Le patron de TotalEnergies “ne voit pas les politiques pour réduire la demande de pétrole”
Pour le patron de la major énergétique française, la réduction de 30% de la demande de pétrole d’ici 2030 voulue notamment par l’Agence internationale de l’énergie sera difficile à tenir, alors que la demande continue d’augmenter.
Porté par le prix du pétrole qui a grimpé de plus de 70% par rapport au troisième trimestre 2020 et par celui du gaz qui a été multiplié par deux et demi, le géant français TotalEnergies affiche un résultat de 4,8 milliards de dollars au troisième trimestre. Près de six fois plus qu’un an auparavant. Alors que la Cop26 débutait, nous avons rencontré son président-directeur général, Patrick Pouyanné, avec d’autres journalistes de l’AJEF, l’association hexagonale des journalistes économiques et financiers.
Profil
- Né le 24 juin 1963
- 1989-1996: diplômé de l’Ecole polytechnique et ingénieur du Corps des mines, il occupe différentes fonctions au ministère français de l’Industrie et dans des cabinets ministériels
- 1997: il rejoint Total au sein de la branche exploration-production
- 2012: il est nommé directeur général raffinage-chimie et membre du comité exécutif du groupe
- 2014: le 22 octobre, le conseil d’administration le nomme directeur général de Total et président du comité exécutif. C’est lui que les administrateurs ont choisi pour succéder à Christophe de Margerie, décédé tragiquement dans un accident d’avion deux jours auparavant
- 2015: il est nommé président du conseil d’administration de Total et directeur général
TRENDS-TENDANCES. Ces résultats doivent vous réjouir?
PATRICK POUYANNE. Les résultats suivent les prix. Depuis 2015, les marchés de l’énergie sont très volatils. Et face à cela, la seule adaptation qu’une entreprise comme la nôtre puisse faire est d’adapter ses coûts. Nous avons passé notre temps à baisser nos dépenses l’année dernière, d’autant que face au covid et aux incertitudes, les entreprises ont eu une attitude assez protectrice. Et donc, quand les prix remontent, nous sommes dans la meilleure situation. La caractéristique de TotalEnergies est qu’en plus de tirer parti de la hausse du prix du pétrole, nous bénéficions aussi de celle du gaz naturel puisque que nous avons construit depuis 2016 le deuxième portefeuille mondial de gaz naturel liquéfié (GNL). Mais cela ne remet pas en cause notre stratégie depuis 2017 et 2018: ne plus reposer sur la croissance des produits pétroliers.
Plus nous avons de renouvelable, plus nous dépendons d’éléments que nous ne contrôlons pas.
Comment se traduit-elle, cette nouvelle stratégie?
C’est un profond changement. Cette entreprise a été créée il y a plus de 100 ans pour produire et vendre de plus en plus de produits pétroliers. Mais en mai de cette année, nous avons prévenu nos actionnaires que nous atteindrions d’ici 2030 le pic de la production de pétrole de notre histoire. Elle déclinera ensuite. Nous avons également dit que cette entreprise devenait une entreprise de gaz et d’énergies renouvelables, les deux seuls secteurs dans lesquels nous allons investir pour croître. Le montant total de nos investissements (entre 13 et 15 milliards de dollars) est partagé en deux. Une moitié sert à maintenir les raffineries et les champs pétroliers opérationnels. L’autre moitié se partage équitablement entre l’électricité renouvelable (nous y investissons 3 milliards) et la famille des gaz (GNL, hydrogène, etc.). Et il faut ajouter le financement par l’endettement. Ainsi, lorsque nous disons que nous mettons 3 milliards dans le renouvelable, il faudrait plutôt parler de 7 milliards par an.
La recherche et développement du groupe a d’ailleurs basculé en l’espace de trois ou quatre ans. Elle était à 75% sur les pétroles et les hydrocarbures et 25% sur les nouvelles énergies. Elle sera l’an prochain à 35-40% pétrole et 60-65% sur les nouvelles énergies.
Vous avez un objectif de 100 gigawatts en renouvelable d’ici 2030. Comment comptez-vous y arriver?
Nous sommes déjà à 10 gigawatts. Nous en créerons 5 de plus cette année et 6 l’année prochaine. Sur le fond, je n’ai aucun doute: nous allons réaliser nos 100 gigawatts.
En partie en achetant des producteurs?
Nous n’achèterons pas d’entreprises qui ont déjà développé des énergies renouvelables et sont déjà actives en production car elles coûtent extrêmement cher. Sur les actifs verts, c’est actuellement la folie: il n’y en a pas assez pour contenter tous les gestionnaires de fonds qui veulent être neutres en carbone. Par contre, nous pouvons être actifs sur une autre partie du marché, celle des petits développeurs, en amont de la chaîne. Ceux-ci possèdent des terrains et des connexions vers les lignes électriques. Ils ont l’espace, mais ils n’ont pas nécessairement les moyens financiers de construire. Nous ne nous interdisons donc pas de racheter ces acteurs afin de développer notre portefeuille, en parallèle à ce que réalisent nos propres équipes qui sont présentes aujourd’hui dans 50 pays.
Le défi n’est pas financier. Il est plutôt de trouver les terrains. On voit apparaître un conflit entre l’artificialisation des sols, les besoins de l’agriculture et ceux du renouvelable. En Europe, on parle d’arriver à 40% d’énergie renouvelable en 2030. Or, et c’est un problème que l’on sous-estime, nous n’avons pas de surfaces gigantesques. Il faut pourtant avoir un chiffre en tête: pour une capacité de 1 gigawatt solaire (ce qui n’est pas beaucoup, de quoi fournir 200.000 personnes), il faut couvrir une surface de 5 km sur 5 km. Pour l’éolien, c’est davantage. Les Etats européens doivent planifier l’usage du sol.
Comment expliquer la fièvre actuelle des prix du gaz?
Tout est parti de la Chine, où la demande a crû de près de 35% entre 2019 et 2021. Tout le gaz naturel liquéfié américain y a donc été envoyé parce que le pays était prêt à payer cher. Cette hausse d’un tiers de la demande chinoise est due en partie à la transition énergétique: la Chine passe du charbon au gaz. Mais il y a aussi, à mon sens, une mauvaise gestion par les Chinois de leur système électrique. Ils ont banni les importations de charbon australien, de bien meilleure qualité que le leur ( l’Australie avait pris position en faveur des Ouïghours, Ndlr). Mais le système charbonnier local n’a pas suivi. Au même moment, la Chine a vécu une sécheresse, ce qui a fait chuter sa production hydroélectrique. Le pays a donc fait énormément appel au gaz. Après l’hiver et pour autant que les Chinois régulent mieux leur système électrique – et je crois qu’ils le feront parce qu’ils sont en train de payer très cher -, nous devrions revenir à des niveaux de prix du gaz plus bas.
Il ne faudrait pas faire sur l’hydrogène ce que l’on a fait sur les bioplastiques: beaucoup d’articles dans la presse, mais pas grand-chose sur le terrain.
Il y aurait des mesures à prendre pour stabiliser le marché?
Quand vous voulez un marché libéralisé comme en Europe, que vous êtes importateur et que vous n’avez pas de stockage suffisant pour réguler les prix, c’est compliqué. Il y a une autre difficulté: on n’ajoute pas des usines de gaz naturel liquéfié en claquant des doigts. Il faut cinq ans pour les construire. Or, peu entreront en production en 2022 et 2023. Il y en a pas mal, en revanche, à partir de 2024. Il y a toutefois une mesure assez simple à prendre sur le marché européen: il faut créer des obligations de stockage. Mais ce qui se passe est assez extraordinaire.
Pourquoi?
Nous n’avions pas envisagé que les stocks en Europe seraient si bas cet été, en raison en partie de phénomènes à nouveau conjoncturels. Il a fait très froid au Texas en février, et les puits de gaz ont gelé, ce qui a empêché un moment l’exportation de gaz américain. Puis cet été, il y a eu un manque de vent en Allemagne et au Royaume-Uni. Nous avons donc produit moins d’énergies renouvelables. Là, on touche la question de la transition: plus nous avons de renouvelable, plus nous dépendons d’éléments que nous ne contrôlons pas.
C’est ce qui rend la transition énergétique si difficile?
La période actuelle traduit bien cette difficulté. Aujourd’hui, l’énergie est encore fossile à 80%. Le monde fonctionne au fossile, avec une demande qui continue de croître, parce que les pays émergents se développent. Nous avons donc un système A, fossile. Et nous voulons un système B, non fossile. Et honnêtement, passer d’un système à l’autre est un “truc de fou”. Nous ne pouvons pas passer de A à B tant que nous n’avons pas construit B. La vraie difficulté à laquelle nous faisons face est celle-là, sans compter qu’il existe un courant d’opinion assez fort qui voudrait détruire dès à présent ce système A, qui nous fait fonctionner aujourd’hui. Pendant des siècles, l’humanité a cherché une énergie de plus en plus dense: le pétrole, l’atome… Nous repartons maintenant en arrière: il faut investir beaucoup plus pour atteindre la même puissance. Cela signifie investir des sommes énormes dans un système d’énergie décarbonée. L’Agence internationale de l’énergie parle de 5.000 milliards de dollars d’ici 2030.
Où en sommes-nous aujourd’hui?
En 2014-2015, le monde investissait dans les énergies fossiles environ 700 milliards de dollars par an. Cette année, c’est 350 milliards. La baisse est donc extrêmement forte. Beaucoup de gens ont du mal à intégrer dans leur raisonnement qu’un champ pétrolier ou un champ de gaz perd de sa capacité au fur et à mesure de son exploitation, parce que la pression baisse et qu’il produit moins. On parle d’une baisse de production de 3 à 4% par an. En d’autres termes, si vous produisez aujourd’hui 100 millions de barils par jour et que vous n’investissez pas dans de nouveaux champs, vous ne produirez plus que 70 millions en 2030. Et si vous ne prenez pas les mesures pour que la demande baisse en parallèle, les prix sont envoyés au ciel. Sortir des énergies fossiles n’est possible que si l’on met en place de véritables politiques de réglementation pour faire baisser la demande.
Quelles pourraient être ces politiques?
Pour l’instant, je ne les vois pas. Je ne vois ni la technologie ni la politique qui pourraient faire baisser la demande de pétrole ces prochaines années. Résultat, pour l’instant, elle monte. Il se trouve que voici quelques jours, nous avons invité Fatih Birol, le président de l’Agence internationale de l’énergie, à notre conseil d’administration. Il a fait le même exercice que nous et a tenté de répondre à la question suivante: si nous voulons être “net zéro” en 2050, quelle quantité de pétrole pourrons-nous encore produire cette année-là? Il a estimé la production à 24 millions de barils par jour, et nous à 26. Nous sommes donc d’accord. Mais comment descendre à ce niveau? Les scientifiques du climat nous disent qu’il est très important de baisser dans les prochaines années. Or, l’offre de pétrole en 2030 devrait être de 70-75 millions de barils par jour. Nous avons demandé à Fatih Birol: cette politique pour réduire la consommation, montrez-la nous. Il a répondu qu’il faudrait que 60% des 2 milliards d’automobiles existant dans le monde soient électriques en 2030. Cela risque d’être compliqué! Attention, nous y arriverons un jour, j’en suis totalement convaincu. Nous n’avons aucun intérêt à jouer contre le marché, et à avoir une suroffre de pétrole dans un marché en baisse. Et notre changement de stratégie repose largement sur la technologie des véhicules électriques. Mais nous ne voyons pas la politique qui permet de faire baisser la demande de 30% d’ici 2030. Dans nos scénarios, c’est plutôt 2035-2040.
En Europe, on parle beaucoup de l’hydrogène comme panacée à nos problèmes. Mais quelle est sa place dans le mix énergétique?
Il ne faudrait pas faire sur l’hydrogène ce que l’on a fait sur les bioplastiques: beaucoup d’articles dans la presse, mais pas grand-chose sur le terrain. Aujourd’hui, quand on parle de la demande d’hydrogène, il n’y en a pas beaucoup. Nous devons être absolument présents en ce domaine pour bien comprendre comment cela se passe. Mais la question est: avec quelle intensité? Car je ne vois pas encore clairement à quel rythme ce marché va se développer. L’hydrogène est sans doute un vecteur énergétique intéressant. Il est dense, mais c’est aujourd’hui un petit marché et il est cher à produire. L’hydrogène vert coûte dix fois le prix du gaz. La seule manière d’abaisser son coût est de faire de gros volumes.
Si on veut nous rendre responsables du changement climatique, on aura un peu de mal. Ce sont les Etats, les responsables.
Une fois encore, les pouvoirs publics ont un rôle essentiel pour créer cette demande. A nos yeux, il y a deux façons de faire. L’une – que les pouvoirs publics ne veulent pas emprunter, et je ne sais pas pourquoi… – serait l’obligation d’injecter une part d’hydrogène dans les réseaux de gaz. Vous créez une offre, comme pour les biocarburants. Sinon, il faut créer une autre demande, et la seule qui pourrait naître est celle des camions longue distance. Cela suppose des règles, comme pour les véhicules électriques. Et ce type de véhicules coûte beaucoup plus cher. Mais je me souviens quand j’étais jeune PDG et que l’on parlait des projets d’Elon Musk, beaucoup disaient: ça ne marchera pas. Je retiens donc que la capacité d’innovation et de disruption est là.
Ces dernières semaines, une polémique est née en France. Certains ont dit que pendant 50 ans, Total aurait caché les effets du CO2 sur le climat.
Tout ce que je peux vous dire c’est que depuis que je gère cette entreprise, nous ne sommes pas climatosceptiques. Ces 20 dernières années, nous avons toujours dit que nous étions pour les accords de Paris. J’ai signé des tribunes en ce sens. Il a pu y avoir des erreurs dans le passé mais, honnêtement, nous n’en savions pas plus que les autres. En revanche, si on veut nous rendre responsables du changement climatique, on aura un peu de mal. Les activités énergétiques sont extrêmement réglementées. Ce sont les Etats, les responsables. Je ne peux pas produire de l’énergie sans de nombreuses autorisations.
J’aimerais bien que l’on demande aux Etats ce que l’on demande à notre entreprise. On nous demande de réduire nos émissions non seulement de scope 1 et 2 (les émissions directes, par exemple le chauffage, et indirectes, comme celles liées à l’électricité consommée dans le processus de production) mais aussi les émissions de nos clients et de toute la chaîne – ce que l’on appelle le scope 3. Vous êtes-vous demandé selon quel périmètre l’Europe a fixé son objectif de “net zéro”? Il n’est pas en scope 3. Il ne reprend pas les émissions importées. Or, d’où viennent les produits que nous vendons en Europe? De Chine. Il y a un scénario, catastrophique à mes yeux mais pas impossible, qui consisterait à poursuivre ce que nous faisons depuis 25 ans: envoyer les systèmes manufacturiers en Asie et se plaindre qu’ils émettent du CO2. Il faut arrêter de donner des leçons à la planète. C’est bien d’être exigeant, mais allons alors jusqu’au bout. Occupons-nous du scope 3 de l’Europe. Cela veut dire investir au Vietnam, en Inde, en Chine pour aider ces pays à décarboner.
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