coûtera cher, et alors ? Toutes nos entreprises continuent à fonctionner bon an mal an, au ralenti certes mais différemment aussi. La productivité et la rentabilité ne seront peut-être pas aussi élevées. Nous avons des problèmes avec DEME, par exemple parce que nous ne pouvons pas transporter les équipes de travail par avion. Mais nous trouvons des solutions. Nos entreprises ne sont pas fondamentalement touchées.

Luc Bertrand (Ackermans & van Haaren):

Que pensez-vous de la gestion de la crise ?

Il y a des choses que je ne comprends pas. Il y a quelques semaines, j’étais avec DEME à Taiwan qui compte le moins de victimes du coronavirus en Extrême-Orient. Tout le monde portait un masque, en rue, dans le train, dans le métro, etc. En Belgique, les autorités affirmaient jusqu’il y a quelques semaines que le port du masque n’est pas vraiment utile. Ce n’est pas possible. Des pays comme Taiwan ont déjà été confrontés à ce genre de crise sanitaire. Mais nous, avec tous nos experts, nous essayons de réinventer la roue. J’ai énormément de respect pour les experts mais je ne comprends pas leur attitude. Pourquoi la Belgique ne peut-elle pas suivre l’exemple du meilleur élève de la classe ?

Avec les syndicats, nous pouvons faire en sorte que la reprise se passe le mieux possible.

Le gouvernement accorderait-il trop d’importance à l’avis des experts, selon vous ?

Je n’irais pas jusque-là. Mais les Taiwanais ont déjà connu l’épidémie du Sras, une autre forme de coronavirus. Ils ont dû s’adapter. Ils ont donc été plus efficaces que nous et le nombre de morts est moins élevé. A Taiwan, tout le monde est testé tandis qu’ici… Ce ne sont pas les exemples d’efficacité qui manquaient. Nous aurions dû acheter des masques, des tests et des tenues de protection il y a plusieurs mois. Il y a donc moyen de faire mieux mais la Belgique est d’une complexité sans nom. J’ai beaucoup d’admiration pour notre Première ministre. Sophie Wilmès travaille dans l’intérêt général. Elle a pris toutes les mesures nécessaires pour préserver notre santé et limiter le nombre de morts. Elle a aussi martelé que rien n’est sûr, que l’assouplissement des mesures pouvait être remis en question le cas échéant, ce qui ne la rend pas populaire. Il faut bien admettre que le gouvernement agit parfois de façon maladroite. Il lui a fallu une journée entière pour se mettre d’accord et il y est enfin arrivé. Voyons le bon côté des choses. Le gouvernement a pris des mesures pour préserver le pouvoir d’achat des citoyens et ne s’est pas trop mal débrouillé, jusqu’à présent.

Après la crise et peut-être même avant la fin, le triste carrousel politique des querelles et de l’incapacité à se mettre d’accord se remettra à tourner.

Tous les décisionnaires du fédéral et du régional ont passé des journées entières ensemble. Des personnes qui ne s’étaient jamais adressé la parole jusque-là ont dû se parler pour prendre des décisions importantes. J’espère qu’ils poursuivront sur leur lancée et qu’on assistera à ce que j’appellerais un retour à plus de confédéralisme. Je pense aussi que nos politiques deviennent plus intelligents. Ils prennent conscience que la structure des compétences n’est pas au point dans ce pays et qu’il faut faire des économies.

En allégeant l’appareil de l’Etat par exemple ?

Oui (rires), même si ce n’est pas vraiment le moment de lancer le débat. Cela me semble vraiment indispensable.

La question est : qui va payer la facture de la crise ?

Nous n’avons pas le choix. Il faut soutenir les entreprises qui étaient saines et ont toutes les chances de le redevenir. Le système du chômage temporaire est fantastique. Les mesures d’aide des banques qui autorisent l’étalement des remboursements de certaines dettes sont judicieuses. Elles permettront de relancer rapidement la production après la crise. Espérons que la majeure partie de notre économie en sortira indemne. A combien s’élèvera la facture ? Les chiffres fusent dans tous les sens, de 5 à 15% de notre produit intérieur brut. Les journalistes ont le don de nous faire peur. Nous devrons prendre en charge une partie de la dette pour financer la crise mais la situation est incomparable à la crise de 2007 et 2008. A l’époque, le Premier ministre Yves Leterme était intervenu au niveau des taux d’intérêt. L’Etat jouit aujourd’hui d’une formidable capacité d’emprunt. Par ailleurs, la plupart de nos entreprises continuent à tourner. Au ralenti mais elles tournent. Seule la construction est à l’arrêt mais une reprise devrait être possible à la mi-mai.

Je crains la nationalisation d’une grande partie de l’économie.

Mais revenons-en à votre question : l’endettement devra être revu à la hausse. La dette qui tournait autour des 100% du PIB devrait s’élever, d’ici à la fin de l’année, à 105 à 115%, selon qu’on est plutôt négativiste ou positiviste. La dette ne dépassera jamais beaucoup plus que 110% du PIB. Le gouvernement fait preuve de sagesse dans la mesure où il a confié une partie de l’effort aux banques. Les organismes bancaires, considérés comme les ” grands fautifs ” de 2008, méritent-ils cette étiquette ? Faisons preuve de solidarité et essayons de résoudre les problèmes ensemble, le mieux possible.

Outre la dette supplémentaire, faut-il également assumer le financement monétaire ?

Oui et la Banque centrale européenne (BCE) le fera. Dans le contexte déflationniste actuel, les taux d’intérêt resteront probablement très bas pendant un long moment encore et nous pourrons rembourser ce financement sur une longue période, comme ce fut le cas après 2008.

Le spectre de l’impôt sur la fortune refait surface.

Je doute qu’aller chercher l’argent dans la poche des plus nantis soit vraiment efficace. Cet argent doit être réinvesti dans l’économie et dépensé, sans quoi notre économie risque de s’effondrer. Tous ceux qui ont déjà essayé s’en sont mordu les doigts.

Que voulez-vous dire ?

Prenez l’exemple de la France. L’économie est sur les rotules. Aux Pays-Bas également, les investissements diminuent. C’est un modèle de pensée négatif. Statistiquement parlant, la Belgique est la moins dysfonctionnelle en termes de richesse. Autrement dit, notre prospérité est mieux équilibrée que dans n’importe quel autre pays du monde.

De nombreux travailleurs gagnent moins ou ont perdu leur emploi à cause de la crise. L’inégalité risque de s’aggraver et il sera probablement fait appel aux employeurs.

Je suis tombé de ma chaise quand le gouverneur de la Banque nationale a dit que dans le sud du pays, 60 à 70% de l’économie étaient aux mains de l’Etat. En d’autres termes, près de 65% des travailleurs ne sont pas impactés par la crise, une situation financée par les exportations de ce pays. Et qui exporte ? Les entreprises privées comme les nôtres. La Belgique a mis en place des mécanismes pour assurer la meilleure répartition possible et il vaut mieux y réfléchir à deux fois avant de changer quoi que ce soit. On a besoin de cette autre partie de la population qui paie pour cela. Il ne faudrait surtout pas la démotiver.

La perte de revenus et d’emplois est du pain bénit pour certains.

Evidemment. Les populistes en feront leurs choux gras.

L’Etat a-t-il les moyens de payer pour tous les dégâts dans tous les secteurs ?

On verra. C’est encore trop tôt pour le dire. La Belgique a toujours su rebondir. Nous nous en sortirons. Je crains surtout la nationalisation d’une grande partie de l’économie.

Ce n’est pas le seul danger qui nous guette. Il y a aussi le Brexit, l’impact de Donald Trump sur les relations commerciales, etc.

Oui mais il y a toujours eu et il y aura toujours des défis à relever. Le rôle du conseil d’administration et de la direction consiste à anticiper pour pouvoir les relever. Pour Charles Darwin, le vainqueur est non pas le plus intelligent mais celui qui est capable de s’adapter. Nous devons nous adapter constamment. Ce qui est nouveau, par contre, c’est la rapidité du changement. L’exercice 2019 a été une année record pour nous et voici qu’éclate cette pandémie. Heureusement, notre bilan est très solide, les liquidités suffisantes et la santé de nos entreprises florissante. Notre groupe en sortira grandi. Il n’y a absolument aucune raison de s’inquiéter : les entreprises retrouveront le niveau d’avant la crise.

Nous n’avons rien perdu de notre prospérité ?

Non. Nous n’en sommes pas à notre première pandémie, nous avons tendance à l’oublier, et la science a fait d’énormes progrès. Je suis persuadé que monsieur Stoffels ( Paul Stoffels, le responsable flamand de la recherche dans l’entreprise américaine Johnson & Johnson qui planche sur un vaccin contre le Covid-19, Ndlr) et ses collègues trouveront des solutions.

L’Europe s’est-elle montrée à la hauteur ?

C’était une occasion en or pour l’Europe et les élites allemands de la Commission, dont la présidente Ursula von der Leyen, de faire un geste de solidarité et de faire don de 500 ou 1.000 milliards à l’Italie, le premier pays européen à être durement touché par la crise. Les Italiens seraient devenus de vrais Européens dans l’âme. L’Europe ne l’a pas compris et c’est très regrettable. Elle s’est enfin engagée dans cette voie mais un peu tard, malheureusement. Elle a raté une occasion unique.

Certains points devront être sérieusement débattus. Comment est-il possible que l’Europe soit à ce point dépendante de la Chine pour son approvisionnement en masques ? Les Chinois sont beaucoup plus malins que nous. Ce sont d’excellents hommes d’affaires. Résultat : les masques sont beaucoup trop chers. L’Europe doit revoir sa stratégie et réfléchir à ce qu’elle peut et doit produire en Europe. C’est une des conclusions à tirer de la crise. Les Chinois peuvent pour ainsi dire tout faire en Europe alors que nous avons toutes les difficultés du monde à faire des affaires en Chine. Je ne comprends pas que la Commission européenne n’insiste pas plus sur un level playing field.

Nous avons toujours dû nous adapter constamment. Ce qui est nouveau, c’est la rapidité de changement.

La crise est-elle synonyme d’opportunités pour AvH également ? Envisagez-vous de créer une nouvelle division par exemple ?

C’est possible. Jan Suykens, mon successeur, et ses collaborateurs forment une équipe solide. Des opportunités se profilent déjà et il y en aura probablement d’autres. Mais il est encore trop tôt pour les saisir. Les affaires tournent au ralenti et les bénéfices seront moins élevés cette année, quoique tout à fait honorables.

Pour Johan Thijs, CEO de KBC, les entreprises malades ne doivent pas nécessairement être secourues. Les arbres malades doivent être abattus, dit-on.

Il n’y a pas d’arbres malades dans notre groupe. Pas même Euro Media Group (EMG), une de nos participations, leader de la prestation cinématographique dans le sport. Bien que durement impacté comme le secteur tout entier, EMG a les moyens de survivre.

Etes-vous optimiste pour AvH ?

Oui. Ce ne sont pas les idées qui manquent. Nos entreprises de construction, les seules du groupe à devoir stopper, reprendront bientôt leur activité. La santé des ouvriers est prioritaire dans la construction et nous ne voulons prendre aucun risque. Je compte aussi sur nos partenaires sociaux. On trouve toujours quelque chose à reprocher à une entreprise qui emploie 5.000 à 6.000 personnes, que ce soit le non-respect des distances sociales ou du port du masque. Il est toujours possible de nous mettre des bâtons dans les roues et de nous compliquer la vie. Mais c’est au détriment de l’économie. Ensemble, faisons en sorte que tout se passe pour le mieux.

Les syndicats doivent faire preuve de bonne volonté, c’est ce que vous voulez dire ?

Oui et je pense qu’ils le feront. Tout finira par rentrer dans l’ordre, j’en suis sûr. (rires)

Profil

Luc Bertrand (Ackermans & van Haaren):
© DIETER TELEMANS

– Né le 14 février 1951 à Léopoldville

1974 : diplôme d’ingénieur commercial (KUL), débute sa carrière chez Bankers Trust à New York, puis à Londres et Amsterdam

1980 : vice-président de Bankers Trust

1985 : directeur d’AvH

1987-1990 : directeur administratif et financier d’AvH

1990-1995 : directeur général d’AvH

1991 : Manager de l’Année élu par nos confrères flamands de ” Trends ”

1996-2016 : CEO d’AvH

Depuis 2016 : président d’AvH

Partner Content