Les conséquences psychologiques du télétravail: “Ce ne sera pas possible de retrouver tout le monde au bureau comme avant”

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Comment concevoir le travail de demain, une fois la crise du covid derrière nous? Et quel impact psychologique le télétravail aura-t-il sur les employés au long terme? Nous avons posé nos questions à Alexandre Heeren, professeur à l’Institut de recherche en sciences psychologiques de l’UCLouvain et chercheur qualifié FNRS.

Comment peut-on imaginer l’organisation du travail en entreprise post-covid?

Le télétravail ne va pas entièrement disparaître après la crise. Un changement sociétal pointe le bout de son nez. Au long cours, les employeurs devront se poser la question de l’aménagement du télétravail. On parle beaucoup de santé physique et mentale, mais on oublie souvent d’évoquer ce qu’on pourrait appeler la santé “digitale”.

Quel est le rôle de chacun pour assurer cette transition?

D’un point de vue psychologique, l’entreprise a une responsabilité pour maintenir ses employés à flot. Mais il y a aussi un rôle à jouer de la part des employés. Ceux-ci ont l’opportunité de témoigner et de donner des exemples à l’employeur sur ce qui ne fonctionne pas et sur ce qui fonctionne mieux. Une logique “bottom-up”, qui part de l’employé et qui doit aller vers l’employeur. Pour la première fois, il y a une occasion à saisir. On pourrait définir ça comme une sorte “d’employabilité participative”, à l’instar de la citoyenneté participative.

Peut-on constater un sentiment de dépression plus développé chez les télétravailleurs que lors du premier confinement?

Il n’y a pas encore beaucoup d’études concluantes sur le sujet. Je ne dirais pas qu’il y a un sentiment de dépression généralisé. Le problème est qu’il y a une hétérogénéité excessivement importante quant à la perception du télétravail en fonction des personnes, du contexte, etc. Il y a aussi beaucoup d’éléments “prédicteurs” qui vont définir si l’ajustement au télétravail sera une réussite ou non. Par exemple, si l’espace de vie est restreint, qu’il y a des tensions relationnelles avec le foyer ou qu’on habite seul, c’est compliqué.

Il y a une hétérogénéité excessivement importante quant à la perception du télétravail.

Tant que le télétravail généralisé ne se prolonge pas sur la longueur, on observera ces ressentiments différents dans la population. Il doit donc y avoir une personnalisation pour savoir comment on va adapter le télétravail à tout un chacun.

Chez certains travailleurs, on peut observer une perte de notion du temps durant le confinement. Comment l’expliquer?

On peut en effet observer ce sentiment. C’est ce qu’on pourrait considérer comme une sorte de “monotonie temporelle”. Ça peut s’expliquer par le manque d’une structure claire. Avant le covid, on remarquait déjà ce phénomène chez les indépendants qui travaillent chez eux et qui ont souvent le même type de journée. La semaine se confond avec le week-end. Avec le covid, ça se généralise chez bon nombre de travailleurs. Le fait de se lever le matin, prendre sa douche et faire le trajet vers le lieu de travail est déjà en soi une organisation du temps. C’est un découpage de la journée, avec des changements de décors. Quand on se lève et qu’on travaille chez soi, le changement de contraste est parfois totalement absent.

Comment y remédier ?

Ce changement, il faut l’introduire soi-même. On commence par s’habiller. On ne travaille pas en pyjama, même si c’est plus confortable. Il faut essayer de se lever à une heure correcte. Aller se doucher. Tout ça est important pour mettre en place un rythme, une structure. Faire en sorte, aussi, de garder des vraies pauses. Ça ne sert à rien de manger devant son ordinateur. Le Philosophie Magazine titrait récemment: “Mon déjeuner a le goût des mails.” C’est le problème qui se crée si on ne fait pas coupure ou de transition.

Le soir, les choses se compliquent aussi avec le couvre-feu. On n’a plus nos occupations habituelles de loisirs ou autre. C’est donc tentant pour certains de travailler en soirée et prendre de l’avance. Mais c’est une mauvaise idée. Il faut faire une activité qui n’a rien à voir avec le travail. Se ressourcer l’esprit et se désengager mentalement du travail. Cette coupure est très importante.

Comment expliquer le fait que certains télétravailleurs n’ont désormais plus envie de revenir au bureau?

Il y a plusieurs explications possibles. Avant, ces personnes n’avaient pas le choix, c’était établi. Maintenant, on se rend compte de plusieurs choses, comme les longs trajets, un malaise par rapport au travail en open-space, des convictions écologiques,… Cette envie de rester chez soi peut donc être expliquée par des facteur extrêmement différents. Il est difficile de faire des généralités à ce stade, car nous sommes encore en pleine crise. Après la crise, il y aura un nouveau modèle sociétal du travail à penser. C’est clair que ça ne va pas être possible de retrouver tout le monde au travail comme avant. Plein de gens ont goûté à cette flexibilité.

Beaucoup d’études prouvent que le télétravail permet aux personnes d’avoir un sentiment d’autonomie. Cet élément est crucial. Une fois que l’on y goûte, ça devient difficile de faire marche arrière. Ce qui va se passer, c’est que les employeurs vont devoir davantage responsabiliser les employés. Et leur dire par exemple: “Voici les tâches à faire pour la semaine prochaine, organise-toi comme tu le souhaites. Sur site, à domicile, peu importe.”

Beaucoup d’études prouvent que le télétravail permet aux personnes d’avoir un sentiment d’autonomie. Cet élément est crucial. Une fois que l’on y goûte, ça devient difficile de faire marche arrière.

On pourrait croire que l’employeur perde un peu de contrôle de cette façon. Mais on remarque que dans les faits, en moyenne, il y a une plus grande productivité et moins de démissions avec cette manière d’aborder le travail. Ça facilite l’adhérence de l’employé au sein de l’entreprise. Ce sont des choses qu’on oublie souvent. L’employeur pense souvent à tort que son entreprise tournera mieux en augmentant le contrôle. Mais pour le travailleur, psychologiquement, plus on lui impose des choses, plus il va se focaliser sur le manque de flexibilité. Cela conduit à des démissions et à une baisse de productivité.

Doit-on s’attendre à une vague de burn-out ?

Cela dépend des professions. Ceux pour qui le télétravail a été mal géré, on peut s’attendre à une vague de burn-out. Parce qu’à distance, ils n’auront pas un sentiment positif vis-à-vis de leur employeur et se sentiront écoeurés ou dégoûtés. Et vont peut-être se détacher et devenir cynique par rapport à leur travail. Mais pour ceux à qui on a donné de la flexibilité, on constatera tout à fait l’inverse.

Pour les personnes qui sont “forcées” d’aller sur leur lieu de travail contre leur volonté, c’est plus problématique et on risque d’avoir un taux de burn-out beaucoup plus élevé dans cette configuration-là.

Le télétravail est-il une des causes de l’augmentation du taux de suicide chez les travailleurs?

Le lien avec le télétravail n’est pas si clair que cela. Il y a beaucoup de raisons possibles. Car tout le monde n’est pas loti de la même manière pour le télétravail. Pour certains, ça va très vite devenir une situation insupportable, alors que d’autres vont très bien le vivre. Le problème avec le covid, c’est qu’on est dans une situation où il est quasiment impossible de s’échapper. En temps normal, quand ça va mal, on peut partir se changer les idées. Mais quand on n’a aucune échappatoire, il y a un risque de crise psychologique, qui peut mener à un risque de dépression sévère, à de l’anxiété, de l’alcoolisation, et une tentative de suicide. Mais ce n’est qu’un scénario parmi d’autres.

Y-a-t-il des travailleurs qui sont plus à risque que d’autres?

On constate, entre psychologues, que beaucoup d’indépendants sont au bout de rouleau. Chez les indépendants en surendettement personnel, les tentatives de suicide sont plus fréquentes, que ce soit à Bruxelles ou en Wallonie. Certains se sentent noyés, avec la corde autour du cou, car ils sont coincés, sans entrevoir d’avenir positif.

Le personnel enseignant est particulièrement exposé au burn-out en ce moment.

Une catégorie qui est particulièrement sensible au burn-out, pour l’instant, et aux conséquences psychologiques du réajustement du travail, c’est le personnel enseignant. On l’oublie souvent, mais ils sont soumis depuis le début de l’année à une pression importante. Entre scientifiques, on constate qu’il y a un nombre importants d’enseignants qui sont dans une situation psychologique dramatique. Et sans surprise, le personnel soignant qui est épuisé et en sous-effectif.

A-t-on assez parlé dans les médias de l’impact psychologique du confinement sur les travailleurs, outre l’impact économique ?

On l’a quand même évoqué. Des rapports d’expertise et études ont été menés. Nous avons été sollicités pour émettre des suggestions au comité de concertation. Il y a maintenant un groupe d’experts covid pour la santé psychologique. Donc, beaucoup d’initiatives ont été développées. C’est vrai qu’au début, on en parlait moins dans la presse. Mais les politiciens veulent tout faire sauf stresser la population. S’ils devaient insister sur les conséquences néfastes niveau psy lors des conférences de presse, je pense que ça aurait fait plus de mal que de bien. L’annonce du nombre de cas et ce genre d’actualité ont pris le dessus sur l’aspect psychologique. Mais maintenant qu’on est dans la durée, on va commencer à vraiment se rendre compte de celles-ci.

Une fois le retour à la normale, doit-on s’attendre à des changements relationnels entre collègues?

Dans le futur, il y aura peut-être moins d’interactions fortes sur le site du travail.

Aucun élément scientifique ne permet d’y répondre maintenant. Je pense que certains personnes seront contentes de retrouver leurs collègues. Certains seront peut-être un peu perdus, comme après un retour de vacances, mais avec un sentiement amplifié.

Après avoir pris goût à l’autonomie, aux échanges en ligne rapides, il y aura peut-être moins d’interactions fortes sur le site du travail. Par le passé, il y a déjà eu beaucoup d’études sur les conséquences du télétravail. Mais la question était étudiée en prenant en compte un ou deux jours de télétravail par semaine. Pas lors d’une période si prolongée. La crise du covid sera un moyen d’y répondre.

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