Les familles Lotus Bakeries et la recette du succès

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Ceux qui ont mis 33 euros sur la table pour une action Lotus Bakeries à son entrée en Bourse fin 1988 peuvent aujourd’hui la revendre pour plus de 5.500 euros. Aucune action belge n’a fait mieux au cours du quart de siècle écoulé. Et pourtant, Lotus propose des biscuits, un produit peu sexy. Comment une entreprise familiale a-t-elle réussi ce tour de force?

Impossible de les manquer. Dans tous les supermarchés, les rayons de biscuits regorgent de produits Lotus Bakeries. L’entreprise familiale produit du chocolat, des gâteaux, des biscuits, des en-cas sains, du pain d’épices, des gaufres, etc. Mais sa marque phare reste le Biscoff, toujours connu en Belgique sous le nom de Speculoos Lotus.

Les performances boursières de Lotus Bakeries sont tout aussi remarquables. A 5.500 euros, l’action est la plus chère d’Euronext Bruxelles en termes nominaux, alors que le biscuitier n’y a fait son entrée qu’en décembre 1988 à environ 33 euros. Dommage que les petits actionnaires n’aient pas accompli la totalité du parcours (lire l’encadré “Le mythe du petit actionnaire” ci-dessous).

Quelle est la recette du succès des actionnaires familiaux qui détiennent toujours près de 56% de l’entreprise via la fondation de droit néerlandais Administratiekantoor van Aandelen Lotus Bakeries?

Le mythe du petit actionnaire

C’est une question que nous avons sans doute été nombreux à nous poser: quelle fortune aurais-je accumulée si j’avais acheté des actions Lotus Bakeries fin 1988? L’idée est séduisante. Sauf que ce petit actionnaire mythique semble ne pas exister. Du moins sur la base des listes de présence aux assemblées générales du biscuitier coté en Bourse, qui sont déposées au greffe du tribunal de commerce. Avec cette nuance importante que les nombres d’actions renseignés dans ces listes ne correspondent pas nécessairement aux lots que détiennent effectivement les actionnaires. Et que les petits actionnaires se rendent rarement aux assemblées générales.

Trends-Tendances a épluché les listes depuis l’entrée en Bourse du groupe en décembre 1988. Le seul petit actionnaire qui y apparaît, et seulement à partir de 2002, est Jozef Borms. L’ancien administrateur délégué du producteur de pain d’épices Vondelmolen possédait alors 100 actions. Jozef Borms est décédé en 2016. En 2020, son fils Jan Borms, actuel administrateur délégué, détenait 10 actions en son nom et 25 au nom de la SA Vondelmolen. “Mon père était actionnaire de longue date. Moi-même, je détiens ces actions depuis très longtemps, explique Jan Borms. Je ne vends presque jamais d’actions. Lotus Bakeries est un exemple d’entreprise de croissance bien gérée. Je ne peux pas me permettre de vivre de mes rentes ; malheureusement, j’achète trop peu d’actions. Mais Lotus Bakeries est certainement l’action la plus performante de mon portefeuille.”

Un plus grand actionnaire a vu une belle plus-value lui passer sous le nez. En mars 2002, la Société nationale de portefeuille, un véhicule de la famille Frère, hérite de 52.500 actions pour une valeur de plus de 2 millions d’euros dans le cadre d’un échange pour l’apport d’une usine de gaufres Suzy à Courcelles. Mais elle les revend quelques mois plus tard aux familles propriétaires de Lotus Bakeries. Elles ont aujourd’hui une valeur boursière d’environ 289 millions d’euros.

Placez tous vos oeufs dans le même panier

L’entreprise est contrôlée par deux familles. Les Boone, dont la figure de proue est le CEO Jan Boone (50 ans), et la famille Stevens. Cette dernière se compose en fait d’une seule personne, le discret Anton Stevens (lire l’encadré “L’Alexandre Van Damme des biscuits” ci-dessous). Au contraire, par exemple, des aristocrates belges propriétaires d’AB InBev, les familles Boone et Stevens ne procèdent pas à d’investissements notables dans d’autres entreprises. Les brasseurs détiennent des holdings de diversification qui pèsent des milliards d’euros. Avec comme devise: ne placez pas vos oeufs dans le même panier.

L’Alexandre Van Damme des biscuits

Anton Stevens est le plus grand actionnaire individuel de Lotus Bakeries. C’est le seul membre de la troisième génération de la famille Stevens, qui s’est allié à la famille Boone en 1974. Tout comme la “plus grande fortune belge” Alexandre Van Damme parmi les Belges d’AB InBev, il fait donc un peu figure de vilain petit canard.

Et comme Van Damme, Anton Stevens est un homme particulièrement discret. Il ne donne pas d’interview, il est impossible de trouver des photos de lui. Ce célibataire (46 ans) vit avec sa mère Gerarda De Corte (88 ans). Il n’a aucun rôle opérationnel chez Lotus Bakeries. “Anton est un homme très intelligent, très instruit, explique Jan Boone. Pour nous, il fait un peu partie de la famille… Nous sommes ensemble depuis si longtemps. Je l’adore. Anton arrive toujours très bien préparé aux réunions du conseil d’administration. Et il a une mémoire exceptionnelle. Anton se souvient de tous les détails, même d’une réunion d’il y a sept ans.”

Les familles propriétaires de Lotus Bakeries font exactement l’inverse: elles investissent surtout dans leur propre entreprise. Le nombre d’actions familiales reste ainsi remarquablement stable. Plus encore: leur participation dans Lotus Bakeries a augmenté au cours de la décennie écoulée. En novembre 1988, juste avant l’entrée en Bourse, 17 membres des deux familles issus de plusieurs branches ont regroupé leurs plus de 400.000 actions dans un véhicule de contrôle familial. Aujourd’hui, la fondation de droit néerlandais détient plus de 450.000 actions.

Cette stabilité cache cependant une profonde évolution entre les branches de la famille. Si Anton Stevens est resté un actionnaire très fidèle, trois branches se partagent aujourd’hui le contrôle de l’entreprise au sein de la famille Boone. Toutes descendent du patriarche Jan Boone (voir l’arbre généalogique ci-dessous): avec Anton Stevens, les familles des frères Karel, Matthieu et Johan détiennent plus de 90% du capital familial. Ce n’est pas un hasard si elles ont également la main sur tous les mandats d’administrateurs familiaux. Jan Boone, un fils de Matthieu, est CEO. Son neveu par alliance Jan Vander Stichele est président du conseil d’administration.

Les familles Lotus Bakeries et la recette du succès

“Nous avons regroupé les actions dans la fondation de droit néerlandais en 2010, explique Jan Boone. Certains actionnaires ne nous ont pas rejoints, mais pas par mécontentement. Une fondation présente des avantages et des inconvénients. Ceux qui n’y adhèrent pas ont l’avantage de la liberté. Ceux qui y adhèrent peuvent également participer à la gestion de l’entreprise. Mais ils se retrouvent également liés aux autres. La fondation garantit ainsi un certain ancrage. Nous croyons dans les entreprises avec un actionnaire de référence qui prend des décisions pour le long terme. Mais nous ne nous sommes pas unis parce que nous avons des liens familiaux. Nous croyons en l’avenir et la stratégie de l’entreprise. Des liens de parenté ne constituent pas un ancrage suffisant.”

Les familles Lotus Bakeries et la recette du succès

Marque forte

A Lembeke, au coeur du lointain et tranquille Meetjesland, perdu entre Gand et la frontière néerlandaise, on a manifestement une grande foi en son savoir-faire. Pendant plus d’une décennie, l’action n’a pas décollé en Bourse. La situation a commencé à s’améliorer à partir de 2003. Et le véritable envol est intervenu en 2010. Mais l’ambition a toujours été présente. “Nous voulons faire de Lotus Biscoff une des plus grandes marques au monde“, affirment sans ciller Jan Boone et Jan Vander Stichele dans le dernier rapport annuel. La marque est vendue dans plus de 60 pays. Lotus Biscoff doit devenir le troisième biscuit le plus populaire au monde. Les numéros un et deux sont Oreo et Chips Ahoy, tous les deux entre les mains de la multinationale Mondelez International. Lotus Biscoff figure actuellement en neuvième position. Les lignes de production de Lembeke sortent 7 milliards de Lotus Biscoff par an. L’usine américaine en produit 1 milliard.

Cette politique de marque n’est pas tombée du ciel. Le rapport annuel de 2002 est déjà centré sur la marque Lotus – plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires ou 70% du total. Les années précédentes, l’entreprise avait trop investi dans différentes marques. Le fait qu’il n’y ait désormais qu’une seule marque Lotus a accéléré la croissance.

“Tout ce que nous faisons c’est pour le long terme” – Jan Boone© pg

Direction

Lotus Bakeries est le fruit de la fusion de deux biscuitiers du Meetjesland. En 1934, trois frères – Emiel, Henri et Jan Boone – créent à Lembeke le Banket- en Peperkoekbakkerij Lotus, qui produit du spéculoos et du pain d’épices. Dans la commune tout proche d’Oostakker, le pâtissier Marcel Stevens produit des cakes et des madeleines avec son entreprise Corona depuis 1937. Ils sont leaders dans leur segment en Belgique quand ils fusionnent en 1974. Le mariage tient toujours.

La gestion familiale est tout aussi cohérente. Les dirigeants de la deuxième génération ont été contraints de quitter leur fonction à leur 70e anniversaire, la limite d’âge fixée pour les administrateurs. Antoine Stevens, le père de l’actionnaire actuel Anton Stevens, a travaillé dans l’entreprise familiale de 1965 à 2003. Les frères Karel et Matthieu Boone ont également été priés de laisser leur place à 70 ans. Karel y a été actif de 1966 à 2012, Matthieu de 1972 à 2016. Tous deux ont été CEO et administrateurs délégués, plus tard présidents du conseil d’administration. Karel Boone a également acquis une certaine forme de notoriété dans les années 1990 comme président de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB). En mai 1996, Trends-Tendances voyait dans sa nomination un signal clair du désir de la FEB de mettre en évidence l’importance des PME. A l’époque, le biscuitier n’était qu’une grosse PME familiale.

La génération actuelle, la troisième, montre la même détermination. Le CEO Jan Boone a commencé par accumuler de l’expérience ailleurs, notamment chez PwC et Omega Pharma. Ce diplômé en économie de la KU Leuven est revenu au bercail en 2005, devenant CEO en 2011. Son neveu par alliance et ingénieur Jan Vander Stichele a commencé comme directeur de Lotus Bakeries France en 1996, et est devenu président du conseil d’administration en 2016.

Jan Boone et son épouse Isabelle Maes sont les seuls membres de la famille à exercer des fonctions opérationnelles chez Lotus Bakeries. Jan Boone en est le CEO, Isabelle Maes dirige la division Natural Foods. “Nous préférons une direction familiale, mais uniquement au niveau du comité de direction mondial, se justifie Jan Boone. Il ne serait pas bon que des membres de la famille se trouvent disséminés à différents échelons de l’entreprise, sous l’autorité de personnes extérieures à la famille. J’ai préparé la transition avec mon oncle et mon père pendant cinq ans. Il faut éviter les changements abrupts. Mais dès qu’on devient CEO, il n’est plus question que le prédécesseur erre encore dans les couloirs plusieurs jours par semaine. Nous sommes très stricts sur ce plan. Mon père a fêté son 65e anniversaire le 21 mai, un samedi. Le 20 mai, il arrêtait: il n’est plus venu au bureau. On peut être en aussi bonne santé que l’on veut, à 65 ans, on prend sa retraite.”

Lotus Biscoff doit devenir la deuxième marque de biscuits la plus connue au monde.
Lotus Biscoff doit devenir la deuxième marque de biscuits la plus connue au monde.© pg

Mariages de raison et dentistes

Les familles cultivent l’humilité. Au contraire de certaines autres grandes fortunes familiales belges, personne n’habite dans un château. D’un point de vue financier, elles sont également plus transparentes que les familles à la tête d’AB InBev, par exemple. Les actions de la famille sont certes hébergées dans une fondation de droit néerlandais, mais celle-ci mène toujours à une des sociétés de patrimoine belges, dont la plupart mentionnent clairement le nombre d’actions Lotus Bakeries. Ici, on ne trouve pas de société écran au Luxembourg ou dans des paradis fiscaux exotiques.

Evidemment, des dividendes refluent régulièrement des sociétés de patrimoine vers les actionnaires. Mais il s’agit rarement de montants énormes. Les sociétés de patrimoine sont surtout en pleine santé, la valeur de l’actif ne reflétant d’ailleurs pas la valeur boursière actuelle de Lotus Bakeries.

Les familles Lotus Bakeries et la recette du succès

Malgré cette humilité, les familles entretiennent jalousement leurs connexions avec les réseaux d’affaires flamands. En témoignent plusieurs mariages de raison avec des hommes d’affaires à succès. Benedikte Boone est la conjointe de Francis Eeckhout, CEO et actionnaire principal du fabricant de matériaux de construction cotée en Bourse Deceuninck. Sofie Boone, la soeur du CEO Jan, est gérante d’une pharmacie. Son époux Joseph Baert (51 ans) possède un bureau de conseil spécialisé dans les transferts familiaux et est président du conseil d’administration de Bekina, un producteur de bottes dans les Ardennes flamandes.

Evelien Boone (51 ans), fille de Stanislas Boone, est mariée à Philippe Vandeurzen, administrateur délégué de De Eik, la société de patrimoine de la célèbre famille d’affaires Van Waeyenberge. Son frère Frederik (49 ans) était marié avec Annick Draelants, le CEO du producteur de protections solaires et de stores Harol à Diest. Frederik Boone est un des rares rejetons de la famille à faire de la politique, en tant que chef de groupe de la N-VA à Diest.

On remarquera également la présence de nombreux dentistes dans l’arbre généalogique. Administrateur de Lotus Bakeries, Johannes Boone (70 ans) a été propriétaire d’un cabinet de dentiste avec son épouse Hilda Kirsch (70 ans). Kristin, une fille de Karel Boone, est également dentiste. Stanislas a même deux enfants dans ce secteur: Cathérine (53 ans) et Thomas (46 ans). Ce dernier est technicien dentiste à Lembeke. Ceux qui mangent trop de spéculoos et autres sucreries savent donc où se rendre…

Jan Boone à propos…

… du sens de la famille chez Lotus Bakeries. “Notre cohésion est assez unique. Toutes ces années ensemble, y compris avec la famille Stevens… Nous avons une confiance tranquille dans notre stratégie. Quand nous investissons ou mettons sur pied une structure, c’est pour le long terme. Et nous en avons récolté les fruits. Tous les membres de la famille sont fiers de l’entreprise et de la marque Lotus Biscoff. Surtout quand ils vont à l’étranger, et reçoivent un de nos spéculoos avec un café. Ou quand ils reçoivent un compliment pour un de nos produits. Souvent, cela les rend plus heureux que le cours de Bourse. Cette fierté est partagée par tous les membres de la famille. Mais ils savent aussi se montrer critiques. Par exemple, quand on lance un produit qu’ils apprécient moins, ils se font entendre. Ou quand il y a un problème avec l’emballage d’un de nos produits qu’ils ont acheté: j’en suis immédiatement informé. Mais c’est bien ainsi. Ils ne me dérangent jamais. Ces petites antennes partout sont très utiles.”

… sa jeunesse comme enfant d’usine. “Mon père Mathieu m’emmenait à l’usine et dans les bureaux le week-end. A l’époque, il parlait tous les jours de l’entreprise. Cela a fatalement une influence. C’est lui qui a lancé l’internationalisation de notre marque Lotus Biscoff. Un travail que je voulais poursuivre. Mon oncle Karel a posé les bases des structures stratégiques. La clarté de l’entreprise, l’organisation de la structure actionnariale… Peut-être voulais-je déjà inconsciemment devenir CEO quand j’étais enfant. J’ai trois semaines de plus que ma nièce Benedikte Boone. Nous étions dans la même classe à Lembeke, dans l’école du village. Nous avions 10 ans et nous devions dire ce que nous vou- lions faire plus tard. J’ai répondu: “Plus tard, je veux être comme nonkel Karel”.”

… son grand-père Jan. “J’ai hérité de son prénom en tant que petit-fils aîné. Il gardait jalousement la recette unique de notre spéculoos. Cela aussi est ancré dans l’ADN de notre entreprise. Ce goût spécifique vient de lui. S’il connaissait le nombre de pays où nous vendons aujourd’hui son biscuit, il serait incroyablement fier.”

… son frère défunt Steven (1978-2016). “Je pense encore à Steven tous les jours. J’avais un très bon lien avec mon frère. Il avait une personnalité différente de la mienne. Il est décédé d’une maladie rare. Un tel événement a plutôt tendance à rapprocher une famille. J’ai toujours gardé un sentiment de perte. Steven serait fier s’il voyait ce que nous réalisons tous aujourd’hui.”

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