Familles influentes: les actionnaires d’AB InBev n’ont plus grand chose à voir avec la brasserie
Les Belges de la grande famille AB InBev oeuvrent depuis des années, dans la plus grande discrétion, à la création de méga-holdings dont la valeur dépasse largement celle des plus grands holdings belges cotés en Bourse. Les 7.126 millions d’euros versés à titre de dividendes par le géant brassicole au cours des cinq dernières années ont été investis dans des dizaines d’entreprises, aussi variées que multiples.
AB InBev, le plus grand groupe brassicole au monde, connaît des difficultés depuis cinq ans. Son dernier grand fait d’armes remonte à l’automne 2015, à savoir l’acquisition du numéro deux mondial SABMiller. Le cours des actions frôlait alors les 124 euros. Depuis lors, la situation ne fait que se détériorer. Le cours actuel d’environ 50 euros est retombé au niveau de 2012. Malgré des positions ultra-solides sur le marché mondial, l’investisseur ne voit que le verre à moitié vide, décrie l’endettement et craint les retombées de la crise du coronavirus.
Et les familles belges dans tout cela ? Le cours peu élevé des actions ne les réjouit guère, cela va sans dire, même si AB InBev a fait preuve d’une incroyable générosité ces cinq dernières années. Jamais encore les familles n’avaient bénéficié de dividendes aussi plantureux (même si légèrement plus chiches en 2019) : les Belges de la grande famille AB InBev ont encaissé pas moins de 7.126 millions d’euros en dividendes.
Des millions à la pelle
Que faire avec 7.126 millions d’euros ?Comment investir judicieusement des montants aussi faramineux ? Le gigantisme des holdings d’investissement des Belges d’AB InBev a de quoi interpeller. Le groupe qui s’articule autour d’Alexandre Van Damme et la famille de Spoelberch, de Wespelaar, dans le Brabant flamand, sont les deux grands initiateurs. Leurs holdings d’investissement comptent parmi les plus importants du pays. Ackermans & van Haaren, Sofina, les mono-holdings Solvac et Financière de Tubize sont moins imposants. Seul le GBL Holding coté en Bourse (autour de la famille Frère) et dont la valeur avoisine les 13 milliards d’euros rivalise avec ceux des dynasties de brasseurs. Notons toutefois que GBL Holding n’appartient que pour moitié à la famille.
Patrinvest, le holding privé luxembourgeois patronné par Alexandre Van Damme, vaut 14 milliards d’euros et appartient entièrement à la famille. Idem pour la famille de Spoelberch. Ses holdings grands-ducaux Vedihold et Agémar, tout aussi privés, pèsent ensemble également près de 14 milliards d’euros. Avec une nuance de taille : le holding Agémar est émaillé d’actions brassicoles. Du fait de la chute des cours, sa valeur comptable fin 2019 était donc de plus de 1,5 milliardd’euros supérieure à sa valeur boursière.
Du berceau à la tombe
La volonté des investisseurs de diversifier leur portefeuille est parfaitement légitime. Les familles se sont toujours distinguées par leurs placements en dehors de la brasserie, fidèles au fameux adage “Il ne faut pas mettre tous ses oeufs dans le même panier”.
La diversification s’est toutefois intensifiée ces dernières années, avec un impact sociétal toujours plus grand. Il serait même possible d’organiser sa vie entière en fonction des multiples investissements réalisés par ces familles. Comme commencer sa journée par un petit déjeuner au Pain Quotidien, avaler un hamburger sur le pouce le midi dans un Burger King, se sustenter le soir des en-cas, fromages, sauces et autres produits du Groupe Kraft Heinz Group…, etc.
Les familles investissent aussi de plus en plus dans l’alimentation saine, comme les produits sans gluten et sans sucre. Sans parler des boissons, évidemment, et pas uniquement des bières. Les familles règnent aussi sur des usines de boissons rafraîchissantes, des domaines vinicoles et le large éventail de spiritueux du groupe français Rémy Cointreau. Et si toutes ces boissons vous causent des problèmes de raideur dans les jambes ou des soucis dentaires, pas de panique : l’orthopédie et la dentisterie font également partie du portefeuille d’investissement.
Près de ma Stella
“Chez moi, c’est près de ma Stella” : le fameux slogan des années 1990 ne s’applique pas uniquement à la bière. Les familles s’occupent aussi de votre intérieur. Alexandre Van Damme, le plus célèbre des Belges d’AB InBev, investit par exemple depuis plusieurs années dans quelque 25.000 hectares de forêts dans l’ouest de la Roumanie, des terrains confiés aux bons soins de sylviculteurs. Le bois converti en matériau de construction est acheminé par le biais de la société productrice de chaux Carmeuse. Quant au groupe français Gerflor, il fabrique des revêtements de sols et muraux. Votre habitation a besoin d’un petit coup de propre après tous ces travaux ? HG International propose, lui, une large gamme de produits de nettoyage et d’entretien.
Envie de faire fortune comme les Belges de la grande famille AB InBev ? Ne vous cantonnez en tout cas pas aux actions brassicoles. Le gestionnaire de patrimoine Degroof Petercam, détenu partiellement par les familles, peut vous aider à faire fructifier votre fortune… Vous rêvez d’une petite escapade en mer ? Embarquez à bord d’un des yachts de luxe Princess Yachts, un autre investissement estampillé AB InBev. Et si vous avez des goûts plus modestes, pourquoi ne pas assister à un match d’Anderlecht, le club de football préféré d’Alexandre Van Damme ? Enfin, vous aimeriez vivre vos derniers jours dans le plus grand confort ? C’est tout à fait possible dans une des maisons de repos des familles AB InBev.
Ou peut-être avez-vous besoin de réfléchir au gigantisme de la politique d’investissement de ces dernières années… mais même pour une bonne nuit de sommeil, vous pouvez faire appel aux familles : le Meininger Hotel, l’ancienne brasserie Belle-Vue de Molenbeek-Saint-Jean, vous accueillera à bras ouverts. L’ex-groupe Interbrew y brassait de la kriek jusqu’au début des années 1990. Après plusieurs années d’inoccupation, le site d’AB InBev a été reconverti par le promoteur Nelson Group en hôtel, appartements et musée (le Mima). Et devinez qui est l’actionnaire majoritaire de Nelson Group ? La famille de Spoelberch de Wespelaar.
Pas question de perdre de l’argent …
Tous les actionnaires familiaux ne sont pas des hommes d’affaires pour autant. Vous pensez, pas moins de 200 descendants disséminés sur sept générations ! Le landerneau brassicole compte aussi des pilotes de course, des éleveurs de chevaux, des dessinateurs de BD, des actrices, des musiciens, etc. Tous partagent au moins un trait de famille : ils sont rarement des losers. Certains devraient toutefois veiller un peu plus au grain. Nous ne citerons qu’un seul exemple, anonyme. Monsieur X, 74 ans, passablement fortuné, vit dans une demeure pas spécialement tape-à-l’oeil en Région bruxelloise. Cet heureux propriétaire d’un million de titres brassicoles est à la tête d’un holding individuel qui ne connaît aucune dette financière et possède des liquidités à hauteur de quasi 87 millions d’euros, mais dont il ne fait pour ainsi dire rien. Notre homme a donc dû “se contenter” de 50.000 euros de dividendes annuels lors des trois derniers exercices comptables.
Les pilotes de course sont peut-être, eux, les plus habiles à faire vrombir leur capital. Plusieurs enfants de la famille van der Straten-Ponthoz sont férus de sport mécanique. “C’est dans nos gènes. Je suis né avec des boulons dans mon corps”, plaisantait le comte Marc van der Straten-Ponthoz (72 ans) dans La Dernière Heure en 2010. Des gènes très coûteux. Jusqu’à fin 2018, sa société Belgian Racing SA a encaissé un report de dettes de quasi 22 millions d’euros. Le comte a revêtu le costume d’administrateur l’an dernier. Les courses motocyclistes sont sa nouvelle passion depuis 2015. Son écurie de Moto GP2, sponsorisée par le brasseur espagnol Estrella Galicia, a décroché par trois fois le titre de champion du monde au cours des quatre dernières années. La GP2 est le deuxième championnat le plus important du monde.
…ni de payer trop d’impôts
Les intérêts, y compris ceux des sociétés patrimoniales individuelles, sont souvent mis à l’abri dans des holdings luxembourgeois. Ainsi, le holding Eugénie Patri Sébastien n’a payé que 4.815 euros d’impôt annuel (sur un bénéfice net de 833 millions en 2019) au cours des trois derniers exercices comptables. Impact sociétal, oui, mais sans trop d’ingérence de l’Etat… Précisons toutefois qu’ABInBev paie effectivement l’impôt sur les sociétés mais les dividendes dans les holdings qui détiennent une part de plus de 10% dans une société d’exploitation sur le long terme sont exonérés d’impôt.
Qui sont les familles ?
L’actionnariat familial d’AB InBev est très fragmenté et s’étale aujourd’hui sur sept générations. Il remonte au début des années 1900, quand deux “familles fondatrices”, de Mévius et de Spoelberch, ont uni leur destin en épousant les deux soeurs Elise et Amélie Willems, alors propriétaires de la brasserie de Louvain. En 1971, la famille Van Damme de Liège (Jupiler), est ensuite entrée dans le cénacle des maîtres de l’orge.
Le clan familial compte aujourd’hui pas moins de 200 descendants. La prise de décision du méga-brasseur est pour ainsi dire centralisée au sein du holding luxembourgeois Eugénie Patri Sébastien (EPS). Les familles contrôlent quelque 462 millions d’actions brassicoles, soit environ 23% des parts d’AB InBev, par l’entremise du holding grand-ducal. EPS est structuré en trois branches centrales. Chaque branche est représentée par trois administrateurs dans le holding luxembourgeois et un administrateur au conseil de direction d’AB InBev. Malgré cela, les rapports de force sont inégaux. Trois familles avec un nombre limité d’actionnaires détiennent environ deux tiers des titres du holding grand-ducal, à savoir les familles gravitant autour du “Belgo-Suisse le plus riche” Alexandre Van Damme et la famille de Spoelberch de Wespelaar.
Alexandre Van Damme pèse le plus lourd. L’administrateur de 58 ans et actionnaire majoritaire du groupe brassicole réside en Suisse, dans la banlieue de Genève, depuis l’été 2016. Il est l’homme fort de la branche Patri qui contrôle environ 38% d’EPS, soit près de 177 millions du groupe brassicole mondial, par le biais du holding luxembourgeois Patrinvest. Dans les années 1990, les Van Damme de Liège ont forgé une alliance avec la famille Van der Straten-Ponthoz, entrée dans l’actionnariat grâce au mariage avec un descendant de Mévius. Patrinvest a acquis un gros paquet d’actions du groupe brassicole ces dernières années. Alexandre Van Damme, grand supporter du RSC Anderlecht, siège au conseil d’administration d’AB InBev depuis 1992, un record.
Eugénie
La deuxième branche centrale est Eugénie, constituée principalement de la famille de Spoelberch du domaine de Wespelaar dans le Brabant flamand. La famille contrôle à elle seule près de 134 millions d’actions brassicoles (6,6% de la totalité). La famille de Spoelberch est un modèle de solidité. Dix rejetons, de la quatrième à la sixième génération, jouent régulièrement le rôle d’administrateurs dans leurs holdings. Le plus connu du grand public est le vicomte Philippe de Spoelberch (79 ans).
Son neveu Grégoire (54 ans) est administrateur du groupe brassicole depuis 2007. Le clan de Spoelberch est sans conteste le poids lourd de la branche Eugénie. Plusieurs descendants de la famille de Mévius en font également partie, mais celle-ci est particulièrement morcelée. Plutôt surprenant quand on sait que de Mévius est une des familles au départ de cette grande aventure dans les années 1900. Les “beaux mariages” avec toute une série de familles aristocratiques ont favorisé la dispersion familiale. Les barons de Namur n’ont jamais réussi à imposer un homme de poigne capable de rassembler toute leur progéniture sous une seule et même bannière. L’ancien administrateur Frédéric de Mévius (61 ans) briguait le rôle au début des années 1990, ce qui n’était pas du goût de tous les membres de la famille. Sa branche a fini par glisser aux mains du clan de Spoelberch de Wespelaar.
Sébastien
La plus grande partie de la famille de Mévius a donc rejoint la troisième branche centrale, Sébastien, le regrou- pement d’actionnaires le plus disparate. Rien d’étonnant à ce que ce patchwork n’ait jamais pu créer un holding d’investissement familial aussi important que ceux des Van Damme et de Spoelberch. Sébastien réunit des familles de noblesse apparentées par alliance, comme Cornet de Ways-Ruart, de Pret Roose de Calesberg, de Hemptinne ou d’autres ramifications du clan de Spoelberch. Philippe de Spoelberch et son oncle André, autrefois actifs dans la brasserie, s’entendaient comme chien et chat. Leurs différends n’ont jamais été aplanis, tant et si bien qu’André (1925-2017) s’est rallié à Sébastien. Le comte Paul Cornet de Ways-Ruart (52 ans), descendant de la cinquième génération, siège comme administrateur chez AB InBev et défend les intérêts de la branche Sébastien. Le plus jeune administrateur du holding Eugénie Patri Sébastien est Valentine de Pret (41 ans), fille de l’ancien administrateur du groupe brassicole Arnoud de Pret. Du haut de ses 77 ans, la comtesse Edwine van der Straten-Ponthoz en est la doyenne.
200 membres
Le nombre de descendants actuels des familles à l’origine du groupe.
4.815 EUROS
L’impôt payé par EPS, le holding qui contrôlerait AB InBev, sur un bénéfice net de 833 millions d’euros…
“La discrétion est pour nous la reine des vertus”
Les familles AB InBev ont un point commun : elles sont particulièrement discrètes et taiseuses. On attend toujours la première interview d’Alexandre Van Damme, le “Belge le plus riche”.
Sébastien Delloye (46 ans) est l’incarnation même de cette discrétion légendaire. Représentant de la quatrième génération, le fils de la baronne Magdeleine de Mévius (67 ans) a été nommé au printemps dernier administrateur du holding luxembourgeois, pour la branche Eugénie. Il succède à son oncle Frédéric de Mévius qui a défendu les intérêts familiaux pendant plusieurs décennies.
Célèbre producteur de films, Sébastien Delloye arrivera-t-il à se distinguer comme administrateur familial, défenseur des intérêts d’AB InBev? “Mes rapports avec l’entreprise AB InBev sont plutôt flous. Je n’ai donc pas grand-chose à dire”, déclarait Sébastien Delloye à Trends- Tendances en 2015. Recontacté fin août pour savoir si son point de vue avait changé depuis sa désignation, le producteur de films bruxellois a répondu : “Je viens d’une famille qui loue la discrétion comme la reine des vertus. Non, vraiment, je ne souhaite pas communiquer“.
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